"Djibouti", de Pierre Deram
Dès son titre Djibouti réveille tout un imaginaire collectif au parfum fabuleux et sulfureux d'exotisme et d'aventure, renvoyant le lecteur aux nombreux écrivains et poètes qui célébrèrent ce petit pays «coincé entre un désert immense et un océan rouge» à l'entrée de la Corne d'Afrique. Un territoire mythique aux paysages contrastés semblant émerger du chaos primitif, qui fut le premier et le dernier fleuron de l'Empire colonial français (1). Mais Pierre Deram resserre son angle d'approche tout en l'élargissant à l'échelle de l'univers.
D'emblée il se focalise sur la ville-même de Djibouti, ville métaphorique perdue dans une vaste étendue silencieuse de blancheur pétrifiée, de sel, de gravats et de poussière, dans un «immense tas sans cohérence» d'une violente nudité : dans un «océan de néant». Une ville desséchée, écrasée de soleil, piégée dans le «premier cercle d'une spirale de mort», et dont les fantômes s'animent la nuit, dans une «nuit entière grouillant d'agitation secrète», «pleine de couleurs grandioses et de torrents de rêves». Et il braque son projecteur sur la ville nocturne et militaire (2) où «l'ivrognerie et la tension sexuelle sont partout palpables», sur un monde de soldats «damnés, ignobles jusqu'au bout des ongles» et sur les femmes et les filles qu'ils entraînent dans leur naufrage, sans oublier le chien domestique Snoopy (clin d'oeil au chien de Charlie Brown qui dans la BD Peanuts se rêve légionnaire).
Autour de Djibouti
C'est sur cette scène minuscule ayant pour seul décor le rideau étoilé tendu sur le monde, à la fois cloaque et «puits sans fond», que se joue cette histoire reflétant la condition humaine dont le héros prendra la mesure tragique, approchant du même coup sa propre vérité. Celle de ces «ratés» «moins que rien» à la «jeunesse perdue», de ces putains et ces petites filles salies, réunis dans «l'innocente fraternité de la violence et de la beauté».
Et l'auteur, respectant les trois unités, concentre cette tragédie qui nous conte l'errance du lieutenant Markus fêtant son départ lors d'une ultime soirée refermant une parenthèse de six mois passés à Djibouti. Une errance initiatique plongeant dans la sordide réalité mais aussi onirique et renvoyant à de nombreux échos littéraires, qui va faire passer ce jeune et sage héros visiblement peu expérimenté du dégoût à la fascination et à la compassion. Une nuit de fête et d'ivresse où tous tentent d'échapper à la solitude, à l'ennui et à la tristesse, au soleil noir de la mélancolie», poussant leur vitalité dans des simulacres d'anéantissement, comme pour conjurer la mort.
Dans ce premier roman construit en cinq parties (suivies d'un épilogue), Pierre Deram révèle une écriture d'une grande puissance évocatrice, décrivant la déchéance des corps avec une précision et une crudité implacables tout en s'abandonnant à de magnifiques élans lyriques et en déployant une écriture consolatrice pleine d'empathie. Une écriture poétique nous enfermant dans des champs sémantiques resserrés jouant intensément des contrastes et des répétitions, des images et des symboles; une écriture fluide qui avance en roulant sur elle-même comme «l'immense univers» emportant tous ces «hommes entremêlés perdus au fond de cette ville».
L'auteur semble entremêler ainsi les points de vue narratifs même si la narration est confiée à un narrateur extérieur se glissant le plus souvent dans les pensées, les souvenirs et les rêveries du héros. On ne sait plus trop qui raconte car ce narrateur omniscient se glisse ponctuellement dans d'autres personnages dont il semble parfois recueillir les confessions, tandis que Markus reçoit où se souvient avoir reçu d'autres confessions ou récits de soldats inlassablement colportés. Des souvenirs vécus confinant à la légende et souvent incarnés dans des visions fantastiques marquantes. Et la narration avance tout en retournant régulièrement en arrière, éclairant tour à tour les différents protagonistes rencontrés par le héros au fil de la soirée ou au cours de son séjour, avant de les laisser retomber dans la nuit, tout comme les phares du taxi le conduisant dans le bar où il devait fêter son départ découvraient Djibouti dans la première partie.
La nuit s'embrase comme un nuage de pétrole noir, et de cette lumière impossible, de tout ce néant sans espoir, la beauté jaillit, irrésistible. Dans les ténèbres glacées qui l'enserrent, le coeur de l'homme se gonfle comme une immense voile où le vent chaud et profond de la vie s'engouffre.
En taxi
p.9/10
Le taxi tourna brusquement. Entraînée par sa vitesse, la voiture fit une rapide embardée sur la voie de gauche. Personne n'y prêta la moindre attention. Au loin, les lumières du port défilaient, suspendues dans la nuit comme des étoiles rouges.
- Alors, c'est demain que tu pars, n'est-ce pas ?
Dans l'obscurité, Markus hocha la tête. Tassé au milieu de la banquette, le corps chaud de Gallardo faisait pression contre son épaule. De l'autre côté, le visage tourné vers la vitre, Maronsol semblait absorbé par la soudaine apparition de dizaines de petits kiosques le long de la voie. Ce n'était pour la plupart qu'un assemblage épars de morceaux de bois auquel étaient suspendues quelques lanternes artisanales. Derrière les étals, des femmes assises seules dans le noir attendaient la venue d'un improbable acheteur.
Tout le monde s'était tu. A gauche, le golfe de Tadjourah s'étendait en une seule nappe sombre se perdant dans l'infini de l'océan. En bordure de route, les lucioles des vendeuses de khat semblaient flotter comme des fanaux sur une mer d'huile, déroulant vers l'horizon leurs longues guirlandes de lueurs mourantes. Au-delà des phares du taxi, la route disparaissait dans une nuit impénétrable. Tout paraissait irréel. On avançait en apesanteur vers le néant toujours plus noir du monde.
(...)
Thérèse
p. 36/37
(...)
- Tout le régiment est bourré comme un seul cochon...Pas un homme qui tienne debout passé minuit...Un régiment de soiffards et de dégénérés, voilà ce qu'on est ...
Et tandis qu'il se répétait lentement les paroles de Maronsol, le même fascinant dégoût vint emplir son coeur, ce même dégoût qui l'avait saisi le jour où un adjudant-chef avait pissé au bout de ses bottines, la bite fripée sortant de son treillis, l'urine coulant en un jet dru et sombre qui avait rebondi sur le sol aride jusqu'à former une flaque chaude et puante s'étalant lentement jusqu'à ses bottines. Et le vieil adjudant impassible avait poursuivi la discussion, la clope au bec, la bite à la main, comme si rien n'était en train de se passer, comme s'il n'avait pas, au milieu d'une conversation, ouvert sa braguette et décalotté son sexe aux yeux de tous, puis, pissant sans tourner le dos, continué de parler, avec sa salive de mauvais tabac, ses oreilles décollées et ses beaux yeux jaunis, le famas dans le dos, oh oui, ce même dégoût immonde avait saisi Markus tandis que la sombre flaque de pisse avait fini d'encercler ses chaussures et que l'adjudant avait refermé sa braguette éclaboussée d'urine. Voilà ce qu'on est», répétait-il maintenant. Un soir, ce même adjudant était tombé en pleurs dans ses bras parce qu'une voyante avait prédit la mort d'une de ses filles, et, puant la vinasse, il avait raconté comment son frère à lui était mort quand il était encore tout jeune et tout beau, ce petit frère au berceau, oublié par sa mère au fond d'une porcherie et bouffé par les cochons, bouffé vivant, démembré dans les hurlements des truies obèses et les piétinements des sabots, bouffé jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien qu'un berceau vide taché de boue, et sa mère alors s'était pendue au fond d'une étable, à une grosse poutre du toit, dans la moiteur du crottin et des bottes de foin. Il avait pleuré l'adjudant, ce soir -là, dans les bras de Markus, craignant que sa fille ne meure, se représentant la mort comme une grosse truie malicieuse qui viendrait l'attraper une nuit au fond de son cloaque. Ce même fascinant dégoût revenait tandis que le chant se terminait dans un fracas d'aplausissements, de cris et de verres entrechoqués, tandis que des postillons chargés d'alcool partaient et retombaient de toutes parts.
(...)
Araksan
p. 88/89
(...) Markus, complètement sonné, des gouttes de sang lui tombant dans les yeux, se dégageant à coups de coudes, s'était extirpé à moitié inconscient du bastringue où, dans l'obscurité, vingt hommes entremêlés se tapaient jusqu'à la mort.
Débouchant à l'air libre, titubant sur trente mètres le long de la rue de l'Ethiopie, la tête tournant dangereusement, il s'était affalé derrière une voiture, dos au trottoir, haletant comme un chevreuil blessé. Au loin, il pouvait entendre le brouhaha de la foule et la musique étouffée derrière les portes des bars, et, plus proches, les rires des soldats ivres déambulant dans la rue, et le bruit que font les talons des filles en heurtant le trottoir. C'était à ce moment, le crâne bourdonnant comme une ruche, la joue déchirée par des morceaux de verre, la chemise craquée et maculée de sang, c'était à ce moment de douleur physique la plus intense, palpant prudemment son visage entaillé et vérifiant mentalement le fonctionnement de chacune de ses articulations, c'était à ce moment que contemplant le ciel si haut, si calme, si noir, il avait songé - oui, il y songeait encore maintenant - il avait songé à l'immense univers qui roulait sur lui-même et les emportait tous, hommes et femmes, génération après génération, siècle après siècle, dans les grands remous de son mouvement impénétrable. Et voyant son petit corps blessé au fond d'une rue d'Afrique, perdu dans les ténèbres de la nuit, perdu au fond de cette ville, au fond de ce désert, au milieu d'un peuple qu'il ne connaissait pas, si loin de tout – quelle heure était-il en Europe ? -, il avait soudainement pensé qu'il devait quitter ce pays un jour, oui, le quitter pour toujours; et qu'emportant un peu de poussière au bout de ses rangers, le souvenir d'une putain ou le ferment d'une infection, le soir au fond de sa couette, allongé près du chauffage, il regretterait le temps de cette jeunesse folle dépensée en pure perte dans les rues sombres de Djibouti.
*
(...)