È quello che ti meriti/ Tu l'as bien mérité, de Barbara Frandino

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

È quello che ti meriti / Tu l'as bien mérité, premier et court roman de la journaliste et scénariste Barbara Frandino paru en Italie en 2020, vient de sortir chez Les Argonautes, assez bien servi (1) par la traduction de Laura Brignon.

Mettant en scène la crise révélatrice d'un mariage qui ne fonctionne plus en donnant voix à une femme soudain poussée à l'introspection et retrouvant sa lucidité, c'est un roman cruel sondant les faiblesses humaines dont aucun des deux protagonistes ne suscite vraiment la sympathie, ni même la compassion. Braquant la lumière crue d'un projecteur sur les failles et les blessures de son héroïne narratrice, l'auteure y éclaire avec précision et finesse les émotions et les pensées d'une femme trahie en se situant dans un univers essentiellement féminin (2) sans chercher pour autant à en tirer des revendications féministes, contrairement à ce que fit par exemple Alice Rivaz dans La paix des ruches (3).

 

1) Je formulerais une petite réserve sur la traduction qui, si elle restitue bien l'écriture chirurgicale de Barbara Frandino, a parfois tendance à enjoliver la simplicité quotidienne du récit de l'héroïne en évitant ces répétitions du verbe dire (insistant pourtant sur le fait qu'elle est sous emprise : «dice che, ha detto che...»/ "elle dit que, elle a dit que..."), ou en adoptant des tournures certes concises mais plus recherchées

2) Mis à part le cardiologue ayant sauvé le mari de l'héroïne, les personnages secondaires sont essentiellement des femmes, certains comme Lucia (sa sœur) ou Aneeta (la femme dont elle rédige le livre) ayant une importance notable. (Et le livre est dédié aux amies de l'auteure car il contient "un morceau de chacune d'elles")

3) Dont la narratrice raconte avec virulence les frustrations et les désillusions quotidiennes de sa vie de couple avec un mari qui s'est révélé autre et qu'elle n'aime plus 

 

 

Claudia, la quarantaine, est une femme réservée au passé familial difficile qui a réjoui sa mère en réussissant un beau mariage avec Antonio, célèbre présentateur de télévision. De manière un peu convenue (4), elle vit plutôt dans l'ombre de son mari, et sa profession d'écrivaine fantôme ne fait que renforcer son invisibilité.

Alors qu'elle croyait vivre un mariage heureux, Antonio lui a brusquement annoncé six mois auparavant qu'il avait mise enceinte sa maîtresse Anna sans que cela doive changer leur vie commune : un choc dont elle ne se remet pas. Et voilà que, victime d'un infarctus, il tombe d'une échelle en s'occupant du vieux grenadier malade du jardin, se retrouvant à l'hôpital très diminué car son épouse a un peu tardé à appeler les secours.

Tous deux ont changé et malgré ce double traumatisme entraînant chez Claudia retour sur son passé et auto-analyse, cette dernière, tout en étant incapable de pardonner, s'acharne de manière insensée à continuer la vie conjugale en tentant de  recoller les morceaux ...

 

Le bonheur matrimonial n'est pas matière romanesque et nombreux sont les romans auscultant de manière variée les mariages malheureux et les trahisons. Mais bien que  le sujet ne soit pas novateur, l'auteure lui donne un éclairage intéressant en s'attachant surtout à cette irrationnelle et assez courante obstination des individus à s'accrocher à une relation ne leur procurant plus que de la souffrance.

Et si un sujet beaucoup exploré et une intrigue très ténue ne sont pas propices à engendrer un grand roman, È quello che ti meriti / Tu l'as bien mérité s'impose néanmoins par l'expertise narrative et l'acuité du regard et de l'écriture de son auteure. Celle-ci ne cache pas d'ailleurs que l'intrigue importe bien moins pour elle que la manière de la raconter (5).

 

4) Même si cela correspond à une réalité majoritaire dans les générations précédentes et dans les pays patriarcaux (et sans doute plus encore en Italie qu'en France)

5) Cf l'interview de l'auteure : "Un caffè con Barbara Frandino : scrittrice e giornalista" : ici  

 

 

Tout comme dans Laci (Einaudi, 2014)/ Les liens (Fayard, 2019) de Domenico Starnone, nous mesurons la douleur et à la colère d'une femme qui voit son univers s'écrouler et est confrontée à l'amertume de l'échec. Car elle réalise soudain qu'elle a bâti sa vie sur un mirage, et est moins trahie finalement par son mari que par l'image fausse qu'elle s'était construite de lui et de leur couple. Ayant élaboré un "système d'autodéfense", elle est en effet longtemps restée dans l'aveuglement et le déni, refoulant nombre de signes, de petites humiliations. Reproduisant le schéma maternel, elle a ainsi préféré se raconter une belle histoire dans une sorte de réflexe identitaire de survie, car elle a construit toute sa vie sur ce mariage : «Avrei attribuito un senso alla mia vita e quel senso avrebbe originato azioni, edificato un mondo. Che sono io, privata di quel mondo ?» (p.106)/ "J'avais donné un sens à ma vie et ce sens avait été à l'origine d'actions, de la construction d'un monde. Que suis-je, privée de ce monde ?" (p.164).

 

Cette vie est soudain plongée dans le chaos, et l'auteure souligne la complexité des émotions et les agissements contradictoires d'une femme qui s'agrippe aux aspects dérisoires de son quotidien en guise de dérivatif. Une femme doutant d'elle-même et sollicitant sans cesse l'opinion et les conseils de sa sœur Lucia comme d'Aneeta, la personne dont elle est en train d'écrire le livre.

Mais, l'incipit de la première partie nous l'annonce d'emblée (6), il sera difficile pour Claudia de quitter son mari, seule solution pourtant raisonnable. Elle a beau affronter peu à peu la réalité, elle ne peut en effet  surmonter ce décalage entre son esprit et son corps : «Le rispondo che la testa mi dice constamente di andare, ma il corpo non si muove.» (p.100)/ "Je lui réponds que ma tête n'arrête pas de me dire de partir, mais que mon corps ne bouge pas." (p.154).

Sans doute la peur du regard des autres (dont elle semble très préoccupée) et celle de l'inconnu sont-elle plus fortes que les humiliations subies. D'où un compromis malsain laissant libre cours au ressentiment et à la férocité des petites vengeances, l'amour se transformant alors en haine.

 

Si cette héroïne auparavant soumise prend sans conteste de l'assurance et finit par sortir de son immobilité en osant peu à peu décider, prenant ainsi sa revanche sur son compagnon, ses décisions vengeresses sont plutôt pathétiques et ne la rendent pas plus heureuse. Certes, "toutes les histoires d'amour sont irréversibles, jusqu'à ce qu'on décide qu'elles sont finies", mais on ne répare jamais vraiment des fractures de cette ampleur dans un couple, le pardon semblant impossible - surtout quand aucun remord n'est clairement exprimé.

 

6) «C'è uno scarto di tempo tra la testa che dice di correre e le gambe che obbediscono al comando.»/ "Il y a un décalage entre le moment où le cerveau ordonne de courir et celui où les jambes obéissent."

 

 

È quello che ti meriti/ Tu l'as bien mérité  est un roman intimiste rapide se déroulant sur quelques mois (7) mais s'élargissant à toute une vie que Barbara Frandino amarre tout d'abord avec malice à deux symboles.

Son intrigue s'ouvre et se clôt en effet sur un vieil arbre malade : un grenadier, ce qui n'a rien d'anodin car la grenade est un symbole d'éternité renvoyant aux liens du mariage. Et si le cœur de son héroïne a été blessé par la trahison de son mari à jamais rappelée par cet enfant, c'est une crise cardiaque qui, dans un juste retour des choses, fera chuter Antonio. Un héros se retrouvant du fait du retard des secours avec un cœur en partie nécrosé, pétrifié, ce qui fait rire Lucia pour qui "le cœur d'Antonio a toujours été de pierre".

 

Un prologue illustrant sa fuite et soulignant très habilement ses contradictions (8) zoome tout d'abord sur Claudia qui s'est réfugiée dans un bar "comme si de rien n'était", retardant le moment d'affronter son mari à l'hôpital, jusqu'à ce qu'elle courre brusquement à son chevet. Et les trois parties structurant le récit suivent les différentes phases psychiques par lesquelles elle passe : panique pour la première, indétermination pour la seconde où elle essaie tant de réparer son mariage que de vivre seule, et enfin choix décisif dans la dernière.

 

Barbara Frandino observe avec acuité, décrivant les sentiments et les émotions au scalpel comme les objets et les gestes avec une grande précision de détails, et elle juxtapose souvent les phrases en laissant le lecteur faire les liens.

Pour traduire le chaos émotionnel dans lequel se trouve son héroïne, elle a opté pour une narration elliptique heurtée et fragmentée en nombreux chapitres et paragraphes, privilégiant ce flux de conscience cher à Virginia Woolf. Remémorations surgissant intempestivement au gré d'associations, pensées divagantes ou rêves parasitent ainsi sans cesse le fil du récit. Et peu à peu ces morceaux arrachés aux années de mariage de Claudia et à celles les ayant précédées s'assemblent, reconstituant le puzzle de sa vie.

Très attentive à la puissance visuelle de la mise en page, l'auteure recourt aussi à de multiples espaces blancs (9). Des blancs matérialisant les silences d'une héroïne peu sûre d'elle et craignant de paraître ridicule et ses évitements pour ne pas affronter les problèmes, qui permettent aussi au lecteur de se centrer sur ces émotions qui la submergent et l'asphyxient, sa grande souffrance semblant effacer pour elle le monde extérieur.

 

La narration se fait du point de vue de Claudia mais laisse aussi entrer d'autres voix. L'auteure fait légèrement respirer son récit dans les dialogues (10) et montre surtout l'emprise sur l'héroïne de certaines opinions rapportées au style indirect - notamment au travers d'une récurrence de «dice che» ("elle dit que") -, donnant ainsi une grande importance aux paroles de sa sœur Lucia et d'Aneeta et dans une moindre mesure de sa mère. D'ailleurs quand Claudia se décide vraiment à choisir sa vie dans la courte troisième partie s'ouvrant sur l'avenir, ces voix féminines intrusives s'effacent, et une allusion à ce que dirait Lucia marque l'émancipation de Claudia par le passage au mode conditionnel (11).

 

7) Six mois puisque l'accident a lieu une semaine après la naissance de l'enfant d'Anna et que le roman se termine peu après la visite de cette dernière avec son fils de six mois, même si l'histoire de la crise de ce mariage commence avec la révélation de la trahison d'Antonio six mois auparavant

8) De petits détails comme le fait de commander un café brûlant et d'attendre qu'il refroidisse pour le boire ou d'allumer et d'éteindre son téléphone (ce dernier détail étant malheureusement effacé par la traduction - cf extrait en fin d'article) s'ajoutent ainsi au fait de s'attarder délibérément pour ensuite se précipiter

9) Si dans les deux éditions des espaces blancs zèbrent sans cesse le texte, l'éditeur français, restant dans l'esprit de l'auteure, a rajouté une page blanche pour séparer les chapitres

10) Dialogues présentés avec un simple retour à la ligne avec retrait dans la version italienne ce qui n'aère pas trop ce récit oppressant. Et je n'ai pas compris l'ajout d'un tiret dans la version française me semblant aller à l'encontre de l'intention de l'auteure

11) «direbbe Lucia. Dovrebbe urlare ...» / "dirait Lucia. Elle devrait crier ..."

 

 

L'auteure use également de motifs signifiants. Outre celui du téléphone portable, reflet de nos secrets et de nos angoisses, ou du café (on est en Italie) résumant tous ces rituels répétitifs et dérivatifs (12), celui de la respiration - symbole de vie - accompagne tout le récit de cette héroïne semblant suffoquer : bruit rassurant des respirateurs du département des soins intensifs, héroïne se mettant à fumer car cela lui rappelle qu'elle doit respirer, métier de Lucia (professeur de yoga) et cours de méditation fondé sur la respiration permettant difficilement à Claudia de reprendre le contrôle de sa vie...

 

Et elle ménage une intéressante mise en abyme de l'histoire de son héroïne au travers du livre "sur les mariages qui ne fonctionnent pas" que veut écrire Aneeta. Cette nouvelle autrice ayant pour métier "d'apprendre aux gens à transformer leurs limites en atouts", et à qui Claudia confie étrangement sa vie intime, apparaît même comme une sorte de caution la dédouanant de sa responsabilité. Aneeta dit en effet que nos choix sont illusoires et qu'ils sont déterminés par notre enfance : «Dice che ci illudiamo di scegliere. In realtà, quello che riusciamo a fare – scegliersi un uomo, un capo, un lavoro, un abito – è già scritto nella nostra carne (...) ha detto che ogni trascurabile gesto è il risultato delle emozioni che abbiamo vissuto da bambini.» (p.30)/ "nous avons l'illusion de choisir, dit-elle. Mais en réalité, le choix que nous faisons – qu'il s'agisse d'un homme, d'un travail, d'un vêtement - est déjà inscrit dans notre chair (…) elle m'a expliqué que nos gestes, jusqu'aux plus insignifiants d'entre eux, résultent d'émotions provenant de notre enfance." (p. 48).

Pourtant Lucia qui, comme Claudia, n'a pas eu une enfance heureuse avec un père souvent absent et indifférent et une mère résignée, a échappé au déterminisme, faisant preuve de plus de sagesse que sa sœur.

 

Barbara Frandino a enfin l'habileté de laisser le lecteur libre d'interpréter cette histoire. Le choix final de Claudia peut se comprendre au premier degré ou s'ouvrir à une compréhension symbolique opposée. Quant au titre, il est délibérément ambigu (13) et, même si son ambivalence s'éclaire au cours du récit, il peut s'élargir à une autre interprétation : on a la vie qu'on mérite, résultant pour une bonne part de nos choix.

Et finalement, plus encore qu'un roman sur un mariage malheureux, È quello che ti meriti/ Tu l'as bien mérité  s'avère à mon sens un roman sur le choix de nos vies, sur notre responsabilité.

 

12) «Sono andata verso la cuccina a preparare un caffè, giusto per non essere costretta a guardarlo mentre mi feriva.» (p.32)/ "Je suis allée dans la cuisine préparer un café, juste pour ne pas être obligée de le regarder pendant qu'il portait son coup." (p.52)

13) On ne sait qui parle ni à qui s'adressent ces paroles, ni même à quoi elles font allusion

 

 

 

 

 

 

 

 

È quello che ti meriti, Barbara Frandino, Einaudi , 2020, 148 p.

 

 

 

 

 

 

 

 

Tu l'as bien mérité, traduit de l'italien par Laura Brignon, Les Argonautes, 7 avril 2023, 222 p.

 

 

A propos de l'auteure :

Née en 1965, Barbara Frandino est journaliste, scénariste, productrice et autrice de documentaires et d’émissions de radio. Elle est également l'auteure de plusieurs recueils de nouvelles et de livres pour enfants. Son premier roman È quello che ti meriti  a été finaliste du prix John Fante pour le meilleur premier roman en 2021.

 

EXTRAIT BILINGUE

p.3

 Sono lí, come se niente fosse, seduta con le spalle alla vetrina, perché mi piace che la luce trovi l'ostacolo del mio corpo e arrivi sulla collazione, di taglio.

Mangio un croissant e aspetto che il capuccino, che avevo chiesto bollente, diventi tiepido.

Sfoglio il giornale, soffermandomi sulle foto. Sul bordo della prima pagina scrivo un elenco di cose da fare : un appuntamento di lavoro, comprare i biscotti, incontrare mia madre, e altre banalità. Il piacere di cancellare le cose fatte, a fine giornata, mi fa credere di non avere sprecato il mio tempo. Quando ho completato la lista strappo la pagina, la piego e la metto in tasca.

Il telefono è sul tavolo, lo tengo d'occhio, lo accendo e lo spengo. Il bar è rumoroso e potrei aver perso una chiamata o un messaggio, controllo il volume della suoneria. Chiamo il cameriere e ordino ancora un caffè.
La sedia, però, è scomoda. La schiena mi fa male, le spalle sono rigide. Provo a cambiare posizione, ma non trovo sollievo. Un'impazienza improvvisa m'impedisce di restare seduta. Rovisto nella tasca interna della borsa, raccolgo la moneta che trovo e, senza guardarla, la lascio sul tavolo. Mi alzo di scatto e me ne vado : la molla cigola sul cardine mentre spingo la porta che mi si richiude alle spalle con un rumore fragoroso.


 

Poi comincio a correre.


  

p.9/10

Je suis là, comme si de rien n'était, assise dos à la vitrine, car j'aime que la lumière se heurte à l'obstacle de mon corps et tombe, oblique, sur le petit déjeuner.

Je mange un croissant en attendant que tiédisse le cappuccino que j'ai demandé brûlant.

Je feuillette le journal, m'attarde sur les photos. En marge de la une, j'écris une liste de choses à faire : un rendez-vous de travail, acheter des biscuits, voir ma mère et autres banalités. Le plaisir de barrer les tâches accomplies à la fin de la journée me donne l'impression de ne pas avoir gaspillé mon temps. Une fois ma liste achevée, je déchire la page, la plie et la mets dans ma poche.

Mon téléphone est sur la table, je le garde à l'oeil, le consulte en permanence. Le bar est bruyant, un appel ou un message pourrait m'avoir échappé, je vérifie le volume de la sonnerie. Je hèle le serveur et commande un autre café.

Cependant la chaise est inconfortable. J'ai mal au dos, mes épaules sont raides. J'essaie de changer de position, mais ça ne me soulage pas. Une impatience soudaine m'empêche de rester assise. Je fouille dans la poche intérieure de mon sac et y trouve une pièce que je pose sur la table, sans la regarder. Je me lève d'un bond et m'en vais : le ressort des gonds grince quand je pousse la porte qui claque derrière moi.


 

Puis je commence à courir.

 

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