"Les grands" de Sylvain Prudhomme
Les grands se déroule à Bissau, capitale de la Guinée du même nom, en une seule journée, celle du 12 avril 2012 qui vit un coup d'état militaire priver de sa victoire prévisible le candidat arrivé en tête au premier tour des élections présidentielles. Sylvain Prudhomme y rend hommage au peuple bissau-guinéen en célébrant sa grande chanteuse Dulce Neves et le Super Mama Djombo (1), groupe emblématique de la libération de la domination coloniale portugaise (2) qui s'affirma comme la première identité musicale de la Guinée-Bissau indépendante en modernisant notamment le "goumbé" (3), musique traditionnelle d'Afrique de l'Ouest. Et la vitalité et la chaleur de cette musique fraternelle et subversive dans laquelle se reconnaît le peuple vient ainsi transcender la seule vision négative d'une Afrique violente, indolente et corrompue, incapable de s'émanciper de ses propres dictateurs.
1) http://www.afrisson.com/Super-Mama-Djombo-951.html
2) Lutte engagée par Amilcar Cabral, le fondateur du Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap vert (PAIGC), qui amena ces deux colonies à l'indépendance en 1973.
3) http://www.afrisson.com/Goumbe-gumbe-5950.html
le général Antonio Indjai, auteur du coup d'État d'avril 2012
Le livre s'appuie sur des faits réels mais son héros principal, Couto, le second guitariste du groupe, a été inventé de toute pièce. Et si la plupart des personnages ont existé et vivent encore, bien des faits qui leur sont attribués sont totalement imaginaires. L'auteur, prenant beaucoup de libertés, fait ainsi coïncider dans son intrigue cette journée tendue où les militaires s'apprêtent à entrer en action avec la mort (4) de la célèbre Dulce, ancienne icône du Super Mama Djombo dans son âge d'or, qui fut l'amante du guitariste avant d'épouser quelques années plus tard ce Gomes, général impliqué dans le coup d'Etat après avoir été dans sa jeunesse le valeureux chef de Couto pendant la guérilla. Une construction habile prétexte à une remontée de souvenirs chez le vieux héros qui, se retournant sur sa vie, retrace son parcours amoureux, musical et politique depuis les débuts du groupe et la guerre d'indépendance.
Les Grands, loin du documentaire historique ou musical, s'avère ainsi avant tout un roman, un roman d'amour plein d'humanité et de générosité, dont la musique de l'écriture réussit à saisir l'âme d'un pays au travers de son attachant héros, ce grand docteur de la guitare, ancienne gloire grisonnante et branleur impénitent.
4) La chanteuse Dulce Neves - qui n'a prêté que son nom, sa voix et la précocité de ses débuts musicaux sans avoir été l'épouse du moindre général - est, elle, toujours en vie
«I muri.»
Alors que la lumière de l'après-midi s'engouffre par la petite lucarne de la chambre où sa belle et jeune compagne Esperança est allongée nue à ses côtés, Couto apprend au téléphone de son ami Zé la terrible nouvelle : elle est morte. La mort côtoie ainsi d'emblée la vie et ce bref incipit en créole, repris comme un refrain funèbre, va venir scander les déambulations du héros . Divagations parsemées de rencontres d'un vieil homme .
Corps souffrant mais désirant toujours présent, Couto sans cesse s'absente de lui-même, laissant s'évader son esprit. Et , tandis que de multiples signes annoncent dans la ville l'imminence du coup d'Etat. Car ils donneront bien ce concert, le groupe réuni au grand complet mettant jouer devant la fervente assistance venue s'associer à un.
Plus tard dans la nuit, dans un autre quartier, un groupe de rappeurs bissau-guinéens adulé de la jeunesse du pays réunira, lui, une foule survoltée qui, après avoir communié dans une minute de silence, s'abandonnera à l'ivresse de la musique dans une sorte de transmission intergénérationnelle assurant la continuité de la vie . Et alors qu'au loin retentissent les premières explosions et rafales d'automatique, s'élèvera la voix inconnue d'une nouvelle Dulce, la musique couvrant ainsi le fracas des armes.
Les grands est un ouvrage aux qualités éminemment littéraires. Quel que soit notre intérêt pour l'histoire récente ou la musique de ce petit pays d'Afrique, nous sommes emportés dès les premières lignes par l'écriture de Sylvain Prudhomme dont l'efficacité des choix narratifs et la beauté, la musicalité de la langue nous font vibrer au pouls de cette capitale bissau-guinéenne colorée et métissée, et en parfaite adéquation avec les états d'âme de son héros. Un
La narration à la troisième personne est centrée sur Couto et passe essentiellement par son regard, l'auteur, tout en donnant du recul pour embrasser la situation, dotant ainsi ce personnage imaginaire d'une intense présence. Et Sylvain Prudhomme soigne la musicalité de son écriture, tant dans ses accents et ses rythmes, ses mouvements, que dans ses sonorités et ses tonalités, accordant ainsi son texte à son propos.
Alternant, entremêlant et ce passé qui reflue s'étalant sur une quarantaine d'années, l'auteur prend pour temps narratif le plus-que-parfait, ce qui, au-delà de la valeur temporelle d'antériorité dans son aspect à la fois accompli et duratif, ajoute au texte une valeur expressive, stylistique. Outre que ce choix inhabituel lui permet d'unifier pertinemment les deux récits, entraînant une impression générale de durée indéterminée, de continuité, il contribue ainsi à la musicalité du texte, à la création d'une atmosphère. Avec l'imparfait des descriptions et des commentaires, il y a en effet une surabondance de "ai" à la sonorité ouverte et éclatante et, dans les auxilliaires verbaux, on savoure ces "vai", longues et douces syllabes à la fois sonores et nonchalantes.
Atchutchi * dans ses chansons ne disait pas amour, il disait "baliera", quelque chose à mi-chemin du balancement et de la danse. "Baliera" comme le flux et le reflux du désir, des océans, des astres. "Baliera comme le grand balancement du monde, la soif universelle d'aimer.
* fondateur du Super Mama Djombo
p. 31
(...)
Couto aimait cette ville. Il aimait ce quartier de Pefine, ses maisons sans étage, invariablement couvertes du même toit de tôle à quatre pentes qui comme le ciel pouvait prendre toutes les nuances de gris. L'omniprésence des manguiers, leurs grosses boules sombres bouchant la vue, retardant jusqu'au dernier moment l'apparition des toits voisins. La forêt comme entrée dans la ville, infiltrée jusqu'au coeur des courettes. Le rouge de la terre. Le tortueux des chemins. Les mille accidents du sol qui semblaient faits pour obliger le passant à s'arrêter discuter devant chaque pas de porte, caniveaux, clôtures, carrés de manioc, petits ponts de bois, fils à linge, papayers, tas d'ordures, tas de ferailles, tas de sable. L'eau gorgeant le sol. Gonflant les tiges des plantes. Jaillissant des seaux à chaque grincement de poulie des puits. Partout la vie s'ébrouant, se multipliant, piaillant. Gamins jouant au foot. Vieux assis sur le pas des portes. Femmes debouts devant des chaudrons noircis de fumée qu'elles touillaient avec de grandes louches en fer-blanc. Minettes sur leur trente et un qui soutenaient le regard de Couto avec effronterie, tout le temps que durait son passage dans leur champ. Le créole avait un joli mot pour les désigner. Il disait bajudas, du verbe baja, danser. Ce qui à la lettre ne signifiait pas exactement danseuses, mais plutôt quelque chose comme dansées, avec jusque dans leur nom un rien de passif, d'abandonné qui était tout un programme.
(...)