"La poupée de Kafka", de Fabrice Colin
C'est une belle histoire Un conte merveilleux nourri de multiples histoires réelles ou imaginaires qui à leur tour en engendrent d'autres; une sorte de matriochka s'ouvrant pour révéler ces multiples figurines imbriquées avant de buter sur le noyau mystérieux de la fin, ou du commencement.
Elli, Valli et Ottla Kafka
Le roman est bâti sur une anecdote datant des derniers moments de l'existence de Kafka onnaît enfin un peu de bonheur auprès de Dora Diamant. Et il s'enracine fortement dans la vie et l'oeuvre de cet homme qui ne put répondre à un père terrifiant avec lequel il entretenait un rapport compliqué et douloureux, à son épouvante du monde, son impuissance à vivre, qu'en écrivant des fictions capables d'éclairer ce malentendu originel. D'en approcher la vérité.
Face à L'homme au chapeau (René Magritte), @Michel Euler/AP
La poupée de Kafka invite ainsi à un fabuleux voyage au pays de l'imaginaire où se mêlent réalité et fantasme, rêves, fictions et souvenirs, où se cachent toutes ces peurs et ces blessures, tous ces manques et ces espoirs qui constituent chacun d'entre nous en sa solitude foncière.
Un jour d'automne 1923, dans un parc de Berlin, Kafka aurait rencontré une petite fille en larmes car elle avait perdu sa poupée. Pour la consoler, il lui aurait annoncé que celle-ci était partie en voyage et lui avait écrit une lettre qu'il reviendrait lui montrer le lendemain. Et c'est ainsi que chaque jour pendant trois semaines, la petite fille réclamant ardemment la suite de ces captivantes , il aurait élaboré avec plaisir cette correspondance imaginaire lui apportant aussi un apaisement au seuil de sa vie. Jusqu'à ce que la poupée annonce son mariage et l'arrêt de ses lettres, ce que la petite fille pouvait désormais accepter sans tristesse...
Si cette touchante histoire fut bien contée par Dora Diamant à Max Brod et à Marthe Robert (2), aucune preuve ne put jamais venir confirmer la véracité de ses dires (3). Vérité ou mensonge ? On ne le saura sans doute jamais et Fabrice Colin s'empare, manifestement avec délices, de cette énigme littéraire. Réincarnant à sa manière le fantôme de Kafka, écrivain auquel il rend un magnifique et subtil hommage, il imagine ainsi une intrigue ludique (4) lui permettant d'aborder cette thématique de la vérité et du mensonge, mais aussi de la solitude et de l'incommunicabilité, de la difficulté à vivre, en rendant un bel éloge à la fiction. A la littérature.
Julie, fille d'Abel Spieler, un professeur de littérature allemande à la Sorbonne passionné de Kafka et doublé d'un grand séducteur s'intéressant plus à ses jeunes étudiantes qu'à son épouse ou à son enfant, s'est fâchée
. A des fins de réconciliation, elle décide de retrouver ces lettres qui représentent le Graal pour tout spécialiste de Kafka. Faisant le pari que la petite fille - qui devrait avoir dans les quatre-vingt-dix ans - est encore en vie et a gardé les lettres de sa poupée, elle part ainsi sur sa trace à Berlin. Elle finit par retrouver Else Fechtenberg, vieille dame au caractère bien trempé qui la ménera longtemps en bateau, et réussit ensuite à faire venir son père dans le chalet alpin faisant face au Mont Blanc où elle passe l'été avec celle qui est devenue son amie. Le trio se trouve ainsi réuni pour la résolution finale de l'énigme ...
illustration de John Tenniel
Sachant caractériser avec brio ces trois personnages cachant leurs failles sous des comportements prêtant souvent à rire ou à sourire, et en faire ainsi d'attachants héros, Fabrice Colin mène cette enquête avec fantaisie et dérision, imaginant moult rebondissements et maintenant le suspense jusqu'à la fin. Il nous offre de plus une histoire complexe dont le savant et minutieux tissage multiplie les jeux d'échos et de miroirs. Un tissage suffisamment souple pour laisser place au lecteur auquel il envoie de nombreux clins d'oeil et dont il sollicite sans cesse l'imaginaire.
Dans un style alerte et fluide, la narration à la troisième personne avance rapidement avec intensité et légèreté, alternant les lieux et les époques comme les points de vues. Une narration variée, vivante, intégrant aussi de savoureux dialogues menés comme des passes d'armes à "fleuret moucheté"(5), et qui se joue du temps comme il sied au pays merveilleux de l'imaginaire, ce que nous rappelle la forte récurrence du motif des pendules, horloges, montres-bracelets ou montres à gousset que le narrateur semble consulter sans cesse comme le lapin d'Alice. Dérégler, arrêter le temps pour retrouver le temps perdu, le temps enfui .
L'auteur entremêle par ailleurs un autre récit (en italique) qui nous renvoie aux horreurs de l'Histoire dans une écriture radicalement différente. Alors que le récit principal, plein d'humour, adopte dans ses dialogues un "parler jeune" qui étonne dans la bouche d'un professeur d'université et surtout dans celle d'une nonagénaire, ce récit secondaire tranche en effet par sa sobriété et sa gravité. Et ces douloureuses réminiscences d'une histoire collective, survenant comme des flashes déchirants, peu à peu s'ordonnent et se précisent, s'individualisent (via un passage au "je") et viennent éclairer le récit principal.
5) Notamment entre Julie et Else Fechtenberg dont le patronyme associe à "berg" (clin d'oeil peut-être à ce Mont Blanc qu'elle semble défier), le terme "Fechten" qui en allemand signifie "escrime"
Affiche datant de 1923 ( reproduite dans le livre)
Fabrice Colin explore le vaste territoire du mensonge sans doute indissociable de la vie, ou du moins de la survie, au travers de ses trois personnages enfermés dans leur solitude.
Abel Spieler - contrairement à Kafka qui, si humble et droit - ne peut connaître autre chose que le mensonge un mensonge égotique au service de ses seuls intérêts. Malgré son statut d'intellectuel, cet être plus à l'aise sur le "plancher des vaches" qu'enclin à l'envol, se cache inconsciemment derrière sa «forteresse dédiée à la littérature germanique d'avant-guerre», derrière une «cuirasse de sérieux» destinée à juguler «les élans d'une sensualité exacerbée». Et s'il aime mal sa fille et s'avère incapable de la comprendre, de la suivre dans ses rêves, il en est aussi malheureux.
Else mentait, mais elle fourbissait ses mensonges, de la même façon qu'un romancier rassemble une abondante documentation avant de partir au combat.
Bien au-delà de l'histoire de la poupée, seule histoire que le professeur consentit à raconter - des dizaines de fois - à sa fille, tout le livre est imprégné de la présence de Kafka, de l'homme comme de l'écrivain. Franz Kafka irrigue en effet ce roman comme il «peuplait l'existence des Spieler» dans leur appartement parisien, des portraits de l'écrivain enfant ou de sa famille décorant le bureau d'Abel – et reproduits dans le livre - à ses oeuvres sans cesse évoquées ou commentées, que Julie lut très vite dans leur intégralité pour plaire à son père.
Le grand écrivain tchèque de langue allemande qui fascine le professeur a aussi marqué profondément sa fille dès sa prime enfance. Car bien qu'un rival détournant d'elle l'attention de son père, il comblait fantôme bienveillant qui était lui apparaissait souvent en rêve avec sa «grâce de Pierrot royal».
Mais la vision de l'écrivain diverge parfois chez le père et la fille et, ce qui semble logique, c'est celle de Julie qui triomphe. Elle voit en effet en lui un «saltimbanque», un «funambule» (9) considérant le monde avec une honnêteté totalement dénuée de cruauté - n'en déplaise à son père. Et si Abel Spieler peut évoquer le propre père de Kafka dans ses hypocrisies et ses contradictions, mais aussi par son pragmatisme et son matérialisme (10), l'héroïne - dont le prénom renvoie à des femmes ayant touché de près l'écrivain - semble parfois s'identifier à la petite fille consolée et même à Kafka.
Outre leur frustration filiale commune, Julie partage en effet avec l'écrivain ce désir d'envol que refuse d'admettre le professeur, lequel tient à répéter qu'il n'y a dans La métamorphose qu'un «pitoyable insecte» ignorant les ailes cachées sous ses élytres, et qui «crèvera seul dans son nid d'absurde et de poussière. Loin de la voix de Dieu pourtant si proche». Julie, qui «révère Les aphorismes de Zuraü» et a rencontré Dieu après être sortie vivante d'un accident de parapente, met au contraire de la métaphysique dans l'oeuvre de Kafka (11), ce que son père ne jurant que par son Journal.
Et «Franz» s'avérera paradoxalement le seul être capable de rapprocher le père et la fille. Après la mort de sa femme, il commence aussi à apparaître au professeur. Comme une sorte de fantôme tout d'abord, puis de plus en plus précisément et régulièrement sous la forme de cette apparition pleine de charme du Célibataire (12), malicieuse et débonnaire silhouette aérienne en chapeau melon qui l'accompagne et qui l'observe, et peut-être le guide vers sa fille.
Il semble ainsi difficile de ne pas succomber au charme émanant de La poupée de Kafka, roman touché par la grâce tutélaire de son instigateur, dont il a le mérite de proposer une image bouleversant les clichés les plus répandus.
La poupée de Kafka, Fabrice Colin, Actes Sud, janvier 2016
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fabrice_Colin
On peut consulter les premières pages (11 à 19) sur le site d'Actes Sud : ici