"Ora serrata retinae" de Valerio Magrelli
Paru en 1980 (et traduit trente ans plus tard par Jean-Yves Masson) Ora serrata retinae donna d'emblée à Valerio Magrelli une place de prime importance dans la poésie italienne contemporaine. Et ce titre latin un peu mystérieux emprunté au vocabulaire médical nous indique d'où parle le poète, faisant de la vision un élément central de son investigation.
Le faux miroir de René Magritte
La rétine est en effet la fine membrane tapissant l'intérieur du globe oculaire où la lumière est convertie en un flux nerveux envoyé (via le nerf optique) vers le cerveau qui l'analyse et produit l'image. Et l'"ora serrata" désigne ce "bord dentelé" situé entre la partie ciliaire de la rétine et sa partie optique, marquant la limite entre la zone photosensible et celle qui n'est pas sensible à la lumière.
Nous sommes donc sur un seuil, dans un entre-deux, et il n'est pas étonnant que le jeune poète italien, du fait de sa myopie, se soit centré sur la vision pour explorer ce «gouffre profond» entre perception sensorielle et processus d'élaboration cérébrale de notre image du monde. Une défaillance vécue comme enrichissante, l'effort accru d'accomodation, nécessaire pour obtenir une image nette, rendant la myopie par essence poétique :
La miopa si fa quindi poesia, / La myopie se fait donc poésie,
dovendosi avvicinare al monde / ayant à s'approcher du monde
per separarlo dalla luce. / pour le séparer de la lumière.»
« Derrière moi il y a moi, biffrons,
penché sur le miroir de la pensée.»
Ora serrata retinae est une «analyse des marées de la pensée» conduisant «au bord du delta solitaire de l'esprit» manifestement influencée par Paul Valery – que Valerio Magrelli traduira et qui marquera toute son oeuvre (1). Pendant sa genèse, le poète italien - qui séjournait en France - découvrit Une soirée avec Mr Teste lors d'une représentation théâtrale parisienne, et ce recueil en porte l'empreinte. Il y interroge en effet l'image de soi, la conscience, en opérant une sorte de dédoublement, de dissociation du moi, explorant de manière vertigineuse la sphère mentale, car «le cerveau est le coeur des images».
Et dans l'interaction du corps percevant et de l'esprit construisant, sur cette frontière du processus perceptif et du mécanisme de la pensée où il se situe, sur ce «seuil qui confond la proie et le chasseur» qu'investit l'écriture, le poète devient «objet parmi les objets».
1) Auquel Valerio Magrelli consacrera plus tard sa thèse dont sera tiré un essai : Se voir-se voir (Vedersi/vedersi ), modèles et circuits du visible dans l'oeuvre de Paul Valéry
Lente et attentive mise au point jouant constamment de l'ombre et de la lumière, car c'est quand «la lumière se retire» qu'elle «découvre la nudité fertile de l'esprit», Ora serrata retinae se présente comme une sorte de coulée compacte de poèmes sans titre de longueur variable, juste séparés sur la même page par un blanc et un signe typographique. Et cette patiente tentative pour saisir au travers de la «circonvolution de soi-même» ces choses de la vie dérobées à la lumière du jour s'effectue dans les deux parties (2) séparant ce recueil : Rima palpebre (fente palpébrale s'ouvrant sur la surface externe de l'oeil) et Aequator lentis (désignant l'équateur du cristallin, cette jonction de ses deux faces où s'effectue précisément cette accomodation). Alternant veille et sommeil, jour et nuit, on s'y achemine peu à peu vers une élucidation de l'écriture poétique, le poète reconstruisant par la pensée les choses soustraites à la lumière. Car «(...)L'écriture / n'est pas un miroir, plutôt / la vitre dépolie des douches / où le corps se lézarde / et ne laisse voir que son ombre / incertaine, bien réelle.»
2) Deux parties dont la fonction essentielle semble de séparer les poèmes déjà édités en revue et regroupés pour la première fois dans un recueil des nouveaux poèmes écrits dans le cadre de cette commande qui fut faite par son éditeur au poète. Ce dernier s'étant attaché à équilibrer ces deux parties comportant chacune 45 poèmes.
Dolcemente si compie / Doucement s'accomplit
il paziente traverso del vedere, / le patient transvasement de la vue,
acquedotto di chiarore, strada, / aqueduc de clarté, route
che porta l'essere a se stesso. / qui mène l'être à lui-même.
Ora serrata retinae, Valerio Magrelli, (Feltrinelli 1980), Cheyne éditeur, 2010, pour la traduction française et la préface de Jean-Yves Masson
:
http://www.cheyne-editeur.com/index.php/hors-collection/author/83-magrelli-valerio
https://it.wikipedia.org/wiki/Valerio_Magrelli
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Yves_Masson
EXTRAITS BILINGUES :
I
p.20/21
Preferisco venire dal silenzio
per parlare. Preparare la parola
con cura, perché arrivi alla sua sponda
scivolando sommessa come una barca,
mentre la scia del pensiero
ne designa la curva.
La scritura è una morte serena :
il mondo diventato luminoso si allarga
e brucia per sempre un suo angolo.
Pour parler, je préfère venir
du silence. Préparer la parole
avec soin pour qu'elle aborde à sa rive
en glissant, tout bas, comme une barque
cependant que le sillage de la pensée
en dessine la courbe.
L'écriture est une mort sereine :
le monde devenu lumineux se dilate
et brûle à jamais un de ses angles
II
p.80/81
Esistono parole che costeggiano
il pensiero o lo attraversano
dolcemente oblique come lacrime.
Come ospiti dimenticati si aggirano
segrete per le stanze,
ogni cosa toccando.
Il loro andare sembra l'offerta lenta
di un frutto della terra.
Il existe des mots qui longent
la pensée ou la traversent
doucement de biais comme les larmes.
Comme des hôtes oubliés, ils rôdent
en secret à travers les pièces,
touchant toutes choses.
Leur démarche semble la lente offrande
d'un fruit de la terre.
p. 110 /111
Io non conosco
quello di cui scrivo,
ne scrivo anzi
proprio perché lo ignoro.
E un atto delicato,
è il limitare
che confonde la preda
e il cacciatore.
Qui arrivano a coincidere
l'ogetto che cerco e la causa
di questo ricercare.
Per me la ragione
della scrittura
è sempre scrittura
della ragione.
Je ne connais pas
ce sur quoi j'écris,
j'écris à ce sujet
précisément parce que je l'ignore.
C'est un acte délicat,
c'est le seuil
qui confond la proie
et le chasseur.
Ici parviennent à coïncider
l'objet que je cherche et la cause
de cette recherche.
Pour moi la raison de l'écriture
est toujours l'écriture
de la raison.