"Da l'altra parti / De l'autre côté", de Norbert Paganelli

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Da l'altra parti / De l'autre côté", de Norbert Paganelli

Da l'altra parti / De l'autre côté, recueil bilingue (1) de trente-sept poèmes écrits en corse par Norbert Paganelli et traduits par Dominique Colonna, est profondément marqué (2) du sceau de Janus : de cette divinité romaine gardienne des portes et des passages dont le visage à double face se tourne à la fois vers le passé et vers l'avenir, et qui a toujours été associée au passage du temps, aux commencements et aux fins.

Le thème du passage du temps est en effet central dans ce recueil où «le vent glisse sur la pierre» et nous emporte mais ramène aussi les nuages versant leur «eau nourricière». Un recueil où semble se définir le rôle du poète qui, tel Janus, se tient sur le seuil, posant son regard sur «cette parcelle de terre où nous vivons», sur cette terre corse dont il exalte la beauté simple ou majestueuse dans la belle langue qui est la sienne, et plus largement sur notre monde. Un regard dont l'acuité semble éclairée par ce qu'il perçoit d'un temps révolu, d'un passé enfoui. Lumière qui dit aussi l'ouverture de l'avenir rendant caduque toute fonction de prophète. Et ce poète lucide sur ce monde présent, dont l'acuité est paradoxalement éclairée par ces «chansons de la nuit apprises de l'autre côté», incite à reprendre les choses effacées, à prendre «ce qui vient»(3) sans le gaspiller :

«Nous reprendrons les choses effacées

Celles qui étaient dans la lumière de midi

Et qu'une main gaspilleuse a préféré nier»

 

1) On déplore le décalage absurde entre la version corse et française d'un même poème, ces dernières étant présentées recto-verso, contrairement à leur présentation en double page dans les recueils précédents de l'auteur. Cela rend en effet très difficile le va-et-vient de l'une à l'autre et interdit de fait à ceux qui maîtrisent mal cette langue (les plus nombreux)  une lecture en corse !

Une façon perverse d'achever les mots d'une langue moribonde, qui personnellement me semble en total contre-sens avec la teneur de ces poèmes :

«Même les routes semblent mortes

Comme les mots imprimés

D'un livre sans lecteur»...

 

2) Un sceau marqué de plus typographiquement : en couverture mais aussi sur chaque double-page dans une scission et un retournement signifiant des deux faces de Janus qui se tournent alors vers le texte ...

 

3) Ciò chì veni / Ce qui vient est le titre de la première partie

 

 

Et notre poète observe, écoute et constate, il se souvient, imagine et raconte, il doute ou affirme, interroge, enjoint ou interpelle, libérant des masques et des silences cette «parole de vérité». Mieux vaut la dire (4) en effet. Ecrire aussi «ce que disent les mots» (5), l'imprimer sur la page pour que cette «parole en fuite» (6) reste parole vivante - du moins tant que le livre aura des lecteurs pour la déchiffrer -, car «l'écriture est de pierre et la voix de vent». Et si cette parole-pierre sera un jour elle aussi usée par le vent, ou subsistera peut-être comme ces «pierres dressées» dont nous avons perdu le sens, il reste néanmoins nécessaire de la dire et de l'écrire, même si cela peut sembler infime et dérisoire. Car «ce rien» «sans aucune certitude» «est toujours mieux que le néant».

 

4) Sarà meddu a dillà / Mieux vaut le dire est le titre de la seconde partie

5) Ciò ch'eddi dicini i parolli / Ce que disent les mots est le titre de la troisième et dernière partie

6) Des paroles et des mots pouvant s'entendre dans un sens très large, mais visant semble-t-il en premier lieu cette langue corse dans laquelle écrit le poète 

 

Les êtres et les choses changent et on ne doit désespérer de la vie : de celle de cette langue corse emblématique de la nôtre, de la vie humaine. «Une lueur presque éteinte» peut toujours se ranimer et on peut toujours «capturer un filet de lumière» ou faire naître «une fleur vaporeuse» de ce qui git oublié au plus profond. On ne pourra jamais prédire ce que réserve l'avenir : «L'eau peut-être nous réchauffera-t-elle».

Envers et contre tout, dès le poème ouvrant son recueil qui semble en annoncer la tonalité, le poète proclame ainsi sa foi en l'homme. Une foi plus que jamais nécessaire en ces temps de «grande misère» :

Je crois en toi comme jamais tu ne le sauras
Infâme traitre
Renié même par les mouches
Et la grande humanité

Pour cela
Rien que pour cela
Je crois en toi

On goûte ces poèmes profondément ancrés dans la nature dont la langue simple n'exclut pas le mystère. Des poèmes qui, malgré ce qu'ils révèlent de conscience de notre finitude, de lucidité sur l'homme actuel et sur ce monde-ci, dispensent une mélancolie parfois joyeuse - oxymore s'accordant bien à cette vie par essence paradoxale qu'ils célèbrent. Ils dispensent en effet un espoir indissociable de cette vie éphémère et pour cela si précieuse.

Et alors que l'homme, errant sur le chemin, ne sait plus «chanter cette lumière», la maison du poète reste intacte. Libre et serein, ce dernier s'y tient debout sur le seuil pour transmettre le message. Un point de vue qui valide son verbe.

 

@ photo Via Stella

Da l'altra parti/De l'autre côté, Norbert Paganelli, traduction de Dominique Colonna, préface de Marie-Ange Sebasti, Colonna édition, 3ème trimestre 2014, 95 p.

(Prix 2014 de la création littéraire collectivité territoriale de Corse / Prix du livre corse 2015)

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 A propos de l'auteur :

http://invistita.fr/poesie-corse/norbert-paganelli/

 

EXTRAITS BILINGUES :

 

p.19

ED EIU ED EDDU

 

Avali t'avemu u fretu

A pulvariccia rossa si n'hè andata

E i luma si piattani

Daretu à a mascara

Di lu to visu

 

Un femu micca neci di ùn sapè

A rombu di dà stintu à a robba falza

Si vadagna ad essa com'è no'semu

E u ventu sculiscia nantu à a teghja

Forsa l'acqua ci riscaldarà

 

p. 20

LUI ET MOI

 

Nous avons froid à présent

La poussière rouge s'en est allée

Et les lumières se cachent

Derrière le masque

De ton visage

 

Ne faisons pas semblant d'ignorer

A force d'animer le faux

 

Nous gagnons d'être ce que nous sommes

 

Et le vent glisse sur la pierre

L'eau peut-être nous réchauffera-t-elle

 

p.49

QUAND'E A PETRA

 

Pudè capi l'agunia di a teghja

Quandu edda senti a fini

Di u viagjju cecu

 

Pudè di à quiddu chi sbocca

Un hè cambiatu nudda

Nudda rifrancu u zuddu smizzatu

Chi pugna di cantà stu lumu

Chi mai ùn pudarà francà a porta

 

O teghji ditimila vo'

Forsa v'ascultaraghju

 

p. 50

LORSQUE LA PIERRE

 

Pouvoir saisir l'agonie de la piere

Lorsqu'elle pressent la fin

De l'aveugle voyage

 

Pouvoir dire à celui qui survient

Rien n'a changé

Rien sauf le seuil brisé

Qui tente de chanter cette lumière

Qui ne pourra jamais franchir la porte

 

Pierres dites-le-moi

Je vous écouterai peut être

 

p.73

VENTU

 

Orù è furtuna

Acqua tarra è ventu

E a strada longa longa

Chi ùn po cuddà più insù

Ditimi ditimi ghjà u culuri di i nivuli

A richezza è l'oru l'aghju dighjà visti

Ma i nivuli faci tantu tempu

Ch'eddi ùn affacini più

O li nivuli chi furtuna

Quand'eddi ci lampani l'acqua ingrassendu tarra

 

Ma ùn ci hè chè ventu

Pà pudeccili ghjunghja

 

p.74

VENT

 

Or et chance

Eau terre et vent

Et cette route si longue

Qui ne peut grimper plus haut

Dites-moi dites-moi donc la couleur des nuages

Car la richesse et l'or je les ai déjà vus

Mais les nuages cela fait si longtemps

Qu'ils ne se montrent plus

Oh les nuages quel bonheur

Lorsqu'ils nous versent cette eau nourricière

 

Mais il n'y a que le vent

A pouvoir nous les apporter

Publié dans Poésie, Bilingue

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N
Je vous remercie pour ce bel article, en le relisant je me découvre un peu....
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