"La ligne des glaces" de Emmanuel Ruben
Premier volet d'une "suite européenne nordique", enquête romanesque sur le sens de l'Europe à laquelle Emmanuel Ruben travaille depuis plusieurs années, La ligne des glaces est un ouvrage à dominante géographique et onirique dans lequel les réalités de la politique et de l'histoire ne sont jamais loin, même s'il se déroule dans des lieux fictifs - inspirés bien sûr de plusieurs lieux réels mais aussi de ce pays imaginaire qu'il avait inventé et dessiné à neuf ans le jour de la chute du mur de Berlin (1) et qui fut sans doute son premier acte d'écriture.
C'est une sorte de fable géopoétique sur l'infini des frontières - vaste notion d'une ambivalence fascinante puisqu'évoquant autant l'enfermement, la séparation, le repli nationaliste que la dynamique du franchissement, de la réunion, de l'ouverture à l'autre et à l'au-delà. L'auteur y interroge l'identité – qu'elle soit nationale ou individuelle - et cette frontière mouvante entre la réalité et la fiction au travers de l'«exil volontaire» de son héros narrateur, Samuel Vidouble . Un jeune héros aimanté par les terres inconnues errant, un pied dans le réel et l'autre dans l'imaginaire, dans les méandres de la mémoire, semblant ne pouvoir se confronter à la terrifiante vérité du massacre des Juifs que par la fiction. Et ce roman s'avère avant tout un parcours intérieur, une quête de soi.
1) cf l'entretien accordé à Zone Critique : ici
Comment conjurer ce pénible sentiment de vivre nulle part et hors du temps? Une seule solution. La voici. Ecrire. Ecrire ce livre. Tenir un journal de bord. Y consigner pêle-mêle rêves, impressions, réflexions, coupures de journaux, citations extraites de mes lectures.
La ligne des glaces, Emmanuel Ruben, Payot, Rivages, 2014, 320 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Ruben
Son site, L'araignée givrée : ici
I
Gel
FORET-NOIRE OU FORET NAINE ?
p.48/49
(...) Le samedi matin, consultant la carte routière dès la sortie de la ville, j'essaie de me représenter – c'est une manie chez moi – les paysages qui nous attendent. Mais je ne vois rien : mon imagination peine à dresser devant mes yeux le décor que me tend le papier balnc tacheté de vert et de bleu, strié de grands traits rouges. Volant à la rescousse de mon imagination défaillante, ma mémoire se met à passer en revue tous les coins où il m'est arivé de pédaler naguère – Vercors, Jura, Vosges ... mais, la faute aux toponymes un brin germaniques, un nom s'impose, efface tous les autres : Forêt-Noire. Et pourtant je n'y ai jamais mis les pieds. Mais voici, le nom de Forêt-Noire, l'idée d'une forêt qui soit vraiment noire, d'un vert qui serait du noir, ne veut plus me quitter – je regarde par la vitre et, la ville s'était évanouie dans notre sillage, je ne vois que du vert bien vert, tirant parfois sur le jaune, des bouleaux par milliers, de part et d'autre de la route, un bleu de fjord, par intermittence ; au volant, Lothar chantonne et je m'assoupis en me réjouissant d'avance à l'idée que dans quelques heures nous roulerons à l'ombre de majestueux mélèzes.
Terminus, tout le monde descend ! Lothar gare la bagnole d'un brusque coup de volant. Réveillé en sursaut, je me frotte les yeux. Où sommes-nous ? De la forêt noire échaffaudée en rêve, pas la moindre aiguille de pin. Tout autour du gîte, sous un ciel orageux, s'étend une vaste lande de velours vert pourpre : des centaines de taches bleues – étangs ? Lacs ? Tourbières ? - nous épient. Ca et là, embrassant la bruyère, des arbrisseaux couchés sous le vent, écarlates, encore ardents des derniers rayons du soleil déclinant. Des genêts ? Des genévriers ? Non, des bouleaux nains, fait Lothar en allumant sa clope, l'air goguenard, sous les broussailles brunes de ses sourcils. Des bouleaux nains ! Et, en effet, on voit étinceler par endroits, comme de petits os, leurs troncs rachitiques. Des bouleaux nains ! Tout ce qu'il y a sur l'île de K. en matière de forêt. La seule frontière visible, la seule frontière palpable, ici, c'est celle de l'arbre. Ici, du fait du gel et du dégel, me dit Lothar, se trouvent les derniers arbres en allant vers le nord – un avant-goût de toundra. (...)
II
Dégel
L'ILE GETTHO
p.228/229
Dans ce qui est écrit ci-dessus, je mêle sans cesse le vrai et le faux, je transpose, j'avance masqué, j'invente encore. Mais on ne peut inventer sans limites. Cela, je l'ai découvert le jour où j'ai rencontré Véra Zefer. Le jour où je me suis retrouvé face à la parole, devant l'histoire, en situation et dans la disposition d'écouter pour de bon un témoignage. Je veux parler d'un témoignage de survivant, puisqu'il n'y a de témoignage que de survivant. Qui n'a pas frôlé la mort, qui n'a pas touché le point de non-retour, qui n'a pas eu la révélation qu'il fallait vivre à tout prix, ou survivre, ou revivre, ou ressusciter, remonter à la vie, ne témoigne pas. Il raconte, invente, imagine, brode, tricote, bavarde, comme je l'ai fait jusqu'ici. Véra Zefer ne se contentait pas de raconter son histoire, elle traçait la frontière entre les histoires et l'Histoire, ce qu'elle avait vécu ne se pouvait en aucun cas romancer, ne rentrait pas dans un roman, ne cadrait pas; ma vie était romanesque, futile, insouciante; la sienne ne l'était pas; j'arpentais les tours et les détours d'un pays imaginaire, je vivotais dans les dédales de mon sous-sol intime; elle avait survécu dans les sous-sols de l'Histoire. Une vie à peine croyable, une suite de hasards qui lui avait valu de tomber dans des mains charitables et d'être sauvée des eaux. En écoutant Véra Zefer, je me souvenais d'une phrase de Lothar qui aimait répéter que la géographie peut être imaginaire, l'histoire ne l'est jamais. Là se situe la faille de toutes les utopies, disait Lothar (…) on ne prémunira jamais les utopies de l'éternel retour du chaos, de l'omniprésence de la catastrophe. A la marge de chaque utopie, disait Lothar, il y a toujours un goulag ou un ghetto qui nous guette.
(...)
III
Eté
DES FEMMES FRONTIERES
p. 309/310
(...)
Viens, dit-elle, je vais te montrer cette cité transfrontalière.
C'est en vous agrippant aux touffes de joncs que vous vous enfoncez dans le sable, à clair de lune ou de dune, tant l'une et l'autre rivalisent de paleur. Le tapage de la plage s'évanouit pas à pas. Alors que vous avez du sable à mi-mollet, tu quêtes la main de la jeune fille – elle hâte le pas, t'échappe, le soleil levant éclaire sa nuque, sa jupe noire effleure les tiges de joncs, les pans de son maillot jaune bâillent dans la brise, tu aperçiois sur ses hanches des entailles, du sang séché s'écaille au creux de ses mollets blancs. En courant tu la suis un instant, mais tout ce sable a tôt fait de t'essouffler et tu finis par ralentir le pas. Elle est déjà loin, elle te hêle en faisant de grands gestes. Puis elle t'attend. Bras croisés. Front boudeur.
Une fois contourné le sommet de la dune, vous marchez de nouveau côte à côte, sous le cri des mouettes, dans les commissures du sable, qui retrouve sa couleur ocre aux lueurs de l'aurore. Le vertige, le hoquet, la nausée, ont reflué. Désormais, tu es certain que tout cela est réel, réelle cette dune, réel ce pays, réelle cette jeune fille, réelle cette histoire – non, tu ne rêves pas, Samuel, au contraire, il te faut lutter contre le sommeil et le froid qui t'»engourdissent. Lutter contre la soif, aussi – tout ce Sahara minuscule qui vous entoure te rappelles que tu as la bouche affreusement sèche. Tu supplies ton guide de faire une pause, histoire de souffler, et qu'elle te révèle enfin, par pitié, où elle t'emmène.
Viens, dit-elle, je vais te montrer la vraie frontière.
(...)