"Le principe", de Jérôme Ferrari
Certains attendaient sans doute ce dernier roman de Jérôme Ferrari comme on attend un roman "post-Goncourt" : impatients de savoir si l'auteur – qui avoua lui-même avoir le sentiment que son Sermon sur la chute de Rome achevait un cycle - saurait se renouveler, et avec bien sûr une exigence renforcée. Si on peut penser qu'un véritable écrivain écrit toujours le même livre s'ancrant en profondeur dans un univers propre, il ne l'écrit pas pour autant toujours de la même manière; et les romans de cet auteur sont tous différents, chaque histoire en déterminant la forme qui est partie intégrante de son sens, le septième ne faisant pas exception à la règle. Quant au style "ferrarien", reconnaissable entre tous comme le grain d'une voix pour l'amateur d'art lyrique, il connaît toujours des variations de rythmes et de tonalités d'un livre à l'autre et/ou au sein d'un même roman.
Le principe s'articule autour de la figure complexe d'un des fondateurs de la mécanique quantique, le physicien allemand Werner Heisenberg (1) qui énonça en 1927 ce "principe d'incertitude" révolutionnant la physique classique en balayant ses «connaissances les mieux assurées», et qui poursuivit son enseignement et ses recherches sur l'atome au sein du IIIème Reich, semblant même se mettre au service du diable en acceptant d'y diriger le programme d'armement nucléaire nazi. Jérôme Ferrari s'aventure ainsi dans un genre nouveau pour lui, celui de la biographie, ou plus exactement de la fiction biographique, mais inutile d'en déduire, influencé par l'aveu malicieux d'Emmanuel Carrère dans son dernier livre - et - qu'il était en panne d'inspiration (2)!
La vie et les travaux de ce génial savant dont la «vocation de physicien était aussi une vocation de poète» ne pouvaient en effet qu'interpeller l'auteur tant ils entrent en résonance avec les fondements d'une oeuvre où déjà s'était manifesté son intérêt pour la physique quantique puis pour la poésie mystique soufie, notamment dans Aleph zéro en 2002 (3) et dans Un dieu un animal (4) en 2009.
Ecrivain de formation philosophique, a toujours interrogé la Transcendance, interrogé les réponses de la religion et de la philosophie comme et de la - qui, travaillant sur l'infiniment petit de la matière, semble rejoindre l'infiniment grand. Et cette biographie lui donne aussi l'occasion d'explorer ce qui rapproche mais aussi sépare la poésie mystique et la physique moderne.
Toujours en quête d'harmonie, il a de même beaucoup sondé les «vertiges de l'horreur» et, plus discrètement, ceux de la beauté, pointant les faibles signes qui pourraient redonner foi en ce monde et en la vie, qui pourraient réconcilier les deux faces antagonistes de l'homme – Mychkine et Rogojine - au sein d'une unité mystérieuse. Et on pourrait voir dans son oeuvre "une tentative désespérée et magnifique de voir le monde tel qu'il est tout en préservant malgré tout la possibilité de l'amour", pour reprendre un de ses propos au sujet de la poésie mystique soufie en l'appliquant à son propre travail (5).
3) L'auteur y évoque la théorie d'Eugène Wigner : "Chaque chose porte effectivement en elle son contraire mais la conscience qui s'en saisit la contraint à ne présenter qu'un seul de ses visages possibles. Personne n'a songé à la portée théologique d'une telle théorie qui réconcilie la toute puissance et la bonté de Dieu" ( éd. Albiana, p.
4) Un dieu un animal est placé sous l'épigraphe du poète mystique soufi Hussein Ibn Mansür El-Halljâj :
"Nul éloignement après Ton éloignement / Depuis que j'eus la certitude que proche et loin sont un / Car même dans l'abandon l'abandon m'accompagne / Et comment peut-il y avoir abandon quand l'amour fait exister? / Grâce à Toi! Tu guides dans la parfaite pureté / Un adorateur pur qui ne se prosterne que pour Toi"
http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/article-32118605.html
W. Heisenberg en 1927
Cette biographie a le mérite de s'appuyer sur de nombreuses et sérieuses sources disponibles (autobiographie, témoignages écrits, enregistrements...) auxquelles il faut ajouter la correspondance d'Heisenberg, inédite en France, qui fut traduite à l'auteur pour l'occasion et les souvenirs recueillis par lui auprès du fils du physicien.
Jérôme Ferrari semble plus chercher à y faire revivre des moments disparus qu'il n'y retrace le parcours d'un homme, car le principe d'incertitude, justement, nous apprend qu'il n'y a pas de trajectoire mais seulement des positions et une vitesse que l'on ne peut connaître - mesurer avec une certaine précision - que séparément. «Et sans doute n'y a t-il même pas de succession». S'il y aborde les travaux du physicien, pénétrant aussi cette riche communauté scientifique allemande de l'époque, c'est donc surtout l'atmosphère dans laquelle ils se déroulèrent et l'intimité du physicien que l'auteur tente d'imaginer. Et il nous livre plutôt des états d'âme en certains lieux, en certains moments qu'il ne faut - pas plus que les électrons - à toute force vouloir insérer dans une trajectoire continue car les hommes changent et oublient ceux qu'ils ont été.
Le principe éclaire ainsi un destin qui n'a pas tenu ses promesses, celui d'un jeune homme candide, précoce, brillant, sensible à la beauté de la musique et de la nature, à qui il fut donné de «regarder par-dessus l'épaule de Dieu» et d'apercevoir «ce lieu où il est impossible à l'amour de Dieu de mentir». Un homme plein de foi en la vie à qui fut révélé furtivement la vérité du monde mais qui faillit à sa vocation de poète et de «prêtre», entraîné par un mouvement d'une grande vitesse dans le sillage infernal d'une Allemagne devenue folle : un destin humain, seulement humain, livré aux caprices d'une guerre et aux horreurs qui la précédèrent et l'accompagnèrent; ou peut-être plutôt «parodiant le hasard», et dont l'accomplissement «serait à la fois un triomphe, une chute et une malédiction».
L'auteur adopte un point de vue narratif lui permettant d'ajouter le vertige de la mise en abîme à ceux de l'horreur ou de la beauté, tout en donnant de la chair à cette biographie explorant un domaine assez abstrait.
Il confie en effet à un personnage fictif non nommé, un ancien étudiant en philosophie et romancier velléitaire, le soin de raconter cette histoire en s'adressant à Heisenberg, ce savant dont il ne reste plus qu'un nom parmi d'autres sur une liste, usant d'un vouvoiement qui ne se départit jamais de sa bienveillance. Une adresse qui rend le physicien allemand plus vivant, le faisant sortir de cette désincarnation comme d'un étrange sommeil hypnotique, comme s'il émergeait des limbes (6) le temps d'un roman, le passage rapide du passé au présent de narration accentuant cette impression...
Il donne également une certaine "matière" à ce narrateur à la fois si différent et si proche du physicien, dont le "je" vient mettre en écho des émotions à des moments intenses de sa propre vie - car ce narrateur qui ne se contente pas de raconter ne peut imaginer qu'à partir de ses propres émotions. Un narrateur d'autant plus incarné qu'il partage de nombreux traits avec l'auteur et évoque entre autres, sans la nommer, sa Corse (7) familiale. Et parfois, particulièrement dans la dernière partie (même s'il s'agit de l'expérience du narrateur à Dubaï et non à Abu Dhabi !) on croirait vraiment entendre l'auteur, ce qui donne un surcroît de sincérité à ce récit.
Jérôme Ferrari semble de plus rendre personnellement hommage à Ernst Jünger (8) par le biais de son narrateur. Et, curieusement, ce dernier le met en scène tout au long du livre comme une sorte de "négatif" accompagnant Heisenberg, le "révélant" à plusieurs moments de sa vie - à commencer par la guerre de 1914 où ce guerrier dut combattre au côté du père du physicien. Comme une sorte de "double différent", d'autre face du possible, venant amplifier la mise en abyme. Rien d'étonnant quand on sait que ce grand écrivain allemand dérangeant et visionnaire - figure également complexe et controversée - exempt, lui, de toute compromission avec le IIIème Reich, a écrit sur l'essence profonde de la guerre, sur sa fascination, sur cette pulsion archaïque de l'homme. Mais aussi sur les emballements du progrès, l'homme s'étant doté d'une technique mortifère, approprié des forces qui le dépassent... Des thèmes auxquels l'auteur n'est pas insensible et qui sont présents dans ce roman.
6) Heisenberg semble émerger des limbes au début du livre et y retourner sur la fin, quand les lignes du temps se brisent rendant libre le narrateur de pouvoir se glisser dans la peau de ce jeune soldat américain venu l' arrêter après la guerre ...
Jérôme Ferrari fréquente souvent les limbes dans son oeuvre : c'est de là notamment que semble sortir la voix d'Andreani dans Où j'ai laissé mon âme, là que semble le rejoindre son capitaine à la fin. Et peut-être ce lieu flou "entre le possible et le réel" et semblant figurer l'éternité est-il un lieu privilégié de sa création littéraire...
7) Pas un de ses romans n'omet de faire référence à la Corse, discrètement ou non, en la nommant ou sans la nommer...
Quatre parties dont les titres reprennent de manière très pertinente des notions bousculées par la mécanique quantique (position, vitesse, énergie et temps) découpent cette biographie. (Trois si l'on considère que la brève dernière, s'éloignant d'Heisenberg en nous ramenant avec le narrateur à l'époque actuelle, semble plutôt une sorte d'épilogue à la fois proche et lointain).
Et la langue de l'auteur, en osmose avec chacune d'entre elles, vient en magnifier le sens, traduisant toute une palette d'état d'âmes, d'émotions et de sentiments allant de l'extase au désespoir en passant par la honte ou le dégoût, l'admiration ou la compassion, la colère ou la stupéfaction. Une langue parfois tourbillonnante, déchirée et relancée par des reprises soulignant la disparition de ce qui pourtant s'affirmait jadis avec force. Profondément métaphorique - le langage des poètes étant le seul capable d'approcher le mystère de l'univers -, puisant selon l'opportunité dans divers champs sémantiques (guerrier, sacré, technique ...), ce style ample et fluide, intense et vibrant mais aussi teinté d'humour sait également recourir à des phrases courtes et, notamment dans la troisième partie, à leur juxtaposition ironique avec des extraits d'enregistrements de conversations pour mieux en souligner l'incongruité.
Helgoland
La première partie aborde en quatre étapes le triomphe du physicien, de Helgoland - cette île de la mer du Nord où il vint se soigner et vécut «un moment de grâce inoubliable» (8) - jusqu'à l'heure où ce «nouveau chemin vers la beauté invisible de l'ordre central» qu'il y découvrit fugitivement le mène à Stockholm pour recevoir le prix Nobel (9).
Sans doute conçue en écho aux "haltes"(10) de Niffari, ce poète mystique musulman du Xème siècle cité en deuxième épigraphe, ses quatre "positions", passée l'illumination fugitive de la grâce, éclairent les assauts entre la rationalité et le divin un peu comme dans une guerre de tranchées ( dans des sortes de "passes d'armes") - le terme, riche de connotations, évoquant aussi le Kamasutra dans sa dimension allégorique d'union au divin. C'est une partie où se détruisent les illusions de l'esprit humain, où il s'avère que «nous n'atteindrons jamais le fond des choses(...) parce que les choses n'ont pas de fond». Et on notera que l'ordre chronologique n'y est pas respecté.
La position 1 érige en effet cette «nouvelle demeure» où «les contradictions s'abolissent» avant que ne commençent à se manifester (dans la position 2 intitulée "hors de la demeure sur un champ de ruine") ces «contradictions irréfutables» de l'atome : «l'épouvantable dualité» de «ce concentré de non-sens où s'enlisait la raison» ! Car "Helgoland" signifiant en bas allemand "terre sacrée", il importait certainement à l'auteur que ce «lieu où se dissout la matérialité des choses» ouvre son roman et en donne le ton.
Quant à la position 3, "dans la chambre à brouillard" (dispositif d'expérimentation destiné à observer la trajectoire d'un électron), elle s'attache à cet éclair soudain de compréhension montrant qu'il ne s'agissait que d'une illusion de trajectoire continue. Compréhension bien difficile à formuler dans le «langage des hommes» si imparfait pour approcher, "entre le possible et le réel" (titre de la position 4), cette vérité secrète et inaccessible du monde que les poètes tentent d'exprimer dans «un tourbillon de métaphores».
8) Le 7 juin 1925, afin d'échapper aux symptômes d'une mauvaise crise de rhinite allergique, W. Heisenberg partit pour l'île d'Helgoland d'où le pollen est quasiment absent. Une fois là-bas, entre l'escalade et l'apprentissage par cœur des poèmes issus du * de Goethe, il continua à réfléchir (...) et il écrivit plus tard: «Il était environ trois heures du matin lorsque la solution aboutie du calcul m'apparut. Je fus tout d'abord profondément secoué. J'étais si excité que je ne pouvais songer à dormir. J'ai donc quitté la maison et attendu l'aube au sommet d'un rocher.» (W. Heisenberg, La Partie et le tout, 1969/ 1990 pour la traduction chez Flammarion )
* recueil lyrique inspiré de la poésie persane à thèmes soufis
http://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9canique_matricielle
9) Il reçut en 1933 le prix Nobel 1932, pour la création de la mécanique quantique ...
10) http://www.detambel.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=310
11) L'auteur n'aurait pu mieux inventer ce nom : peut-être un signe que cette biographie lui était destinée !
Adolf Hitler peu après son investiture en tant que chancelier ( 30 janvier 1933)
Chute après le triomphe, la seconde partie ("vitesse") aborde la sombre période du IIIème Reich (12). Dans ce déferlement de violences monstrueuses, celui qui s'était montré si clairvoyant semble ne pas prendre la mesure des horreurs. Tourmenté, désespéré mais préférant naïvement et lâchement enfouir la réalité sous le mensonge, il faillira à sa vocation pour se montrer un homme avec toutes ses faiblesses. Savant isolé et piégé dans son univers théorique, il laissera le monde lui échapper.
Explosions nucléaires d'Hiroshima et Nagasaki (6 et 9 août 1945)
La troisième ("énergie"), consacrée à "l'après-IIIème Reich", est placée sous le signe d'Hiroshima (13), ce résultat pervers mortifère du "progrès". Dans un épisode quasi-surréaliste, elle nous révèle la prodigieuse inconscience de ces dix physiciens allemands ayant - dont Heisenberg - qui à la fin de la guerre furent réunis et écoutés à leur insu pendant six mois par les Britaniques avant de pouvoir rentrer chez eux : l'immense décalage existant entre leur univers et le monde meurtri dont ils émergeaient. Et cette partie consacre la malédiction d'Heisenberg et de tous ces physiciens qui «ont connu le péché, un péché bien trop grand pour eux», perdant à jamais leur innocence. Une malédiction qui est aussi celle de la science quantique se retournant contre l'homme, et de tous ces apprentis sorciers qui se damnent en s'attaquant à quelque chose qui les dépasse.
13)http://fr.wikipedia.org/wiki/Hiroshima
14)http://fr.wikipedia.org/wiki/Op%C3%A9ration_Epsilon
Burj-Khalifa (Dubaï)
Quant à la quatrième et dernière partie ("temps"), elle s'insère dans le mouvement infini et inéluctable du temps, de la dissolution des êtres et des choses. narrateur désenchanté fuyant Dubaï s'y interroge, nous interroge sur notre monde :
Que reste-t-il «de la rose blanche et du son mystérieux de la corde d'argent» dont parlait avec force le professeur Heisenberg, corrompu sur la fin par le langage de la technique ? Que nous reste-t-il pour vivre dans ce monde «transfiguré par le mensonge» où des tours monumentales érigées avec le sang des hommes ont remplacé le sable du désert, où les «vers incomparables» d'Al Mutanabbi (15) sont devenus les «reliques muettes d'un monde disparu»? A quelle beauté (16) l'homme peut-il encore se raccrocher ?
15) http://fr.wikipedia.org/wiki/Al-Mutanabbi
16) La manifestation de la beauté, comme opérant "le dévoilement du vrai" intéresse visiblement ce romancier qui a également publié un essai sur l'art dans
Le Walchensee
Le maître dont l'oracle est a Delphes ne dit rien, ne cache rien - mais il fait signe.
(Fragment 93 d'Héraclite cité en première épigraphe )
Le principe est un livre d'une construction magistrale et d'une langue magnifique, un libre brillant aux accents authentiques. Ardu, certes, par son sujet mais néanmoins profondément vivant et touchant. nous y fait frôler la vertigineuse grandeur cosmique et ressentir cette aspiration à la clarté qui réunit un temps le physicien et le poète. Et à travers cette fiction biographique, il continue sous une autre facette encore sa méditation sur le Temps, sur la chute et la damnation, sur la malédiction de l'homme et la beauté salvatrice, thématiques qui semblent irriguer toute son oeuvre (16).
S'il ne "dit rien", "le maître (...) ne cache rien" et, à défaut de certitudes, l'homme pourra déceler "des signes" dans ce monde qui restera toujours pour lui une énigme, notamment dans cette beauté déclinée sous de multiples formes. Et l'oreille attentive du lecteur saura de même entendre dans l'oeuvre de Jérôme Ferrari - dans le monde fictif de l'écrivain - cette cinquième voix "d'une pureté bien au-delà des capacités de l'homme, déchu et cependant pas tout à fait abandonné" (Dans le secret). Une voix qui, à mon sens, n'a jamais résonné si nettement que dans ce dernier roman où l'auteur a tenu paradoxalement à en faire la note finale, une note venant s'accorder à sa lumineuse introductive.
16) Et très présentes, entre autres, dans son magnifique roman Balco Atlantico
Le principe, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 4 mars 2015, 176 p., 16,50 €
A propos de l'auteur :
http://fr.wikipedia.org/wiki/J%C3%A9r%C3%B4me_Ferrari
EXTRAIT :
On peut feuilleter les premières pages du livre (Position 1: Helgoland, p.5/19) sur le site de l'éditeur :
http://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/le-principe