"Boussole", de Mathias Enard
C’est un livre érudit et passionné de très grande envergure que nous offre Mathias Enard, cet écrivain amoureux de l’Orient qui a étudié le persan et l’arabe, et aime jeter des ponts entre les hommes et les cultures en s’insérant dans une vision ample et mouvante du monde qui n’oblitère pas le passé. Boussole, son dernier roman regardant vers l’Est comme les précédents - et notamment vers ces pays chargés d’histoire, vers ces lieux actuellement dévastés où sévissent des égorgeurs amnésiques -, est un livre généreux à la passion contagieuse, un livre dense et foisonnant, envoûtant, et particulièrement bienvenu en cette période de crispation et de repli sur soi.
L’auteur y rafraîchit en effet les mémoires en explorant les rapports complexes de l’Europe et de l’Orient au cours des deux derniers siècles, s’attachant plus particulièrement à ce courant orientaliste qui prit son essor au XIXème dans le domaine littéraire - où il s’associa au romantisme - et artistique. Un mouvement qui poussa sur les routes d’Orient de nombreux créateurs, mais aussi des savants et des archéologues, des aventuriers et de fascinantes voyageuses (1)… Car ce sont bien leurs récits et leurs oeuvres qui contribuèrent, directement ou indirectement, à forger nos représentations, à construire notre imaginaire oriental qui est «une vision de l’autre».
1) Comme l'Anglaise Lady Digby, la Française Marga d'Andurain ou la Suissesse Annemarie Scharzenbach
Dans ce roman dont l’ambition formelle est à la mesure du propos, Mathias Enard entraîne le lecteur sur les traces de ces «fous d’Orient». Il le convie à une riche promenade amoureuse et romantique, mélancolique, mais non dénuée d’humour, évoquant de multiples anecdotes instructives et tirant d’un injuste oubli nombre d’auteurs, de traducteurs ou de compositeurs dont le rôle fut important (2). Il le plonge dans un réseau vertigineux de références diverses, reliant les oeuvres et les hommes en soulignant les influences et les convergences mutuelles, car l’Europe et l’Orient se sont construits ensemble et ne peuvent s’envisager séparément.
Et, sondant les «failles» entre ces deux mondes comme au sein-même de ses personnages, il bouscule les frontières entre identité et altérité. Interrogeant le sens de cette quête, il éclaire aussi, «au-delà de l’Orient», ce que révèle d’effroi et de mal-être cet appel de l’inconnu et du lointain, ce désir de l’autre et de l’ailleurs qui tire de soi-même.
Exaltant «le partage et la continuité», l’auteur fait ainsi déambuler le lecteur dans une sorte de «musée» cosmopolite rassurant, tout en rendant un bel hommage "à tous ceux qui, vers le levant ou le ponant, ont été à tel point épris de la différence qu’ils se sont immergés dans les langues, les cultures ou les musiques qu’ils découvraient, parfois jusqu’à s’y perdre corps et âme".
2) On notera que les éditions Naïves ont répondu par anticipation à l'appel du narrateur, réhabilitant au disque le grand musicien orientaliste Félicien David en publiant en avril 2014 une partie de ses mélodies et, en janvier 2015, son ode symphonie en trois parties Le désert (captation live d'un concert donné à la Cité de la musique dans le cadre du festival "Félicien David, de Paris au Caire", qui eut lieu en avril/mai 2014 !) Mais sans doute l'auteur avait-il déjà achevé son livre...
Boussole est le rêve éveillé d’un seul personnage en un seul lieu (un appartement de Vienne) durant une seule nuit. C’est un livre qui ne se laisse pas pour autant circonscrire et évoque le passé au regard de notre présent, entremêlant une multiplicité de personnages et d’épisodes réels ou fictifs dans des lieux proches ou lointains, l’auteur jouant de plus avec maîtrise de nombreux échos littéraires et musicaux qui en élargissent encore le champ. Un livre qui est à la fois un dense et vivant essai sur l’orientalisme dans lequel l’auteur partage son érudition et son émotion, son plaisir de la connaissance et de la beauté, et une fiction dotée d’un véritable souffle romanesque.
C’est en effet aussi un magnifique roman d’amour, celui d’un amour impossible entre deux universitaires orientalistes très différents dans leur manière d’être au monde. Un roman irradié par sa mystérieuse héroïne qui n’apparaît qu’à travers les souvenirs et les représentations du héros, chevalier enamouré défendant les couleurs de sa belle, ainsi que par le biais de ses lettres, livres ou articles qu’il a pieusement conservés. Une figure idéale «inatteignable» se dérobant sans cesse qui donne le la à ce poème symphonique, lui impulsant son élan, et qui semble la vraie boussole du héros : une boussole à deux aiguilles conjuguant l’amour et l’Orient.
Franz Ritter, musicologue que l’on pourrait confondre (entre autres) avec un célèbre musicien viennois du même prénom, a reçu un double courrier le plongeant dans l’inquiétude : une lettre alarmante de son médecin lui préconisant de nombreux examens et un article envoyé du bout du monde, comme «une bouteille à la mer», par la femme de sa vie qu’il n’a pas réussi à retenir. Enfermé dans son appartement, «seul, malade et mélancolique dans la Vienne endormie», il lui est impossible de trouver le sommeil tant il est obsédé par la peur de sa déchéance physique ou intellectuelle et par son amour malheureux pour Sarah.
Et cette longue insomnie le met dans une sorte d’ivresse sans qu’aucun échanson ne lui ait versé de vin, dans un état second qui ne doit rien à l’opium : un état particulier de délire et de conscience qui lui permettra peut-être d’approcher la vérité en investissant «l’entre-deux, le barzakh».
«L’oreille et la mémoire encombrées par des orchestres, des luths et des chants», ce narrateur très pessoen - et parfois même proustien - dont le "je" a tendance à se démultiplier est assailli de souvenirs, de rêveries et de pensées qui s’enchaînent et bifurquent (par association d’idées,de mots ou d’images, de sensations ou de sentiments), qui s’imbriquent, s’encastrent et s’incarnent dans des scènes et des dialogues reconstitués avec une vivacité comique très théâtrale. Tout son passé - un passé lui-même envahi par celui de tous ces autres qui l’ont nourri et participent de son identité - frappe ainsi à sa porte au fil de cette nuit où il remonte la vie, le temps, dans une sorte de ressassement spiralaire étoilé où reviennent thèmes et personnages se faisant souvent miroir : le temps de son amour pour Sarah et pour l’Orient.
Et Franz Ritter semble enfin tenir ce «Grand Oeuvre» qu’il n’aura sans doute pas le temps d’écrire et dont l’architecture lui apparaît clairement. Car c’est bien le bilan d’une vie, de mille et une vies, qui se compose dans sa tête en cette nuit blanche où, en proie à la mélancolie - ce «sentiment du temps» qui est «conscience de la finitude» -, il envisage avec terreur sa fin prochaine. Une sorte de recueil intégrant à foison connaissances, observations et réflexions, hétéroclite et chaotique tant il est digressif et riche d’incises, de récits enchâssés et de documents divers ressortis fébrilement par un héros qui ne jette rien et s’entoure d’objets, de traces du passé. Un «livre de la nuit» pour étirer le temps : «le livre de la lutte contre la mort», comme le sont bien des grands oeuvres d’autres auteurs ou compositeurs…
Schubert, Le voyage d'hiver (Rêve de Printemps), Jonas Kaufmann (ténor), Helmut Deutsch
Pour chaque pendu, mille concerts, mille poèmes. Pour chaque tête coupée mille séances de zikhr et mille éclats de rire. Si seulement les journalistes voulaient bien s’intéresser à autre chose qu’à la douleur et à la mort.
Dans une période où l’humanisme prend un sérieux coup («l’espèce humaine ne fait pas de son mieux ces temps-ci»), Mathias Enard réenchante ainsi l’Orient et le fait briller de toutes ses lumières, exaltant l’art et l’amour comme remède à nos désespérances. Il célèbre particulièrement dans son roman les poèmes et les musiques instrumentales et surtout vocales (4) - «le miracle de la voix humaine» et «la douceur des lieds» (5) -, sans doute parce que les langages de la poésie - même au "filtre de la traduction" - et de la musique sont plus à même d’approcher une certaine vérité parmi toutes ces images générées de part et d’autre par l’Orient. Et l’exubérante érudition dont il fait preuve, son enthousiasme communicatif, ont le mérite d’attiser la curiosité, de ranimer ce désir qui est le fondement de la vie.
"Kindertotenlieder: " Nun will die Sonn' so hell aufgeh'n "" de Wiener Philharmoniker, Bruno Walter & Kathleen Ferrier (sur un poème de Friedrich Rückert)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mathias_%C3%89nard
EXTRAIT :
On peut lire les premières pages du livre sur le site de l'éditeur :
http://www.actes-sud.fr/sites/default/files/9782330053123_extrait.pdf
POUR PROLONGER :
West-östlicher Divan, on peut se procurer la traduction d'une centaine d'entre eux par Gilbert Lazard.
Et, à défaut du tout nouvel enregistrement du Désert de Félicien David (un bel enregistrement dont on déplorera toutefois l'absence d'articulation des choeurs), on peut toujours écouter ce concert qui avait donné lieu à un disque (Capriccio 1991). Et notamment en faisant abstraction du récitant dont la ridicule emphase contredit l'esprit de l'oeuvre !
Félicien David - Le désert, ode symphonie Speaker: Olivier Pascalin Tenor: Bruno Lazzaretti Chorus: Chor der St.-Hedwig-Kathedrale Berlin Orchestra: Radio-Symphonie-Orchester Berlin