"Notre maison dans la plaine de l'Armageddon", de Marta Petreu
Publié le
par Emmanuelle Caminade
Notre maison dans la plaine de l'Armageddon est le premier roman de Marta Petreu, essayiste et poète roumaine. Un roman puissant d'inspiration autobiographique dont le titre emprunté à la Bible (1) renvoie à cette Apocalypse sous «l'aile noire» de laquelle est prise la narratrice Tabita, marquée par la malédiction d'une mère redoutée, femme trahie muée en divinité «archaïque» effrayante. Le titre annonce ainsi la tonalité quasi mythique des affrontements auxquels se livrèrent ses parents, Mica et Ticou, couple s'enfonçant dans ses «ténèbres psychotiques» et engendrant de nouveaux conflits familiaux acharnés. C'est le récit d'une interminable guerre dont «la ligne de front» se situait dans la cour de la ferme de son enfance dans la vallée du Somès, dans cette «terre imbibée de douleur et de haine» : guerre amoureuse et religieuse, guerre de résistance ou de pouvoir, «guerre d'extermination».
Alors que Tabita, la dernière des trois enfants, commençait tout juste sa vie d'adulte, la mort brutale de son père, homme austère converti au Jehovisme, va ouvrir les vannes à un flot de sang emportant tour à tour les membres de leur lignée :
«Notre sang coulait trop en dehors et en dedans, comme les flots du Somès, faisant une maudite rivière noire.»
Et cette «enfant de la punition et de la vengeance», déjà profondément tourmentée, va se sentir non seulement coupable d'exister, mais aussi de n'avoir pu «garder ceux qui [lui] sont chers»...
C'est une maison familiale démolie, réduite en poussière, et son «jardin maculé», Paradis perdu d'une enfance dure mais parfois insouciante (2), c'est tout «un passé défiguré» que Marta Petreu aujourd'hui réincarne dans ce roman avec une déchirante et paradoxale nostalgie, s'exprimant dans une prose poétique douloureuse, tendre et sensuelle, d'une violente vitalité. Elle y rend hommage à cette communauté paysanne autrefois riche et «rendue pauvre par la coopérativisation», à ses rites et à ses coutûmes, à toute cette culture roumaine disparue dans les dérives de l'histoire de son pays, la reconstituant avec une précision d'ethnologue dans un langage familier émaillé de nombreux termes régionaux – que la traductrice a souvent pris le parti de traduire en recourant à l'occitan (3).
Et cette demeure de l'Armageddon s'enrichit encore d'une dimension philosophique et métaphysique, cosmique, induite par la puissance symbolique et métaphorique du texte comme par les réflexions digressives de la narratrice. Elle évoque ainsi plus largement le destin maudit de l'homme dont l'existence reflète ce combat absurde entre deux forces antagonistes : les ténèbres de la mort et la lumière de la vie. Un combat à l'issue tragique mais éternellement renouvelé dont témoigne l'entreprise de Marta Petreu qui semblerésister à un Dieu muet et inhumain - comme sa narratrice résista à la religion de son père - en faisant de la mort sa «soeur charnelle».
L'auteure semble en effet lutter contre la néantisation des hommes, dont elle brandit les corps sanglants, découpés et transpercés, déchiquetés, comme des preuves tangibles d'existence, tout comme elle exalte avec sensualité cette pulsion vitale, ce désir de vivre libre et heureux d'une enfance encore innocente investissant l'été les cimetières comme des terrains de jeux :
«On giclait littéralement dans la rue et on gambadait dans les cimetières, pieds nus, dans les herbes fleuries couvrant les tombes.»
Et elle érige ainsi un gigantesque tombeau de mots réunissant ces vies éteintes enfouies sous la terre de tombes dispersées.
2) Car «la mort en tant que mort est un apprentissage tardif»
3) Faisant confiance au lecteur pour deviner à l'aide du contexte et lui épargnant ainsi de multiples notes en bas de page n'ayant pas lieu d'être dans un roman
«Le sang fait partie de la vie et de la mort.»
D'un bout de branche, la narratrice enfant dissèque des chrysalides de papillons pour analyser «l'intérieur de sang et de promesse de vie». Et la vie comme la mort explosent et giclent littéralement dans son récit («Le sang lui a explosé dans le cerveau comme un pétard.»/ «Et pourquoi tant de sang qui gicle par terre, sur les draps, si intempestivement?»). Les paysages pluvieux et brumeux de l'automne et de l'hiver, «fâchés contre la vie» y distillent un «ennui noir terrible», «pourriture du coeur» vous tirant vers le néant, tandis que les pluies d'été raniment :
«Je vois encore l'eau ruisselant dans la ruelle et je sens la boue gicler, chaude et sensuelle, entre mes orteils telle une crème vivante de sable.»
Quant à la pluie tombant lors d'un enterrement - dans laquelle la croyance populaire voyait que «le défunt regrette d'avoir quitté la vie» -, elle semble mêler les larmes des morts à celles des vivants.
Un récit cyclique au déroulement spiralaire
Le récit est construit en boucle, la première partie s'ouvrant sur l'enterrement de cette figure maternelle d'une «force énorme» reposant contre sa volonté au côté de son mari, pour se terminer dans la onzième et dernière «moins de deux semaines après la mort de Mica». Une mort prétexte à des remontées de souvenirs - ceux de la narratrice mais aussi ceux que lui a confiés sa mère - et à de nombreux flashes-back. Et ce récit jonché de morts et d'enterrements comme de nombreux souvenirs d'enfance pleins de vie, progresse de manière spiralaire.
La narratrice, si attachée malgré tout à ce couple parental «anormal», dans un amour mêlé de haine ou une pitié emplie de souffrance, adopte une démarche psychologique, voire psychanalytique, pour tenter de comprendre cette mère vociférante et castratrice et ce père trop souvent silencieux et indifférent afin de mieux les aimer. Pour tenter de se comprendre aussi.
Et cette reconstruction de la destinée familiale et de son propre destin par touches successives dans laquelle l'auteure semble «bouger les lignes détails comme dans une aquarelle fraîche à laquelle on rajoute une nouvelle couche de peinture» joue sur les ressassements et les redites - et notamment celles de Mica racontant son histoire à sa fille «pour une énième fois». Mais bien que se justifiant aisément, ce procédé un peu laborieux semble parfois pesant au lecteur, et le livre aurait à mon sens gagné à être plus resserré.
Le salut par la littérature
Comment se sauver, guérir de sa douleur ?
Dès l'enfance la narratrice s'est «fait un cocon de livres et de mots en mettant la réalité environnante entre parenthèses», se construisant un monde «où l'Apocalypse n'existe plus.» :
«Oui, je me suis construite toute seule avec des mots et des livres, détestant ma famille et rêvant du jour où je serai seule qu'avec moi-même (...) Moi face à face avec la grande bibliothèque du monde ».
Et cet amour des livres transparaît dans les nombreuses citations tissant le texte : des citations concrètes évoquant des situations romanesques ou des héros dont on devine qu'ils furent les compagnons de la narratrice.
Tous ces «souvenirs des profondeurs» qui remontent à la surface lui permettront sans doute d'accoucher de son livre dans une sorte de «maternité lyrique ». Ce roman qu'elle annonce en effet projeter d'écrire - et dont Mica semblait enchantée d'être le personnage – est bien évidemment celui que nous venons de lire. Un roman s'apparentant à un travail de deuil libératoire permettant à la narratrice de trouver sa propre maison : une maison individuelle, familiale, roumaine, et aussi universelle. Et dans sa «phase terminale», dans un ultime éclair de compréhension, elle entrevoit que les hommes seront toujours reliés à leur «placenta maléfique ».
Notre maison dans la plaine de l'Armageddon,Marta Petreu, traduit du roumain par Florica Couriol, éditions L'âge d'homme, Lausanne, 2014, 320 p.
Les étés suivants, je marchais toujours sans chaussures, jusqu'à ce que je quitte le village. Le plus chouette c'était lorsqu'il pleuvait. Ah, les pluies abondantes pendant les étés chauds et fertiles autour de la Saint-Jean ! Je vois encore l'eau ruisselant dans la ruelle et je sens la boue gicler, chaude et sensuelle, entre mes orteils telle une crème vivante de sable. Je m'attardais dans quelque flaque à piétiner et travailler la glaise tendre et tiède de ma terre natale, dans un agréable oubli. Si Tinu m'acccompagnait, c'était encore mieux, car son imagination diabolique inventait toujours un nouveau jeu, dont moi, l'enfant exemplaire de notre famille, sortais éclaboussée comme un cochon, les habits déchirés et, plus d'une fois, couverte d'ecchymoses ou de sang. Mais le sang fait partie de la vie et de la mort et moi, je devais apprendre assez tôt, sans ménagements ou chichis, un peu de chacun de ces domaines.
(...)
V
p.153
(...) Ils se disputaient souvent. D'habitude on ne voyait que le résultat de leurs affrontements : le silence. Ticou se taisait. Mica se taisait. Et s'ils voulaient se transmettre quelque chose ils passaient par nous. Surtout par moi, car j'étais la plus jeune.
- Va dire à ton père de venir manger ! m'ordonnait Mica, lui mettant l'assiette sur la table après quoi elle quittait la pièce pour s'affairer au jardin ou auprès de ses fleurs, n'importe où, pourvu qu'ils ne se retrouvent pas nez à nez. Et Ticou arrivait, mangeait et se taisait.
Ils ne se parlaient pas, ne prenaient pas les repas ensemble, mais partageaient le même lit.
C'était effrayant.
C'était grotesque.
C'était humiliant.
C'était la guerre au grand jour d'avant l'anéantissement du monde. Oui, c'était la longue lutte entre les armées ennemies, exactement comme celles dont nous parlait Ticou. La guerre acharnée de la fin du monde, le vrai Armageddon dans la plaine de l'Armageddon. Qui passait au milieu de notre propre maison.
(...)
p.165
(...)
J'étais sous l'aile noire de l'Apocalypse, prise comme un scarabée dans la glu, dans le délire d'un infini sadisme de l'Armageddon, qui torturait mon sommeil autant que mes veilles. Je ne connaissais à l'époque aucune autre religion, je n'allais pas à l'église, je ne savais absolument pas ce qu'offrent et exigent d'autres croyances. Mais plutôt que d'avoir un Dieu impitoyable et sanglant qui boit le vin de la colère dans la coupe remplie de colère, il est préférable de s'en passer, a décidé triomphalement mon être profond. De sorte qu'au lieu de m'emmener vers le salut, mon père a fait de moi et pour longtemps, un être conscient de ses droits puis, un être singulier. Le vide plutôt qu'un tel Dieu. Le ciel vide et noir vers lequel je lance, tels les loups, mon hurlement de désespoir humain. (...)
VII
p. 194
(...) J'ai détesté la terre. J'ai détesté la boue la pluie la poussière. J'ai détesté mon village perdu gris vautré dans la boue de novembre jusqu'en avril, dépouillé de toute couleur, noyé dans une tristesse pesante comme une pâte à lever faite de glaise et de glace. La boue la gadoue. L'ennui. Des hectares d'ennui à ronger à petites dents. Mes mains crochetant la dentelle grisâtre de l'ennui. Le dégoût de toute chose. Oh, oui. Le dégoût. Et cette fatigue d'être un enfant coulé dans le moule de la vie à la campagne, ma lassitude de feindre, de faire ce qu'ils attendaient de moi, d'avoir une vie secrète. (...)
X
265/266
(...) Alors elle m'a maudite.
- Sois maudite ! Je te maudis avec la rancune d'une mère qui est plus ta mère ! Que toute ta vie tu sois malheureuse! Que tu voies toujours noir ! Que tout aille mal pour toi ! Soyez maudits pour le reste de vos jours ! Maudite ma mère et Marta, ces putains qui m'ont poussée à me marier avec ton Père! Et Augustin aussi, qu'il soit maudit ! Soyez maudits tous les trois ! A crié Mica du fond de ses entrailles.