"La ligne des glaces" de Emmanuel Ruben

Publié le par Emmanuelle Caminade

"La ligne des glaces" de Emmanuel Ruben

Premier volet d'une "suite européenne nordique", enquête romanesque sur le sens de l'Europe à laquelle Emmanuel Ruben travaille depuis plusieurs années, La ligne des glaces est un ouvrage à dominante géographique et onirique dans lequel les réalités de la politique et de l'histoire ne sont jamais loin, même s'il se déroule dans des lieux fictifs - inspirés bien sûr de plusieurs lieux réels mais aussi de ce pays imaginaire qu'il avait inventé et dessiné à neuf ans le jour de la chute du mur de Berlin (1) et qui fut sans doute son premier acte d'écriture.

C'est une sorte de fable géopoétique sur l'infini des frontières - vaste notion d'une ambivalence fascinante puisqu'évoquant autant l'enfermement, la séparation, le repli nationaliste que la dynamique du franchissement, de la réunion, de l'ouverture à l'autre et à l'au-delà. L'auteur y interroge l'identité – qu'elle soit nationale ou individuelle - et cette frontière mouvante entre la réalité et la fiction au travers de l'«exil volontaire» de son héros narrateur, Samuel Vidouble (2). Un jeune héros aimanté par les terres inconnues errant, un pied dans le réel et l'autre dans l'imaginaire, dans les méandres de la mémoire, semblant  ne pouvoir se confronter à la terrifiante vérité du massacre des Juifs que par la fiction. Et ce roman s'avère avant tout un parcours intérieur, une quête de soi.

1) cf l'entretien accordé à Zone Critique : ici

2) Dans lequel on peut voir un double de l'auteur

"La ligne des glaces" de Emmanuel Ruben

Samuel Vidouble fuit le monde, filant vers l'Est à contre-courant de ses contemporains car «l'Ouest a pris pour [lui] la figure d'un cauchemar aseptisé». Géographe de formation, il a obtenu une affectation diplomatique dans un archipel inconnu de la Baltique récemment entré dans «l'Union» et dont il ne parle pas la langue : la Grande-Baronnie. Un archipel nordique riche de symboles, évoquant tant la mer et son horizon infini que les camps Staliniens de sinistre mémoire. Il est chargé de rédiger un mémorandum et de cartographier au pixel près sa frontière maritime, une frontière amenée à devenir aussi celle de l'Europe : «la frontière de l'occident».

Il recherche alors toutes les informations et cartes nécessaires à son travail mais se heurte à de nombreuses difficultés dans ce pays figé aux habitants réticents dont la mémoire semble s'être arrêtée depuis «le premier grand carnage européen»  : «le XXème siècle, passé 1913, semble s'effacer des murs de la ville».

Se laissant emporter par son imagination, il «se fabrique un petit roman d'espionnage», enquête et tend à inventer ce pays mystérieux qui le conduit «à la frontière de ses rêves». Les rencontres qu'il fait - celle de Lothar, un linguiste plus âgé ayant regagné son «pays prénatal» en vomissant sa «suissitude» et de Neva, jeune nièce d'un ministre à la fois «ange et femme fatale» - perturbent par ailleurs fortement son travail. Et tout au long de la première et principale partie intitulée Gel, le pays s'enfonçant progressivement de la mi-septembre à fin janvier dans la neige, dans un long hiver glacial auquel il n'est pas habitué, une «impression de nulle part s'installe», faisant sombrer peu à peu le héros dans l'alcool et la mélancolie.


Comment conjurer ce pénible sentiment de vivre nulle part et hors du temps? Une seule solution. La voici. Ecrire. Ecrire ce livre. Tenir un journal de bord. Y consigner pêle-mêle rêves, impressions, réflexions, coupures de journaux, citations extraites de mes lectures.

Ligne des glaces est aussi le parcours d'un écrivain. D'un romancier peu à peu embarqué dans son temps et dans son pays - la France et plus largement l'Europe -, les deux parties suivantes nous le confirmant.

Dès la seconde en effet, le héros «reprend sept ans après ces notes abandonnées à mi-course». Les pages de son agenda s'avérant vierges passé fin janvier, il entreprend de relater en vrac les événements dont il se souvient : «peu importe finalement, je n'écris pas un récit de voyage. Je ne vise pas à la prétendue exactitude du reportage. »

Et après une première partie sous le signe de l'obsession de cette «ligne rouge» dessinée sur la carte qui peine à trouver sa matérialité ainsi que de la rigueur de l'hiver, c'est le Dégel, le parcours individuel du héros semblant intimement épouser les variations du climat. Tout se craquèle et se dérobe, tout fond et la neige devient sale, tout dérape sur le plan professionnel comme sur le plan amoureux. Lothar lui présente Dvina, une jeune interprète «live» dépourvue de citoyenneté qui habite un quartier tabou, pauvre et mal famé, situé à la place de l'ancien gettho où disparurent tant de Juifs. Ils se mettent alors tous trois vainement à la recherche des traces de ce peuple légendaire oublié dont la langue n'est plus parlée, et qui aurait été le premier habitant du pays. Samuel se confronte peu à peu à la réalité et à l'Histoire, à la «part d'ombre» du pays, à ces catastrophes qui ont marqué les habitants dans leur chair pendant ce terrible XXème siècle, commençant à s'intéresser vraiment aux gens, leur témoignant plus d'empathie. Alors, les langues comme les mémoires peu à peu se délient. Et, avec le recul des années, le héros semble s'acheminer vers une prise de conscience, affirmant une présence plus forte «de plain pied sur le monde».

Quant à la dernière et courte partie reprenant «ce manuscrit abandonné», elle est celle de la métamorphose, soulignée semble-t-il dans les derniers chapitres par un brutal passage au "tu", à cet autre soi émergé de sa gangue de glace. Rentré en France à la mi-mai et tâchant de «se faire à l'idée qu'il [lui] faudrait bientôt vivre à Paris» sans avoir besoin de fuir autrement que dans ses romans, le héros est néanmoins retourné en Grande-Baronnie, à la demande pressante de son ami Lothar, pour un éphémère Eté. Il se revoit au cours d'une rave party débridée célébrant l'antique fête païenne du solstice, «jeune sentinelle égarée tout au nord de ses rêves» s'échappant en titubant de ce «jardin des délices», et retrouvant enfin le vrai «fil de l'histoire». Il revoit ces créatures hybrides franchissant les frontières d'un autre monde, faisant surgir de l'autre côté des dunes, à l'horizon de la mer, cette ville promise, cette ville invisible, ce refuge qui n'apparaît qu'à ceux qui y croient.

 

Dessin d'Emmanuel Ruben publié  sur son site personnel

Dessin d'Emmanuel Ruben publié sur son site personnel

Le titre renvoie habilement à cette ligne fictive désignant la frontière où les molécules simples – à commencer par l'eau – se condensent, séparant dans notre système solaire les planètes telluriques des planètes gazeuses. Et ces trois parties "chrono-climatiques" contournent le risque d'ennui d'une récit linéaire en assemblant comme dans un puzzle une multitudes de courts chapitres dont les intitulés mystérieux annoncent le plus souvent une petite surprise, procédé renouvelant efficacement l'attention d'un lecteur déjà emporté par le rythme vif d'une narration ne dédaignant pas l'humour.

Et on goûte surtout la belle écriture poétique d'Emmanuel Ruben, cet écrivain-géographe pour qui les lieux et les paysages ont une importance primordiale et dont l'acuité et la précision du regard se double de cette dimension onirique induite de manière évidente chez l'auteur par la géographie. Mais c'est surtout le dessinateur et l'aquarelliste qui nous comble dans ses portaits et ses nombreuses et magnifiques descriptions d'une matière toute picturale. Il y allie en effet la rapidité et la sûreté du trait et un sens très aigu des couleurs puissamment, et subtilement, évocateur. Une écriture par ailleurs toute en réverbération, en résonances, d'un auteur nourri de voyages et de multiples émotions picturales, et surtout musicales et littéraires (3) dont il se fait l'écho (on sent souvent notamment la présence de Camus) et qui viennent enrichir la texture de son récit.

 

La ligne des glaces  sera opportunément réédité en octobre en collection de poche : une occasion pour lire ou relire ce beau roman avant la sortie du volet historique de cette suite européenne nordique annoncée pour 2017.

3) Rembrant, Goya, Gauguin, Chagall y sont notamment évoqués et le texte résonne de musiques : celles de Wagner et de Schubert surtout, mais aussi Tabula rasa d'Arvo Pärt et même, indirectement, l'opéra de Rimsky-Korsakov La légende de la ville invisible de Kitège...

On trouve beaucoup d'allusions aux grands textes fondateurs, aux mythes et aux légendes, et à de nombreux écrivains ou poètes. Et on pense surtout à Soljenitzine et à Ibsen (et pas seulement à La maison de poupée, à Brandt aussi et à Peer Gynt) ... on sent par ailleurs la présence souterraine de Camus, de cette Europe triste du Malentendu et surtout de son roman La chute (les brouillards d'Amsterdam et la symbolique de ses canaux concentriques, son bar, ces dunes évoquant des tas de cendres, la nostalgie de l'Eden, de  l'innocence d'avant le péché originel, la prise de conscience du mal... )

 

La ligne des glaces, Emmanuel Ruben, Payot, Rivages, 2014, 320 p.

A propos de l'auteur:

https://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Ruben

Son site, L'araignée givrée : ici

 

EXTRAITS :

I

Gel

FORET-NOIRE OU FORET NAINE ?

p.48/49

(...) Le samedi matin, consultant la carte routière dès la sortie de la ville, j'essaie de me représenter – c'est une manie chez moi – les paysages qui nous attendent. Mais je ne vois rien : mon imagination peine à dresser devant mes yeux le décor que me tend le papier balnc tacheté de vert et de bleu, strié de grands traits rouges. Volant à la rescousse de mon imagination défaillante, ma mémoire se met à passer en revue tous les coins où il m'est arivé de pédaler naguère – Vercors, Jura, Vosges ... mais, la faute aux toponymes un brin germaniques, un nom s'impose, efface tous les autres : Forêt-Noire. Et pourtant je n'y ai jamais mis les pieds. Mais voici, le nom de Forêt-Noire, l'idée d'une forêt qui soit vraiment noire, d'un vert qui serait du noir, ne veut plus me quitter – je regarde par la vitre et, la ville s'était évanouie dans notre sillage, je ne vois que du vert bien vert, tirant parfois sur le jaune, des bouleaux par milliers, de part et d'autre de la route, un bleu de fjord, par intermittence ; au volant, Lothar chantonne et je m'assoupis en me réjouissant d'avance à l'idée que dans quelques heures nous roulerons à l'ombre de majestueux mélèzes.

Terminus, tout le monde descend ! Lothar gare la bagnole d'un brusque coup de volant. Réveillé en sursaut, je me frotte les yeux. Où sommes-nous ? De la forêt noire échaffaudée en rêve, pas la moindre aiguille de pin. Tout autour du gîte, sous un ciel orageux, s'étend une vaste lande de velours vert pourpre : des centaines de taches bleues – étangs ? Lacs ? Tourbières ? - nous épient. Ca et là, embrassant la bruyère, des arbrisseaux couchés sous le vent, écarlates, encore ardents des derniers rayons du soleil déclinant. Des genêts ? Des genévriers ? Non, des bouleaux nains, fait Lothar en allumant sa clope, l'air goguenard, sous les broussailles brunes de ses sourcils. Des bouleaux nains ! Et, en effet, on voit étinceler par endroits, comme de petits os, leurs troncs rachitiques. Des bouleaux nains ! Tout ce qu'il y a sur l'île de K. en matière de forêt. La seule frontière visible, la seule frontière palpable, ici, c'est celle de l'arbre. Ici, du fait du gel et du dégel, me dit Lothar, se trouvent les derniers arbres en allant vers le nord – un avant-goût de toundra. (...)

 

II

Dégel

L'ILE GETTHO

p.228/229

Dans ce qui est écrit ci-dessus, je mêle sans cesse le vrai et le faux, je transpose, j'avance masqué, j'invente encore. Mais on ne peut inventer sans limites. Cela, je l'ai découvert le jour où j'ai rencontré Véra Zefer. Le jour où je me suis retrouvé face à la parole, devant l'histoire, en situation et dans la disposition d'écouter pour de bon un témoignage. Je veux parler d'un témoignage de survivant, puisqu'il n'y a de témoignage que de survivant. Qui n'a pas frôlé la mort, qui n'a pas touché le point de non-retour, qui n'a pas eu la révélation qu'il fallait vivre à tout prix, ou survivre, ou revivre, ou ressusciter, remonter à la vie, ne témoigne pas. Il raconte, invente, imagine, brode, tricote, bavarde, comme je l'ai fait jusqu'ici. Véra Zefer ne se contentait pas de raconter son histoire, elle traçait la frontière entre les histoires et l'Histoire, ce qu'elle avait vécu ne se pouvait en aucun cas romancer, ne rentrait pas dans un roman, ne cadrait pas; ma vie était romanesque, futile, insouciante; la sienne ne l'était pas; j'arpentais les tours et les détours d'un pays imaginaire, je vivotais dans les dédales de mon sous-sol intime; elle avait survécu dans les sous-sols de l'Histoire. Une vie à peine croyable, une suite de hasards qui lui avait valu de tomber dans des mains charitables et d'être sauvée des eaux. En écoutant Véra Zefer, je me souvenais d'une phrase de Lothar qui aimait répéter que la géographie peut être imaginaire, l'histoire ne l'est jamais. Là se situe la faille de toutes les utopies, disait Lothar (…) on ne prémunira jamais les utopies de l'éternel retour du chaos, de l'omniprésence de la catastrophe. A la marge de chaque utopie, disait Lothar, il y a toujours un goulag ou un ghetto qui nous guette.

(...)

 

III

Eté

DES FEMMES FRONTIERES

p. 309/310

(...)

Viens, dit-elle, je vais te montrer cette cité transfrontalière.

C'est en vous agrippant aux touffes de joncs que vous vous enfoncez dans le sable, à clair de lune ou de dune, tant l'une et l'autre rivalisent de paleur. Le tapage de la plage s'évanouit pas à pas. Alors que vous avez du sable à mi-mollet, tu quêtes la main de la jeune fille – elle hâte le pas, t'échappe, le soleil levant éclaire sa nuque, sa jupe noire effleure les tiges de joncs, les pans de son maillot jaune bâillent dans la brise, tu aperçiois sur ses hanches des entailles, du sang séché s'écaille au creux de ses mollets blancs. En courant tu la suis un instant, mais tout ce sable a tôt fait de t'essouffler et tu finis par ralentir le pas. Elle est déjà loin, elle te hêle en faisant de grands gestes. Puis elle t'attend. Bras croisés. Front boudeur.

Une fois contourné le sommet de la dune, vous marchez de nouveau côte à côte, sous le cri des mouettes, dans les commissures du sable, qui retrouve sa couleur ocre aux lueurs de l'aurore. Le vertige, le hoquet, la nausée, ont reflué. Désormais, tu es certain que tout cela est réel, réelle cette dune, réel ce pays, réelle cette jeune fille, réelle cette histoire – non, tu ne rêves pas, Samuel, au contraire, il te faut lutter contre le sommeil et le froid qui t'»engourdissent. Lutter contre la soif, aussi – tout ce Sahara minuscule qui vous entoure te rappelles que tu as la bouche affreusement sèche. Tu supplies ton guide de faire une pause, histoire de souffler, et qu'elle te révèle enfin, par pitié, où elle t'emmène.

Viens, dit-elle, je vais te montrer la vraie frontière.

(...)

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Publié dans Fiction

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R
La lecture du roman terminée, je voudrais dire un mot sur la troisième partie, très différente des deux précédentes, ne fût-ce que par la forme, le texte étant beaucoup moins fragmenté, et dans laquelle l'écrivain m'a fait partager le vécu de son narrateur-personnage, qui, se déplaçant dans un espace géographique qui m'a paru assez limité, en voit les éléments constitutifs de façon très mouvante, différente, selon le point de vue et l'état - d'ébriété ou non - où il se trouve, créant une sensation d'irréalité, quasi onirique parfois (notamment par la description des paysages et la rencontre avec le personnage féminin quasi féérique), et marquée en tout cas par l'étrangeté. J'ai aimé.
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R
Je n'ai pas encore terminé la lecture de ce beau livre mais j'ai beaucoup aimé la scène où le narrateur se met à marcher sur la mer gelée sans aucune visibilité à la tombée de la nuit, p. 125 : "...je me retourne, constate que mes pas se sont effacés, que la côte n'est plus en vue, que la bourrasque gronde de plus en plus fort, on entend gémir la glace, la nuit menace, une frousse infantile me tord les entrailles, j'avance à l'aveuglette dans le brouillard {...} ici, est ouest nord sud ne sont que neiges, glaces, vapeurs, alors, comme pour conjurer mon naufrage, si la glace se mettait à craquer, si la banquise se mettait à dériver, je tends la jambe droite, trace du talon des lignes que la neige et le vent effacent aussitôt...".
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