"Da l'altra parti / De l'autre côté", de Norbert Paganelli
Da l'altra parti / De l'autre côté, recueil bilingue (1) de trente-sept poèmes écrits en corse par Norbert Paganelli et traduits par Dominique Colonna, est profondément marqué (2) du sceau de Janus : de cette divinité romaine gardienne des portes et des passages dont le visage à double face se tourne à la fois vers le passé et vers l'avenir, et qui a toujours été associée au passage du temps, aux commencements et aux fins.
Le thème du passage du temps est en effet central dans ce recueil où «le vent glisse sur la pierre» et nous emporte mais ramène aussi les nuages versant leur «eau nourricière». Un recueil où semble se définir le rôle du poète qui, tel Janus, se tient sur le seuil, posant son regard sur «cette parcelle de terre où nous vivons», sur cette terre corse dont il exalte la beauté simple ou majestueuse dans la belle langue qui est la sienne, et plus largement sur notre monde. Un regard dont l'acuité semble éclairée par ce qu'il perçoit d'un temps révolu, d'un passé enfoui. Lumière qui dit aussi l'ouverture de l'avenir rendant caduque toute fonction de prophète. Et ce poète lucide sur ce monde présent, dont l'acuité est paradoxalement éclairée par ces «chansons de la nuit apprises de l'autre côté», incite à reprendre les choses effacées, à prendre «ce qui vient»(3) sans le gaspiller :
«Nous reprendrons les choses effacées
Celles qui étaient dans la lumière de midi
Et qu'une main gaspilleuse a préféré nier»
1) On déplore le décalage absurde entre la version corse et française d'un même poème, ces dernières étant présentées recto-verso, contrairement à leur présentation en double page dans les recueils précédents de l'auteur. Cela rend en effet très difficile le va-et-vient de l'une à l'autre et interdit de fait à ceux qui maîtrisent mal cette langue (les plus nombreux) une lecture en corse !
Une façon perverse d'achever les mots d'une langue moribonde, qui personnellement me semble en total contre-sens avec la teneur de ces poèmes :
Même les routes semblent mortes
Comme les mots imprimés
D'un livre sans lecteur
2) Un sceau marqué de plus typographiquement : en couverture mais aussi sur chaque double-page dans une scission et un retournement signifiant des deux faces de Janus qui se tournent alors vers le texte ...
3) Ciò chì veni / Ce qui vient est le titre de la première partie
Et notre poète observe, écoute et constate, il se souvient, imagine et raconte, il doute ou affirme, interroge, enjoint ou interpelle, libérant des masques et des silences cette «parole de vérité». Mieux vaut la dire (4) en effet. Ecrire aussi «ce que disent les mots» (5), l'imprimer sur la page pour que cette «parole en fuite» reste parole vivante - du moins tant que le livre aura des lecteurs pour la déchiffrer -, car «l'écriture est de pierre et la voix de vent». Et si cette parole-pierre sera un jour elle aussi usée par le vent, ou subsistera peut-être comme ces «pierres dressées» dont nous avons perdu le sens, il reste néanmoins nécessaire de la dire et de l'écrire, même si cela peut sembler infime et dérisoire. Car «ce rien» «sans aucune certitude» «est toujours mieux que le néant».
4) Sarà meddu a dillà / Mieux vaut le dire est le titre de la seconde partie
5) Ciò ch'eddi dicini i parolli / Ce que disent les mots est le titre de la troisième et dernière partie
6) Des paroles et des mots pouvant s'entendre dans un sens très large, mais visant semble-t-il en premier lieu cette langue corse dans laquelle écrit le poète
Les êtres et les choses changent et on ne doit désespérer de la vie : de celle de cette langue corse emblématique de la nôtre, de la vie humaine. «Une lueur presque éteinte» peut toujours se ranimer et on peut toujours «capturer un filet de lumière» ou faire naître «une fleur vaporeuse» de ce qui git oublié au plus profond. On ne pourra jamais prédire ce que réserve l'avenir : «L'eau peut-être nous réchauffera-t-elle».
Envers et contre tout, dès le poème ouvrant son recueil qui semble en annoncer la tonalité, le poète proclame ainsi sa foi en l'homme. Une foi plus que jamais nécessaire en ces temps de «grande misère» :
Je crois en toi comme jamais tu ne le sauras
Infâme traitre
Renié même par les mouches
Et la grande humanité
Pour cela
Rien que pour cela
Je crois en toi
http://invistita.fr/poesie-corse/norbert-paganelli/
p.19
ED EIU ED EDDU
Avali t'avemu u fretu
A pulvariccia rossa si n'hè andata
E i luma si piattani
Daretu à a mascara
Di lu to visu
Un femu micca neci di ùn sapè
A rombu di dà stintu à a robba falza
Si vadagna ad essa com'è no'semu
E u ventu sculiscia nantu à a teghja
Forsa l'acqua ci riscaldarà
p. 20
LUI ET MOI
Nous avons froid à présent
La poussière rouge s'en est allée
Et les lumières se cachent
Derrière le masque
De ton visage
Ne faisons pas semblant d'ignorer
A force d'animer le faux
Nous gagnons d'être ce que nous sommes
Et le vent glisse sur la pierre
L'eau peut-être nous réchauffera-t-elle
p.49
QUAND'E A PETRA
Pudè capi l'agunia di a teghja
Quandu edda senti a fini
Di u viagjju cecu
Pudè di à quiddu chi sbocca
Un hè cambiatu nudda
Nudda rifrancu u zuddu smizzatu
Chi pugna di cantà stu lumu
Chi mai ùn pudarà francà a porta
O teghji ditimila vo'
Forsa v'ascultaraghju
p. 50
LORSQUE LA PIERRE
Pouvoir saisir l'agonie de la piere
Lorsqu'elle pressent la fin
De l'aveugle voyage
Pouvoir dire à celui qui survient
Rien n'a changé
Rien sauf le seuil brisé
Qui tente de chanter cette lumière
Qui ne pourra jamais franchir la porte
Pierres dites-le-moi
Je vous écouterai peut être
p.73
VENTU
Orù è furtuna
Acqua tarra è ventu
E a strada longa longa
Chi ùn po cuddà più insù
Ditimi ditimi ghjà u culuri di i nivuli
A richezza è l'oru l'aghju dighjà visti
Ma i nivuli faci tantu tempu
Ch'eddi ùn affacini più
O li nivuli chi furtuna
Quand'eddi ci lampani l'acqua ingrassendu tarra
Ma ùn ci hè chè ventu
Pà pudeccili ghjunghja
p.74
VENT
Or et chance
Eau terre et vent
Et cette route si longue
Qui ne peut grimper plus haut
Dites-moi dites-moi donc la couleur des nuages
Car la richesse et l'or je les ai déjà vus
Mais les nuages cela fait si longtemps
Qu'ils ne se montrent plus
Oh les nuages quel bonheur
Lorsqu'ils nous versent cette eau nourricière
Mais il n'y a que le vent
A pouvoir nous les apporter