"Victor et Macha", de Alona Kimhi
D'Alona Kimhi, jeune auteure israélienne d'origine ukrainienne, j'avais beaucoup aimé Suzanne la pleureuse, publié en 2001 chez Gallimard dans sa traduction française : un premier roman prenant pour toile de fond le séïsme politique consécutif à l'assassinat d'Yitzhak Rabin. De manière très sensible et intimiste mais aussi avec un humour truculent et une imagination débordante, elle y explorait les violents tourments d'une jeune anorexique enfermée dans son mal-être et entretenant un rapport fusionnel complexe avec sa mère, qui s'ouvrait difficilement à l'autre et se confrontait au monde extérieur.
Près de quinze ans après, avec son quatrième livre (et troisième roman) Victor et Macha, elle aborde à nouveau la violence des perturbations entraînées par le passage d'un monde à l'autre. Et le politique - ou du moins le socio-politique - s'y avère plus prégnant encore, ne se contentant pas d'être un simple écho des ondes de choc des séismes individuels et familiaux. Le tourbillon des émotions et des aspirations contradictoires de ses héros y semble en effet l'incarnation-même de la difficulté à vivre ensemble des diverses communautés dans l'Israël des années 1970.
Menahem Begin
L'action se situe en 1977, année où s'opéra un véritable renversement politique - amorcé en 1973 suite à la guerre du Kippour (1). Alors que le parti travailliste dirigeait Israël depuis sa création, Le Likoud, parti de la droite dure nationaliste, prend le pouvoir aux élections, Menahem Begin succédant comme premier ministre à Yitzhak Rabin qui avait été contraint à démissionner (2). Un moment historique car consacrant la fin de l'utopie d'un pays neuf et uni intégrant tous les Juifs en donnant naissance à une sorte d'homme nouveau, Israël devenant de plus en plus raciste envers les nouveaux-immigrants juifs (3) et agressif avec ses voisins.
1) L'armée israélienne avait été prise par surprise par les armées syriennes et égyptienne, ce qui fut durement reproché au gouvernement travailliste
https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_du_Kippour
2) Suite notamment à la révélation d'un compte en banque de son épouse en dollars américains, ce qui était interdit par les règles monétaires israéliennes de l'époque
3) Même si paradoxalement beaucoup votèrent pour le Likoud, convaincus par ses messages anti-élitistes et anti-socialistes (notamment les nouveaux-immigrés russes)
Ayant émigré d'URSS avec leurs parents au début des années 1970, Victor et sa grande soeur Macha se retrouvent orphelins deux ans plus tard et sont séparés et «ballotés de kibboutz en internat». Quatre ans après la catastrophe de la mort accidentelle de leurs parents, leur grand-mère Catherine, une ancienne professeure de français, se résoud enfin à gagner elle aussi «cet Izrael de merde, ce pays oriental», «ce pays étranger et plein de ces Juifs qu'elle n'avait (...) jamais supportés», pour y adopter et élever ses petits-enfants - qui constituent sa seule famille - dans une banlieue de Haïfa où l'administration israélienne leur a procuré un appartement.
«Dans les barres d'immeubles dégueulasses où le linge pendouillait à tous les balcons » de ce quartier où «on avait entassé les Russes, les Ukrainiens, les Caucasiens», non loin «des baraquements en tôle» dans lesquels «marinaient les Tunisiens et les Marocains», la cohabitation se révèle difficile entre ces adolescents ingrats et turbulents et cette vieille femme de 70 ans isolée dans un pays inconnu doté d'une «langue impossible à apprendre». Elle n'a en effet aucune prise sur ces deux enfants terribles. Soudés dans une relation symbiotique à la fois tendre et cruelle, le fragile et lâche Victor se laissant dominer par la fière et rebelle Macha, ils vivent dans un monde ludique régi par leurs propres règles, rejetant le monde ridicule et insupportable des adultes comme leur nouveau pays.
Le livre raconte ainsi la quête identitaire de ces deux jeunes héros si différents qui vont s'arracher à leur dépendance mutuelle et tenter chacun à leur manière de «devenir partie intégrante de ce lieu et de ses habitants». Et si Macha trouve un temps un certain bonheur avec ses nouveaux amis du Lycée Mishlav, «un lieu d'indépendance et de liberté» dont les élèves semblent ne pas avoir «besoin de mépriser pour exister», comme son frère avec le fascinant Nimrod Bakhar, pur "sabra" dont la famille paraît l'accueillir à bras ouvert, cela ne se fera pas sans graves désillusions. Sans blessures...
Les Israéliens, eux, formaient un autre peuple à part (...) ils étaient, eux, les citoyens légitimes de ce pays.
(...) Tu sais comment on les a construits, ces Israéliens soi-disant de souche, ces "anciens" ? Une demi-dose de kolkhose et une demi-dose d'armée.
L'auteure porte un regard très dur, très sombre, sur la société israélienne des années 1970, sur ce rêve sioniste qui a longtemps porté ce pays jusqu'à ce que sa vraie nature se révèle. Car ce livre est aussi l'histoire d'une «révélation», celle de l'arrogance et de l'impossible ouverture à l'autre d'Israël dans le respect égalitaire de ses communautés, «le règne du personne n'entre personne ne sort» n'étant pas près de finir.
Une révélation de la nature d'Israël passant par la sape de ses deux piliers fondateurs : le kibboutz et l'armée, la charge portant principalement sur le premier, cette «toupie» tournant lourdement sur elle-même, ce creuset de l'homme nouveau fournissant au second une part majeure de ses effectifs.
Victor, et surtout Macha qui mène un véritable réquisitoire avec une virulente dérision, en dévoilent en effet toutes les limites et les hypocrisies, notamment au travers de la famille Bakhar appartenant à l'élite militaire embourgeoisée et de ce «couple de vrais Israéliens», meilleurs amis de leurs parents dans le kibboutz où ils avaient vécu ensemble :
«Derrière la générosité et l'affection sans borne qu'ils affichaient, se cachaient un intolérable mépris et un sentiment de supériorité dénué de la moindre empathie.»
Alona Kimhi a voulu écrire une "version israélienne" des Enfants terribles en liant leur histoire au processus d'intégration des nouveaux- immigrants (4), et notamment de ces immigrants russes (5) plutôt incroyants, cultivés et idéalistes qui se sont retrouvés ghettoïsés dans un pays neuf dont le lien au passé semblait se résumer à ces «cours de Bible» intégrés à l'enseignement tandis qu'on y ignorait cette culture européenne dans laquelle ils avaient baigné :
«Toutes les rues des quartiers nouveaux-immigrants portaient le nom d'écrivains israéliens dont personne n'avait jamais entendu parler.»
Une version prétexte à critiquer ce pays au «zèle laborieux» pourvoyant des valeurs simples et pragmatiques, où l'on apprend partout à «détester les Arabes» et où il ne fait pas bon penser par soi-même :
« Je vois que tu emploies déjà des expressions toutes faites, bravo, c'est le signe que tu es devenu un vrai Israélien.»
Une version très personnelle de plus de 500 pages où l'on retrouve non seulement les thèmes de Cocteau mais tous les thèmes de prédilection de l'auteure qui parfois les rencontrent. Les héros de Victor et Macha, libres de défier le monde réel des adultes – une liberté de drogués sans drogue, du moins pour Macha -, vivent ainsi dans leur monde-refuge avec leurs rituels (notamment celui de «la fauche»), et le thème de la domination amoureuse (au sens large), celui de l'amour fusionnel entre frère et soeur mais aussi de l'homosexualité y sont de même développés.
4) cf son interview dans Télérama : http://www.telerama.fr/livre/israel-est-un-pays-de-plus-en-plus-sombre-alona-kimhi-romanciere,123504.php
5) La mort de Khroutchev en 1971 marque le début de l'émigration juive vers Israël
Alona Kimhi, cette auteure qui sonde l'intime et privilégie les marginaux pour mieux éclairer les relations humaines et sociales, revisite également Les enfants terrible, plus profondément encore, grâce à une structure pertinente qui lui permet aussi d'illustrer le propos de ces nouveaux-immigrants auxquels elle donne la parole dans son livre, tout en l'élargissant à l'humanité entière.
Elle a bien saisi en effet que toutes les facettes de la figure de domination amoureuse articulant le roman de Cocteau, toute la gamme des sentiments qu'y s'y jouent, importent plus que les héros (6). Et elle a divisé son livre en dix grandes parties correspondant chacune à un de ces sentiments (7), une de ces émotions dont le tourbillon assaille ses héros, lesquels apparaissent, dans les excès et les contradictions de leurs passions, comme l'incarnation de la complexité de l'âme humaine. Une complexité qui rend difficile leurs relations, en famille comme dans la société israélienne - difficulté illustrée aussi par le problème de la langue de communication (hébreu, français, russe ...), omniprésent dans Victor et Macha.
6) "Quels sont mes vrais héros ? ", se demande Cocteau dans son essai La difficulté d'être : " Des sentiments. Des figures abstaites, qui n'en vivent pas moins et dont les exigences sont extrêmes." (cf l'article d'Ivos Margoni)
7) Inquiétude, Langueur, Doute, Haine, Aspiration, Presque bonheur, Nécessité, Emerveillement, Avanie, Vertiges.
Sentiments, passion, humanité, toutes choses capitales pour l'héroïne – et sans doute aussi pour l'auteure –, l'excessive Macha allant jusqu'à en déposséder totalement ces Israéliens «d'une désolante simplicité» construits par le sionisme :
«Ils sont secs. Aucun humour, aucune passion, pas de larmes, pas de grand amour. Leurs sentiments sont petits, tout riquiquis. (...) Tu trouveras chez n'importe quel Marocain ou Géorgien qu'ils méprisent tant plus d'humanité que chez eux. Chez n'importe quel Arabe aussi.»
Si la pulsion de vie et de mort traverse les deux romans, la vie l'emporte toujours chez Alona Kimhi. La mort des parents, du fils de leurs meilleurs amis lors de la guerre du Kippour ou d'un simple chien innocent, comme la vieillesse de Catherine la rendant si proche ou cette pulsion de mort se matérialisant dans la rage destructrice de Macha ou la tendance à l'auto-destruction de Victor, ne suffisent pas en effet à supplanter cette force du désir de vivre. Une pulsion vitale qui semble s'exprimer de manière privilégiée dans la nourriture (8) chez cette auteure pour qui la vie est intimement mêlée à la mort, ce que semble traduire l'importance du champ sémantique des odeurs et relents en rapport avec notre "nature mortelle", qui viennent nous rappeler la nature "bassement physique" de la vie - ce qu'elle avait précisé dès Suzanne la pleureuse.
8) C'est leur amour commun de la cuisine qui rapproche Catherine et son amie Juliette, tout comme c'est en se "goinfrant" lors d'un repas pantagruélique que Macha comble le gouffre de déception qui vient de s'ouvrir sous ses pieds : «Manger se révéla être son salut.»
Et on notera que si l'héroïne du premier roman d'Alona Kimhi est anorexique, celle de sa nouvelle Le Journal de Berlin est boulimique, et celle de son second roman, Lily la tigresse, obèse...
Alona Kimhi mène son roman avec beaucoup de maîtrise. Elle adopte une narration à la troisième personne alternant les points de vue de ses trois protagonistes russes, Macha, Victor et Catherine, chaque personnage apportant sa marque : violence provocatrice de Macha dont le regard inquisiteur et tranchant anéantit tout ce qu'il dissèque, tonalité plus réservée et plus autocritique chez Victor, cet être déchiré et tourmenté, tandis que Catherine, avant tout centrée sur l'introspection se démarque par une lucidité dénuée de toute complaisance, toute en subtilité et profondeur, venant faire contre-poids aux excès langagiers de sa petite-fille. Un parti-pris habile car le regard du lecteur sur Israël et les Israéliens passe uniquement par celui de ces nouveaux-immigrants, lui faisant partager leur ressenti.
On retrouve la puissance évocatrice de ce style précis, exubérant, coloré, très riche en métaphores et cet humour décapant qui caractérisent Alona Kimhi (un style particulièrement bouillonnant dans ce livre où elle veut plonger semble-t-il le lecteur dans un tourbillon de sentiments). Mais cette auteure qui n'a pas pas froid aux yeux se délecte peut-être un peu trop de la vulgarité assumée, affichée, de son héroïne qui semble contaminer certaines métaphores pas toujours du meilleur goût. Et même si la récurrence du motif des odeurs n'a rien de gratuit, l'auteure abuse à mon sens du procédé.
Il n'empêche qu'Alona Kimhi, possède un fabuleux talent de conteuse et que, malgré ces quelques réserves, on est happé par Victor et Macha. Un roman qui plaira à ceux qui aiment les histoires, et qui incite à la réflexion en nous plongeant près de quarante ans en arrière, apportant certaines données pour mieux comprendre cet Israël actuel dont l'avenir ne s'éclaircit pas pour autant.
Photo Catherine Hélie ©Gallimard
Victor et Macha, Alona Kimhi, traduit de l'hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, février 2015, 512 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Alona_Kimhi
INQUIETUDE
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p.15/20
On peut consulter ces pages sur le site de l'éditeur : ici