"Jérusalem terrestre", de Emmanuel Ruben

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

C'est lors d'un bref voyage en Israël qu'est venue à Emmanuel Ruben «la première idée d'un livre sur la région. L'idée d'un livre coupé en deux comme cette terre, et qui rendrait compte de l'impression d'avoir visité deux mondes, deux peuples qui habitent face à face mais vivent en réalité dos à dos». Emu par des cerfs-volants aperçus sur un terrain vague de Bethléem, il commença alors à inventer une histoire dans laquelle, tout comme Piotr Griniov, le jeune héros narrateur de Pouchkine dans son roman La fille du capitaine (1), des enfants feraient d'une carte un cerf-volant.

Un projet de «roman géopolitique sur fond de conflit israélo-palestinien» pour lequel il bénéficia quatre ans après d'une bourse de deux mois de résidence à l'Institut français de Jérusalem. Et pour accompagner l'écriture de ce roman et en «essuyer le surplus de sens», il rédigea une sorte de carnet ou de journal.

1) Dans le chapitre 1 de La fille du Capitaine (1836), roman qui a enchanté mon enfance,  le père du jeune héros narrateur le surprend en train de transformer une vieille carte inutilisée pendant au mur en cerf-volant au moment-même où  il "ajoute une queue de filasse au Cap de Bonne-Espérance", ce qui vaudra le renvoi à son précepteur.

 

 

Christ en majesté et la Jérusalem céleste

(fresque de la chapelle romane de Saint-Chef)

 

Jérusalem terrestre, prenant son autonomie, est ainsi né de ce «journal de débord» tenant à la fois du témoignage et du reportage. Et ce récit d'un «géographe défroqué» entré en littérature, empli d'anecdotes comme d'informations précises et chiffrées et de multiples citations et réflexions sur le sujet, sans oublier bien sûr les cartes, nous séduit tant par la pertinence de son approche que par son style fluide et alerte teinté d'humour et d'autodérision, mais aussi par sa poésie, l'auteur montrant d'heureuses dispositions pour la métaphore. Un récit vivant, humain, dans lequel Emmanuel Ruben interroge, pèse «le pour et le contre» sans prétendre détenir la «réponse idoine», nous invitant à élargir notre réflexion en prenant en compte «toute la complexité de l'affaire».

Car Jérusalem, «la ville la plus célèbre et la plus disputée du monde», est «la seule à exister à deux endroits, sur terre comme au ciel», et «en aucun lieu de la terre, l'imaginaire et le réel ne sont à ce point imbriqués que dans les pierres de la Ville Sainte. En aucun lieu de la terre, l'imagination humaine n'a nourri et envenimé à ce point le réel».

 

             

                   

Alonso Cano, vision de Jérusalem par Saint Jean l'évangéliste

 

Un ouvrage polyphonique

 

Si on peut «lire la ville» de Jérusalem «comme un immense palimpseste vertical rédigé dans plusieurs alphabets, dont les caractères, déplacés au gré des conquêtes et des invasions, auraient fini par se chevaucher», Emmanuel Ruben, en bon géographe, remet toutes ces strates à plat, juxtaposant et imbriquant, reliant toutes ces voix passées et actuelles en les couchant sur ses pages. Et à l'abondance des citations - en exergue ou dans le corps du texte - provenant de sources et d'époques variées (2) et émanant de personnalités connues, s'ajoutent les voix des Israéliens et des Palestiniens rencontrés par l'auteur sur ses pas, dans son quotidien, les textes d'élèves du Lycée Français rédigés dans le cadre des ateliers d'écriture qu'il a animés, et même des notes issues de son précédent séjour en Israël. L'auteur semble ainsi soucieux d'inscrire sa propre voix dans la diversité et la continuité :

«Jérusalem est une ruche passionnante, et à l'origine de chaque pas dans ses ruelles, de chaque phrase qui nous vient en tête, il y a les pas que les autres ont fait avant nous, les phrases que nous avons entendues, dans les milliers de bouches de ses habitants, de ses résidents, à titre éternel, viager ou temporaire.»

2) Provenant des textes religieux les plus anciens, comme des écrits ou des discours des théoriciens du sionisme, des historiens, des cartographes ou des archéologues, des hommes politiques et des philosophes, des écrivains ou des poètes...

 

 

Du mur et des frontières


Le sujet de mes recherches : le mur.
(...) Mon livre passerait de part et d'autre du mur.

Quiconque vient en Israël se demande où est la vraie "frontière", le terme y étant aussi tabou que celui de "mur". La fameuse "ligne verte"(3) revendiquée par l'autorité palestinienne se fait en effet discrète, voire invisible, sur les cartes ou les plans distribués par l'office de tourisme, tout comme le mur, cette "barrière de sécurité" érigée depuis 2002 par les Israéliens pour soi-disant se protéger de toute intrusion de terroristes palestiniens, mais avant tout pour filtrer, parquer et rejeter.

3) Ligne de démarcation datant de l'armistice de 1949 :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ligne_verte_%28Isra%C3%ABl%29

 

   Menorah de Hébron

Dépassant les cartes et les discours qui ne correspondent pas à la réalité, Emmanuel Ruben va partir sur le terrain à la recherche de cette «frontière perdue», aller voir comment on vit de l'autre côté de ce mur «symbole d'une société qui vit dans le déni de l'autre». Un mur qui s'avère «tout le contraire d'une frontière» car «Tsahal veille de part et d'autre», et qui charcute violemment les paysages comme les hommes. Un mur qui rend «invivable la vie de l'autre côté et invisibles les tourments qui y sont endurés».

Il lui apparaît ainsi qu'il existe moins des territoires palestiniens qu'un «ensemble d'îlots dont les contours fluctuent au gré des marées». Qu'il n'y a pas deux Etats mais «un Etat suzerain dictant ses lois à une autorité vassale qui régit des territoires fantoches», Israël s'entêtant à puiser sa légitimité «dans un corpus théologique et idéologique» dont la fiabilité historique est contredite par les dernières découvertes archéologiques.                                         


Le mur est un cactus qu'on fait passer pour un olivier.

Il apparaît aussi à l'auteur que ce mur a été construit en réalité pour entraver le processus de paix, la prophétie belliciste de la «muraille de fer»(4), renforcée par la récente politique du «dôme de fer» (5), s'étant réalisée. Mais ce mur se révèle néanmoins une impasse pour l'avenir-même d'Israël, que ce dernier passe par la réalisation d'un Etat binational ou par la coexistence pacifique de deux Etats - «difficile à mettre en oeuvre du fait de cette imbrication entre Judéo-Israéliens et Arabes». 

Si un "peuple juif" inventé de toute pièce et issu d'une grande pluralité d'origines est malgré tout né de la shoah (l'auteur se distinguant en cela de Shlomo Sand), ce «besoin de la guerre permanente ... pour faire soudure», pour unir «une nation qui manque de liant» a conduit à un «morcellement infini de l'espace» et à une violence aux effets de boomerang. Et paradoxalement, cet «Etat qui prétend représenter les juifs du monde entier a permis l'invention du peuple palestinien mais a empêché celle du peuple israélien».

«En opprimant, en divisant pour mieux régner, l'Israélien s'est empêché lui-même de former un peuple uni.»

4) Vladimir Zeev Jabotinsky, La Muraille de fer (1933) : «La seule voie qui puisse nous mener à cet accord est celle de la muraille de fer, c'est à dire de l'existence d'une force, en Palestine, qui ne soit influencée d'aucune façon par les pressions des Arabes. Autrement dit : le seul moyen d'arriver à un accord futur est le renoncement à la tentative d'arriver à un accord aujourd'hui.»

5) Système israélien de défense aérienne mobile  (https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%B4me_de_fer)

 

Et cet ouvrage, qui aborde une affaire embrouillée dès son plus lointain départ sous toutes ses facettes, l'enrichit d'une approche géographique plus inhabituelle. Emmanuelle Ruben ne se contente pas en effet de relever le déni de réalité opéré par les cartes et de nous présenter cette «nouvelle donne géopolitique» consécutive à l'érection du mur, il nous expose aussi les facteurs géographiques déterminants ayant présidé à sa construction, que lui explique un cartographe palestinien interrogé par ses soins. Des données hydrographiques et agricoles, topographiques et stratégiques, démographiques, qu'il ne faudrait pas négliger.

 

 

                        

                          

De la carte au cerf-volant

 

Si la carte est une représentation du réel, elle épouse aussi les formes et les couleurs de l'imaginaire, tandis que le cerf-volant peut également prendre celles de la réalité. Et Emmanuel Ruben - signant de son «pseudo plumitif» - avait pour projet d'«écrire l'histoire d'un cerf-volant qui se joue des barrières», un peu comme Romain Gary dont l'ombre plane parfois sur ce livre : un projet peut-être un peu un peu naïf, se dit finalement l'auteur en découvrant des enfants dont les cerfs-volants imitent des avions de chasse : «Ici même le symbole de l'espoir a pris la forme et la couleur de la guerre.»

Mais, envers et contre tout, cet auteur dont les cerfs-volants racontent plus «la géographie déchirée» que l'histoire semble vouloir croire en ce «symbole d'une utopie à venir», et il ne me paraît pas si éloigné de Gary qu'il l'affirme. Car si Les cerfs-volants, paru peu avant le suicide de ce dernier, était dédié à la mémoire – ce qui évoque pour lui ce «monde de vieillards où l'excès de mémoire est l'infirmité congénitale et transnationale» -, mémoire et "poursuite du bleu" étaient indissociables chez Romain Gary dont ce roman était avant tout un hommage à la résistance, et plus aux sans-grade et aux anonymes qu'aux grandes figures historiques (6). Continuer, ne pas rompre le fil : une résistance que me semblent bien illustrer ces Palestiniens qui se jouent du mur, le traversant pour se livrer à toutes sortes de trafics, le contournant longuement pour aller travailler ou se distraire, continuant à étudier et surtout à créer, à inventer, ouvrant ainsi, chacun à leur manière,  la "brèche de la vie et de l'esprit" (7).

Et Emmanuel Ruben, comme le jeune Piotr Andreievitch Griniov de La fille du Capitaine, attache ainsi "une queue de filasse au Cap de Bonne Espérance", à ce cerf-volant qui nous tient autant qu'on le tient.

6) Cette fiction est en effet née de l'abandon d'un projet de documentaire historique sur les Compagnons de la libération (cf le livre de Jérôme Camilly, Romain Gary, brève escale en Corse). Gary ne voulait pas semble-t-il laisser dans l'ombre les sans-grade, tous ces anonymes qui avaient aussi refusé de se soumettre.

7)  Selon la citation Martin Buber (Une terre et deux peuples, 1919) : «  ... ouvrir les brèches de l'esprit et de la vie dans le mur de l'Histoire »

Mosaïque près de Jéricho

La justice et la mère

 

Il est une autre manière de faire trembler les murs : c'est d'oser dire. Emmanuel Ruben, juif lui-même par ses origines si ce n'est par la foi, et dont une partie de la famille vit en Israël, ne juge pas les raisons du silence de beaucoup de Juifs israéliens, ni ces Juifs de la diaspora qui craignent, en dénonçant les violentes injustices d'Israël, d'alimenter l'antisémitisme. Mais il refuse, lui, de se taire. Entre la Justice et sa mère (8), il choisit certes la mère, mais pas cette famille dans laquelle il est né, cette "tribu" qu'il n'a pas choisie. Il lui préfère sa mère d'élection : sa «famille intellectuelle» et «artistique».

Et son éditeur a le mérite de le publier alors que tant d'éditeurs frileux censurent des ouvrages remarquables dont ils reconnaissent pourtant eux-mêmes les qualités (9).

8) Faisant référence à la fameuse phrase de Camus dans son discours de Stockholm : «Si c'est cela la Justice, je préfère ma mère.»

9) Je pense notamment à l'intellectuel algérien Salah Guemriche, qui a dû se rabattre sur l'édition numérique pour publier Feuilles de Ruth, remarquable essai - fruit de trois années de travail - se fondant sur l'analyse des textes sacrés et des auteurs juifs anciens et contemporains pour éclairer l'impossible dialogue entre Palestiniens et Israéliens.

 

 

Jérusalem terrestre, Emmanuel Ruben, inculte/dernière marge, septembre 2015, 176 p., 16,90 €

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A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Ruben

 


EXTRAITS :

 

On peut consulter des extraits sur le blog de l'auteur, L'araignée givrée, en cliquant sur le tag "Jérusalem" et en remontant le fil à partir du 1er juillet 2015 : ici

Et consulter la table des matières que j'ai reconstituée :

 

 

TABLE DES MATIERES

 

Prologue

Du pays du Cerf au Pays des cerfs-volants :

Projet de roman géo-politique sur fond de conflit israélo-palestinien

1

Le désespoir est un luxe :

Retour à Bethléem

2 septembre 2014

 

2

A la recherche de la frontière perdue :

Sur la route de Naplouse

4 septembre 2014

 

3

De la muraille au dôme de fer :

Détour par Béthanie, la ville sous le mur

12 septembre 2014

 

4

Juif le jour et Arabe la nuit :

Seul dans Jérusalem-Est

13 septembre 2014

 

5

L'archipel grignoté:

Tous les tunnels ne mènent pas à Gaza

14 septembre 2014

 

6

Le Palestinien errant 1 :

Toutes les pierres de la vieille ville

18 septembre 2014

 

7

Seule la mer sait oublier :

Bain de jouvence à Jaffa

21 septembre 2014

 

8

Intifada miniature et baptême du gaz au camp d'Aïda

26 septembre 2014

 

9

Kalkilya in Kafkaïa

27 septembre 2014

 

10

Kippour chez les derniers laïcs de la Ville Sainte

4 octobre 2014

 

11

La truelle et l'épée :

Lire Martin Buber à l'ombre du mur

10 octobre 2014

 

12

Le mirador et la menorah :

Un vendredi à Hébron

17 octobre 2014

 

13

La forme et la couleur de la guerre :

Les cerfs-volants de Tel Aviv

23 octobre 2014

 

14

Halte à Haifa :

Un aperçu de l'utopie isratine

24 octobre 2014

 

15

Le Palestinien errant 2 :

Les mosaïques de Jéricho

29 octobre 2014

 

16

Choper la crève à Sabra &Chatila :

Israël vu du Liban

5 novembre 2014

 

17

Du poignard à la Kalachnikov :

Dessine-moi ton pays et je te dirai qui tu es

9 novembre 2014

 

Epilogue :

Le jour où j'ai inventé Israël sans m'en rendre compte

26 janvier 2015

 

Remerciements 

 

Publié dans Récit - carnet...

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