"Jérusalem terrestre", de Emmanuel Ruben
C'est lors d'un bref voyage en Israël qu'est venue à Emmanuel Ruben «la première idée d'un livre sur la région. L'idée d'un livre coupé en deux comme cette terre, et qui rendrait compte de l'impression d'avoir visité deux mondes, deux peuples qui habitent face à face mais vivent en réalité dos à dos». Emu par des cerfs-volants aperçus sur un terrain vague de Bethléem, il commença alors à inventer une histoire dans laquelle, tout comme Piotr Griniov, le jeune héros narrateur de Pouchkine dans son roman La fille du capitaine (1), des enfants feraient d'une carte un cerf-volant.
Un projet de «roman géopolitique sur fond de conflit israélo-palestinien» pour lequel il bénéficia quatre ans après d'une bourse de deux mois de résidence à l'Institut français de Jérusalem. Et pour accompagner l'écriture de ce roman et en «essuyer le surplus de sens», il rédigea une sorte de carnet ou de journal.
Jérusalem terrestre, prenant son autonomie, est ainsi né de ce «journal de débord» tenant à la fois du témoignage et du reportage. Et ce récit d'un «géographe défroqué» entré en littérature, empli d'anecdotes comme d'informations précises et chiffrées et de multiples citations et réflexions sur le sujet, sans oublier bien sûr les cartes, nous séduit tant par la pertinence de son approche que par son style fluide et alerte teinté d'humour et d'autodérision, mais aussi par sa poésie, l'auteur montrant d'heureuses dispositions pour la métaphore. Un récit vivant, humain, dans lequel Emmanuel Ruben interroge, pèse «le pour et le contre» sans prétendre détenir la «réponse idoine», nous invitant à élargir notre réflexion en prenant en compte «toute la complexité de l'affaire».
Car Jérusalem, «la ville la plus célèbre et la plus disputée du monde», est «la seule à exister à deux endroits, sur terre comme au ciel», et «en aucun lieu de la terre, l'imaginaire et le réel ne sont à ce point imbriqués que dans les pierres de la Ville Sainte. En aucun lieu de la terre, l'imagination humaine n'a nourri et envenimé à ce point le réel».
Alonso Cano, vision de Jérusalem par Saint Jean l'évangéliste
Si on peut «lire la ville» de Jérusalem «comme un immense palimpseste vertical rédigé dans plusieurs alphabets, dont les caractères, déplacés au gré des conquêtes et des invasions, auraient fini par se chevaucher», Emmanuel Ruben, en bon géographe, remet toutes ces strates à plat, juxtaposant et imbriquant, reliant toutes ces voix passées et actuelles en les couchant sur ses pages. Et à l'abondance des citations - en exergue ou dans le corps du texte - provenant de sources et d'époques variées (2) et émanant de personnalités connues, s'ajoutent les voix des Israéliens et des Palestiniens rencontrés par l'auteur sur ses pas, dans son quotidien, les textes d'élèves du Lycée Français rédigés dans le cadre des ateliers d'écriture qu'il a animés, et même des notes issues de son précédent séjour en Israël. L'auteur semble ainsi soucieux d'inscrire sa propre voix dans la diversité et la continuité :
«Jérusalem est une ruche passionnante, et à l'origine de chaque pas dans ses ruelles, de chaque phrase qui nous vient en tête, il y a les pas que les autres ont fait avant nous, les phrases que nous avons entendues, dans les milliers de bouches de ses habitants, de ses résidents, à titre éternel, viager ou temporaire.»
2) Provenant des textes religieux les plus anciens, comme des écrits ou des discours des théoriciens du sionisme, des historiens, des cartographes ou des archéologues, des hommes politiques et des philosophes, des écrivains ou des poètes...
Le sujet de mes recherches : le mur.
(...) Mon livre passerait de part et d'autre du mur.
Quiconque vient en Israël se demande où est la vraie "frontière", le terme y étant aussi tabou que celui de "mur". La fameuse "ligne verte"(3) revendiquée par l'autorité palestinienne se fait en effet discrète, voire invisible, sur les cartes ou les plans distribués par l'office de tourisme, tout comme le mur, cette "barrière de sécurité" érigée depuis 2002 par les Israéliens pour soi-disant se protéger de toute intrusion de terroristes palestiniens, mais avant tout pour filtrer, parquer et rejeter.
Dépassant les cartes et les discours qui ne correspondent pas à la réalité, Emmanuel Ruben va partir sur le terrain à la recherche de cette frontière perdue , aller voir comment on vit de l'autre côté de ce mur «symbole d'une société qui vit dans le déni de l'autre». Un mur qui s'avère «tout le contraire d'une frontière» car «Tsahal veille de part et d'autre», et qui charcute violemment les paysages comme les hommes. Un mur qui rend «invivable la vie de l'autre côté et invisibles les tourments qui y sont endurés».
Il lui apparaît ainsi qu'il existe moins des territoires palestiniens qu'un «ensemble d'îlots dont les contours fluctuent au gré des marées». Qu'il n'y a pas deux Etats mais «un Etat suzerain dictant ses lois à une autorité vassale qui régit des territoires fantoches , Israël s'entêtant à puiser sa légitimité «dans un corpus théologique et idéologique» dont la fiabilité historique est contredite par les dernières découvertes archéologiques.
Le mur est un cactus qu'on fait passer pour un olivier.
pour unir «une nation qui manque de liant»
Si la carte est une représentation du réel, elle épouse aussi les formes et les couleurs de l'imaginaire, tandis que le cerf-volant peut également prendre celles de la réalité. Et Emmanuel Ruben - signant de son «pseudo plumitif» - avait pour projet d'«écrire l'histoire d'un cerf-volant qui se joue des barrières», un peu comme Romain Gary dont l'ombre plane parfois sur ce livre : un projet peut-être un peu un peu naïf, se dit finalement l'auteur en découvrant des enfants dont les cerfs-volants imitent des avions de chasse : «Ici même le symbole de l'espoir a pris la forme et la couleur de la guerre.»
Mais, envers et contre tout, cet auteur dont les cerfs-volants racontent plus «la géographie déchirée» que l'histoire semble vouloir croire en ce «symbole d'une utopie à venir», et il ne me paraît pas si éloigné de Gary qu'il l'affirme. Car si Les cerfs-volants, paru peu avant le suicide de ce dernier, était dédié à la mémoire – ce qui évoque pour lui ce «monde de vieillards où l'excès de mémoire est l'infirmité congénitale et transnationale» -, mémoire et "poursuite du bleu" étaient indissociables chez Romain Gary dont ce roman était avant tout un hommage à la résistance, et plus aux sans-grade et aux anonymes qu'aux grandes figures historiques (6). Continuer, ne pas rompre le fil : une résistance que me semblent bien illustrer ces Palestiniens qui se jouent du mur, le traversant pour se livrer à toutes sortes de trafics, le contournant longuement pour aller travailler ou se distraire, continuant à étudier et surtout à créer, à inventer, ouvrant ainsi, chacun à leur manière, la "brèche de la vie et de l'esprit" (7).
Et Emmanuel Ruben, comme le jeune Piotr Andreievitch Griniov de La fille du Capitaine, attache ainsi à ce cerf-volant qui nous tient autant qu'on le tient.
6) Cette fiction est en effet née de l'abandon d'un projet de documentaire historique sur les Compagnons de la libération (cf le livre de Jérôme Camilly, Romain Gary, brève escale en Corse). Gary ne voulait pas semble-t-il laisser dans l'ombre les sans-grade, tous ces anonymes qui avaient aussi refusé de se soumettre.
7) Selon la citation Martin Buber (Une terre et deux peuples, 1919) : « ... ouvrir les brèches de l'esprit et de la vie dans le mur de l'Histoire »
Mosaïque près de Jéricho
Il est une autre manière de faire trembler les murs : c'est d'oser dire. Emmanuel Ruben, juif lui-même par ses origines si ce n'est par la foi, et dont une partie de la famille vit en Israël, ne juge pas les raisons du silence de beaucoup de Juifs israéliens, ni ces Juifs de la diaspora qui craignent, , d'alimenter l'antisémitisme. Mais il refuse, lui, de se taire. Entre la Justice et sa mère (8), il choisit certes la mère, mais pas cette famille dans laquelle il est né, cette "tribu" qu'il n'a pas choisie. Il lui préfère sa mère d'élection : sa famille intellectuelle et artistique.
Et son éditeur a le mérite de le publier alors que tant d'éditeurs frileux censurent des ouvrages remarquables dont ils reconnaissent pourtant eux-mêmes les qualités (9).
8) Faisant référence à la fameuse phrase de Camus dans son discours de Stockholm : «Si c'est cela la Justice, je préfère ma mère.»
9) Je pense notamment à l'intellectuel algérien Salah Guemriche, qui a dû se rabattre sur l'édition numérique pour publier Feuilles de Ruth, remarquable essai - fruit de trois années de travail - se fondant sur l'analyse des textes sacrés et des auteurs juifs anciens et contemporains pour éclairer l'impossible dialogue entre Palestiniens et Israéliens.
Jérusalem terrestre, Emmanuel Ruben, inculte/dernière marge, septembre 2015, 176 p., 16,90 €
EXTRAITS :
On peut consulter des extraits sur le blog de l'auteur, L'araignée givrée, en cliquant sur le tag "Jérusalem" et en remontant le fil à partir du 1er juillet 2015 : ici
Et consulter la table des matières que j'ai reconstituée :
TABLE DES MATIERES
Prologue
Du pays du Cerf au Pays des cerfs-volants :
Projet de roman géo-politique sur fond de conflit israélo-palestinien
1
Le désespoir est un luxe :
Retour à Bethléem
2 septembre 2014
2
A la recherche de la frontière perdue :
Sur la route de Naplouse
4 septembre 2014
3
De la muraille au dôme de fer :
Détour par Béthanie, la ville sous le mur
12 septembre 2014
4
Juif le jour et Arabe la nuit :
Seul dans Jérusalem-Est
13 septembre 2014
5
L'archipel grignoté:
Tous les tunnels ne mènent pas à Gaza
14 septembre 2014
6
Le Palestinien errant 1 :
Toutes les pierres de la vieille ville
18 septembre 2014
7
Seule la mer sait oublier :
Bain de jouvence à Jaffa
21 septembre 2014
8
Intifada miniature et baptême du gaz au camp d'Aïda
26 septembre 2014
9
Kalkilya in Kafkaïa
27 septembre 2014
10
Kippour chez les derniers laïcs de la Ville Sainte
4 octobre 2014
11
La truelle et l'épée :
Lire Martin Buber à l'ombre du mur
10 octobre 2014
12
Le mirador et la menorah :
Un vendredi à Hébron
17 octobre 2014
13
La forme et la couleur de la guerre :
Les cerfs-volants de Tel Aviv
23 octobre 2014
14
Halte à Haifa :
Un aperçu de l'utopie isratine
24 octobre 2014
15
Le Palestinien errant 2 :
Les mosaïques de Jéricho
29 octobre 2014
16
Choper la crève à Sabra &Chatila :
Israël vu du Liban
5 novembre 2014
17
Du poignard à la Kalachnikov :
Dessine-moi ton pays et je te dirai qui tu es
9 novembre 2014
Epilogue :
Le jour où j'ai inventé Israël sans m'en rendre compte
26 janvier 2015