Ce qui fait la force de Nord-nord-ouest, c'est d'abord la beauté et l'efficacité de l'écriture de Sylvain Coher qui réussit à embarquer le lecteur dans un univers maritime ne lui étant pas forcément familier.
L'intrigue est inspirée d'un fait divers : le vol non loin de Saint-Malo d'un voilier totalement sous-équipé pour une grande traversée et qui fut étonnamment retrouvé en Irlande ou en Ecosse, abandonné par de mystérieux voleurs bien chanceux.
Ayant toujours eu envie d'écrire son roman de mer, Sylvain Coher imagina alors leur aventure en mettant en scène le petit voilier de plaisance qu'il possédait lui-même à l'époque. Il nous fait ainsi pénétrer dans un univers nourri de sa propre expérience comme de ses nombreuses lectures, épousant le rythme de la houle, des périodes de calme et surtout de tempête. Et il ancre ce voyage improbable dans le réel grâce à la précision des termes techniques de navigation auxquels recourt sa narration et à la vivacité familière de ses dialogues, tandis que la beauté de ses images lui permet de donner à cette traversée une dimension symbolique, mythique et philosophique.
Deux jeunes garçons en fuite, unis par un drame mystérieux s'étant déroulé en Italie, ont traversé toute la France en volant des voitures et braquant divers magasins pour assurer leur subsitance. L'aîné a rencontré une étrange adolescente aux ongles et aux lèvres noirs qui l'entraîne à Saint-Malo, venant s'immiscer dans leur duo; et soudain une idée folle germe dans son cerveau : ils vont s'emparer d'un voilier aperçu dans le port pour traverser la Manche et commencer leur nouvelle vie en Angleterre. Une fuite prenant désormais l'allure d'un nouveau départ ! Ni Lucky, ni le Petit, ni même la Fille - qui ne compte que quelques heures d'Optimist à son actif - n'ont jamais vraiment navigué, mais rien n'entame la détermination du chef «simultanément irresponsable et inspiré», sa foi inébranlable en cette promesse faite au Petit de changer de vie. Et de toute façon, «plutôt mourir que de se faire prendre. Il en allait de sa crédibilité envers le Petit»!
P.M.W. Turner, Tempête et orage en mer
Rêvant d'échapper à l'enfer dont ils reviennent et de prendre le large, ils se retrouvent enfermés dans la promiscuité de ce petit bateau, sans cesse malmenés par une navigation qu'ils ne maîtrisent pas, toujours hantés par ces fantômes les empêchant de vivre, par ces «images continuellement brassées dans le tumulte de leur sillage». Mais ils ne peuvent plus faire marche arrière : «ils avaient la route devant eux».
Encerclés par une mer s'étendant à l'infini, une «mer fondue dans le ciel, à en perdre la vue» qui leur ouvre les abîmes entrevus par Achab, ils semblent entrer dans le néant : «partout il n'y avait rien, mais en abondance». S'enfoncer aussi dans leur nuit intérieure, confrontés inexorablement à eux-mêmes : «C'était la première fois qu'ils respiraient un air qui ne portait pas les odeurs de la terre. Les odeurs ne pouvaient plus venir que d'eux désormais». Confrontés également à la souffrance de leur corps et aux éléments furieux, à la terreur de leur propre mort, au cours d'une traversée qui s'éternise sans qu'ils sachent où ce bateau les conduit. Ils vont ainsi être emmenés sur un «chemin de croix» qui les fera grandir de manière accélérée et parvenir jusqu'au bout d'eux-mêmes. Et ce n'est qu'après avoir plongé au coeur des ténèbres d'une sorte de forêt primitive, et émergé de l'enfer liquide d'une tempête apocalyptique comme du Royaume des morts, qu'ils pourront trouver chacun leur place.
«Dans le ciel c'est le mât qui fait des cercles
Et désigne toutes les étoiles du doigt»
(épigraphe de Blaise Cendrars, Clair de lune)
Tout en sachant conserver une part de mystère, l'auteur adopte un point de vue narratif extérieur surplombant ce huis clos qui réunit en fait quatre personnages n'ayant pas le même statut.
La Fille, une «fille sans nom» venue d'on ne sait où, semble ainsi surtout l'instrument d'un destin qui s'incarnerait dans ce bateau qui les emporte et dont elle prend d'emblée la barre, empêchant le pire sans pouvoir pour autant maintenir le cap. Un bateau personnifié, le seul même à posséder un nom : Slangevar (qui signifie "bonne santé" en gaélique). Un bateau qui semble vouloir prendre le chemin le ramenant lui aussi chez lui : «Slangevar prenait les commandes», «[il] s'obstinait à demander plus d'ouest encore». Et c'est bien le destin qui préside à cette traversée cathartique : «un doigt encore invisible s'était posé sur le haut du mât depuis le départ».
Quant aux deux garçons dont l'identité semble détruite, ils rêvent d'avoir «de nouveaux papiers avec des noms nouveaux» (le surnom de l'aîné - qui s'est instauré protecteur du Petit - révélant peut-être la foi de ce dernier en sa promesse ou simplement la tonalité de l'aventure qui nous est contée). Le plus jeune, cet être brisé d'à peine 17 ans, semble au centre de cette aventure rédemptrice. Mais pour changer, il ne lui suffira pas de toiletter ses apparences et d'être nettoyé par le grand air, il lui faudra se vider de l'intérieur jusqu'à ce qu'il n'ait plus rien à vomir. Et si «tous les crimes se payent au milieu de l'eau», s'expient en mer - le seul lieu où on apprend à prier -, la finalité obscure de cette traversée, son objectif ultime s'avère sans doute plus largement de sauver l'innocence, de ne pas laisser s'éteindre cette lumière portée par le Petit.
Et quand les deux amis retrouvent enfin la terre, sortant de l'arche salvatrice après le déluge, le lecteur débarque dans ce monde immobile totalement déphasé, comme ces héros dont les «premiers pas ressemblaient à ceux des poulains dans les prés» et dont la «route commune» s'achève.
Nord-nord-ouest fait étrangement écho à La route de Cormac McCarthy. Echo parfois inversé mais multiple, tant dans le traitement des personnages que dans les thèmes, sans compter parfois une parenté de style.
Même duo peu bavard communiquant plus par les silences (père/fils désignés par "l'homme" et "le petit" chez McCarthy), le plus vieux protégeant le second, fragile porteur d'une lumière à sauver... Même récit d'une fuite ne laissant pas de choix, pas de répit, d'une cavale vitale vers le Sud - ou le Nord -, dans un monde terrestre - ou maritime - hostile et déserté, quasi apocalyptique. Et dans cette nuit originelle dont le mystère dépasse l'homme, dans ce paysage de néant, s'instaure alors une même lutte pour la survie semblant s'étendre à l'espèce humaine.
On trouve de plus une commune propension à brouiller les frontières du réel et de l'illusion quand «les pensées décousues deviennent des rêves et débordent la réalité pour paître un peu plus loin»; avec notamment ces mirages ou ces hallucinations provoqués par la fatigue, la faim ou le froid, et ce même combat pour ne pas «se laisser endormir par la mort froide» :
«Dogwatch. La veille du chien est entrecoupée par les soubresauts nerveux du chanfrein, les oreilles restent en alerte pour décoder en permanence le morse complexe venu de l'univers en mouvement. Des ondes et rien de plus. L'eau profonde, le compas titubant dans sa bulle et les voiles assombries par le renflement des cernes.»
Une écriture par ailleurs souvent resserrée : phrases courtes et elliptiques, abondance des phrases nominales et des infinitifs. Minimalisme des dialogues présentés avec un simple retour à la ligne sans tirets. Une écriture également précise, marquée par un hyperréalisme technique et par des inventaires...
Avec Nord-nord-ouest, Sylvain Coher a sans conteste écrit, et brillamment, son roman de mer à l'instar de nombre d'écrivains s'étant illustrés dans ce genre. Il a écrit aussi à mon sens sa Route en la transposant dans le domaine maritime.
Nord-nord-ouest, Sylvain Coher, Actes Sud, janvier 2015, 270 p.
A propos de l'auteur :
Sylvain Coher est né en 1971 et vit à Paris et à Nantes. Il a été pensionnaire de la Villa Médicis en 2005/2006. Romancier, auteur notamment de Hors saison (2002) et de Carénage ( 2011), il écrit également pour le théâtre et l'opéra.
EXTRAIT :
On peut lire les premières pages du roman (9 à 16) sur le site de l'éditeur :ici