"Lisières du corps", de Mathieu Riboulet

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Lisières du corps", de Mathieu Riboulet

Lisières du corps est un livre pénétrant et lumineux d'une grande sobriété et justesse de ton dans lequel Mathieu Riboulet tente de saisir ce que révèlent du désir, de la vie et de la mort, les corps des hommes multiples qui en sont les personnages éphémères, car les corps disent plus que les paroles. Un livre fragmenté en six petits récits très descriptifs où vagabondent les pensées, les souvenirs et les rêveries du narrateur, et où ne s'instaurent quasiment pas de dialogues autres que ceux des regards et des gestes, que ces échanges entre corps regardant et regardé, entre corps touché et touchant. Dans le murmure reposant de l'eau ou le silence, six brèves illuminations approchant l'indicible émergent ainsi du flou de la vapeur d'un hammam turc ou du plus grand sauna gay de Cologne, de la semi-obscurité d'une chambre ou s'achète et se vend le sexe, de l'énigme figée d'une photographie ou d'un spectacle d'acrobates, comme de l'antichambre de la mort.

 

             

Bain turc , reconstitution (musée de la ville d'AKKO)

On est littéralement «rapté», enlevé par la beauté de l'écriture de l'auteur, par cette langue précise et affûtée, très "tenue" (1), qui «scrute les détails» et déploie de  rigoureuses architectures toutes en rythmes et en articulations. On s'abandonne à cette écriture dont le recul lucide et acéré - et parfois même une certaine distance comique - contraste avec la proximité de ces corps dans lesquels se noie le narrateur, avec la douceur, la chaleur qui en émane. Car ces récits sont irrigués par la profonde empathie de l'auteur, par un regard empli de sincérité et d'humanité. Et de cette tension vibrante surgit alors une sorte de miracle : celui d'une écriture qui prend la mesure de cet «autre indéchiffrable», de cet homme opaque circonscrit dans l'enveloppe lumineuse de sa peau; qui prend la mesure de sa solitude dans la réalité de ce monde et réussit à «attraper quelque chose» du mystère sur les lisières du corps et de l'existence. Dans «l'entre-deux». Une écriture pour «comprendre d'où le mystère se lève comme ces vents d'été qui forcent le désir». «Mystère sans fond» qui fonde «l'enchantement».

1) «La description est un combat. Il faut chasser les grands mots même si c'est sur eux qu'on finira par retomber, s'en tenir aux faits»

      

 "Inti et Loula", photo extraite de la série La vie sauvage, 2014 ©Pierre Hybre /MYOP

 

Mathieu Riboulet nous fait «entrer dans la courbure» de l'homme en éclairant cette «présence de la grâce sur le dessin du corps». La lumière des corps dont l'auteur exalte la beauté, la perfection signifiante de leur structure, tout ce langage muet révélant ce que cachent leurs «pleins et déliés», cette calligraphie où souffle le divin, sont traduits par son écriture. Celle-ci apparaît alors comme une autre manière (avec le sexe) de «supprimer la barrière permanente que notre peau, nos sens, dressent devant le monde, devant les autres», et de «conjurer le temps pour qu'un soupçon de paix descende sur les épaules». Et l'auteur, semblant autant fasciné par l'ombre de la mort, du néant, qu'attiré par la clarté, toujours en quête de ce furtif équilibre entre mouvement et immobilité, de ce temps «suspendu» où fusionnent les contraires, semble s'apparenter à une sorte de mystique qui, envers et contre tout, aurait foi en l'homme.

 

                                   

Pablo Ruiz Picasso, L'Acrobate bleu

 

Le premier et le dernier texte, Murat (prénom turc signifiant "Désir") et Ljubodrag Muruzovic (du nom d'un ami dont sera évoquée la mort récente) encadrent de manière significative le sujet d'ensemble. Entre la naissance du désir et la mort, se livre en effet l'éternel combat de l'homme pour affirmer son existence et conjurer cette mort en jouant «le simulacre» de «la rupture». L'étrange folie d'une vie lestée par «le poids des peines, des violences, des malheurs ou (...) celui, pléthorique, insensé, que le désir suscite à chaque renaissance, c'est à dire   constamment».

Et dans le flux affolant de ce monde où règne la libre circulation des hommes et des désirs, de l'argent et du sexe, chacun, même «d'accord sur la finalité - sortir du corps, le survoler comme en mourant» -, se révèle malgré tout unique :

«Nous sommes multiples, aucun de nous ne poursuit tout à fait les mêmes buts».

L'auteur met en lumière cette multiplicité et cette singularité éphémère, nommant les choses - et surtout les hommes - pour les rendre tangibles et lutter contre l'oubli. Chaque récit possède sa propre structure, comme un squelette soutenant la chair du texte, tandis que leur succession semble également marche vers cette singularité. Une marche que souligne un jeu subtil sur les pronoms narratifs. On voit ainsi le narrateur - derrière lequel se profile l'auteur - s'impliquer graduellement (2) et se focaliser progressivement sur des personnages acquérant une identité. Tandis que les échanges évoluent de rencontres de passage, plus ou moins accomplies, plus ou moins tarifées, vers de vraies rencontres entre individus. Des rencontres se perpétuant au-delà de la mort par la grâce de l'écriture.

 

Ce livre où Mathieu Riboulet revient sur l'un des deux fondements de son écriture, célébrant les corps masculins en ravivant des sensations et éclairant des bribes de souvenirs, résonne à son terme comme une sorte de bilan apaisé, celui d'un auteur ému par la générosité paradoxale de ce monde dur et mercantile qui offre tant de beauté. Un bilan complétant Entre les deux il n'y a rien (3)- récit dont la sortie a été couplée avec celle de Lisières du corps - qui, lui,  aborde la genèse de l'engagement politique de l'auteur allant de pair avec son engagement homosexuel, et insère cet engagement individuel dans une histoire collective le dépassant. Deux livres qui, bien que complémentaires, peuvent tout à fait se lire de manière autonome.

2) On passe du "on" impersonnel ou du retrait derrière un infinitif généralisant à un  "je" entre parenthèses ou à un "nous" décliné en plusieurs singularités, pour enfin déboucher sur un vrai "je" (après l'effacement du narrateur devant une entité duelle miraculeuse : celle des acrobates Matias et Alexandre)

3) Entre les deux il n'y a rien, Mathieu Riboulet, éditions Verdier, 20/08/15, 144 p.

@Sophie Bassouls

Lisières du corps, Mathieu Riboulet, Verdier, 20 août 2015, 80 p.

 

A propos de l'auteur:

https://fr.wikipedia.org/wiki/Mathieu_Riboulet

 

EXTRAITS :

 

Si j'étais comme l'ombre un néant ordinaire,

Encore y faudrait-il un corps, une lumière.

John Donne

Murat

p.11/12

(...)

Il n'a aucune de ces marques distinctives du corps qu'on note au premier coup d'oeil, la structure imposante, la démarche veloutée, la belle gueule consciente de son effet, le soupçon de déhanchement qu'on met dans un coin de la tête pour y repenser plus tard... On le croise une fois, deux fois, dix fois sans y prêter une attention partiulière. Il n'est pas désagréable, certes, mais il fait partie du personnel, d'une part, et d'autre part on a suffisamment à faire pour se familiariser avec le lieu et ne pas d'emblée s'égarer dans les délices de la pulsion scopique à laquelle, dans les hammams plus que partout ailleurs, on donne libre cours, surtout lorsque les corps qui le peuplent ne sont pas corps courants, habituels, corps pratiqués de longue date, mais corps neufs, bruns, sombres, résolument hors codes occidentaux balisés. On est à Cihangir, un petit quartier de l'arrondissement de Beyoglu, à Istambul, pas dans le Marais, on ne perd pas ça de vue parce que c'est l'essentiel, parce que c'est ça qu'on est venu faire là, se noyer dans l'autre indéchiffrable, dans l'autre brun corbeau, dans l'autre qui ne nous dira rien qui ne soit incompréhensible et qu'il faudra donc bien attraper autrement.

(...)

 

Le nom du soleil en quéchua

p.35

 

Le gars se tient. (J'ai envie de l'attraper, je ne sais comment faire.)

Il est campé sur ses pieds, au milieu d'un pré en pente; derrière, de l'autre côté d'une combe, des bois; à ses côtés un chien. (Je décris une photographie.)

Le gars, c'est le mot le plus juste, impossible de trouver mieux. Il a tous les atributs du masculin (j'y reviendrai), où l'enfance - le p'tit gars - s'attarde encore un peu; c'est à la fois de toute évidence un beau et bon gars; du pays et du chien découle le gars de la campagne; c'est peut-être un drôle de gars, aussi, ce qui ne gâterait rien. (Je ne lésine pas sur la projection, comme on voit, mais sans doute n'a t'on encore rien vu.)

Le gars se tient, le mot convient, le verbe aussi. (Je n'ai d'emblée eu que ce mot, gars, pour l'attraper, j'y reste arrimé depuis des mois que je regarde la photographie.)

Qu'est-ce que c'est, les attributs du masculin, en l'occurence? Il est torse nu, ce serait facile de pointer carrure, pilosité, musculature, toutes trois parfaites; mais, précisément, c'est trop facile. (J'ai envie de l'attraper, il me serait aisé de croire que c'est pour y toucher, à ces trois perfections, mais je ne crois pas, en tout cas, de façon évidente, pas seulement.) Ce n'est pas ça, c'est autre chose.

 

C'est la courbure, le chien, la combe. Mêlés, les trois ensemble; ces trois-là, dans cet ensemble-là.

(...)

 

Les acrobates

p.63/64

 

                                                                (...)

Matias a commencé sans même s'en rendre compte, et le parquet s'est tu, mêmement la pensée, il savait bien pourtant qu'il n'avait rien à craindre, toujours la pensée cède quand il s'agit d'offrir au plein regard des autres le travail de son corps, ce qu'on attend de lui maintenant c'est qu'il bouge et dessine dans l'espace où ils se sont calés le geste douloureux d'une métamorphose, le renoncement muet d'une mort animale, genoux et coudes alors se plient, il tombe à terre, se relève et s'en va cogner contre le mur, ça ne commence pas comme une chorégraphie, comme une acrobatie, c'est dans un entre-deux où sans cesse, il le sait, il doit tenir la bride au sacre de la technique, au règne de l'émotion, laisser pour ça agir, sans un regret, le pur du corps donné, rigoureusement tenu, mais, parce qu'il a commencé sans même s'en rendre compte, il a besoin d'encore glisser un bref regard pour s'assurer qu'au moins immobile demeure

 

Alexandre est toujours comme un I dressé, rien ne cille en surface, non plus à l'intérieur, car depuis un moment c'est comme s'il parvenait à un état second quand il est planté là, en attente de mouvement, il flotte sur ce constat un parfum d'ironie, au moins de paradoxe, le mouvement c'est sa vie mais cette vie ne vaut que d'être soutenue, étayée, renforcée par l'immobilité (...)

 

Publié dans Récit - carnet...

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