"Une île , une forteresse (Sur Terezìn)" de Hélène Gaudy
DE HAUT C'EST UNE ETOILE. On peine à compter ses branches mangées dans les angles par des plantes voraces. On zoome et sa structure se dessine, en son noyau une place centrale, rectangle où l'on devine la forme d'une fontaine.
Dès les premières phrases d'Une île une forteresse, ce livre sur Terezìn, Hélène Gaudy semble annoncer l'étrange rencontre de deux temps, celui d'un passé révolu et d'une vie ayant repris son cours s'inscrivant dans le paysage-même de la ville.
Construite à la fin du XVIII siècle à la frontière des Sudètes, cette "ville forte à la Vauban", ville de garnison qui se révéla rapidement obsolète mais dont «l'architecture rationnelle permet visibilité et contrôle», deviendra - sans même protéger ses habitants tchèques qui très vite furent expulsés (1) de leurs maisons - le camp de rassemblement et de transit des Juifs de Bohème-Moravie ainsi que d'une certaine catégorie de Juifs d'Allemagne et d'Autriche faisant figure d'exception ou se croyant hors d'atteinte du fait de leur statut privilégié (2). Une simple étape, un sas, avant qu'ils ne soient acheminés vers les camps de l'est - et notamment Auschwitz-Birkenau - pour y être exterminés.
Juifs hongrois sur la Judenrampe, mai 1944
Durant cette terrifiante parenthèse guerrière, cette aura «un statut à part dans l'immense réseau génocidaire, à la fois en marge et au coeur du système».
Les Juifs fortunés qui y arrivèrent dès novembre 1941 n'y trouvèrent pas l'abri paisible qu'on leur avait fait miroiter en échange de tous leurs biens (3); l'autonomie de Theresienstadt, sa prétendue administration par les Juifs était bien sûr une sinistre farce et la ville, embellie dès fin 1943 uniquement pour la visite de la Croix-rouge autorisée en juin 1944, servit ensuite de décor pour un film de propagande (4), une fiction à laquelle des prisonniers choisis acceptèrent de participer dans le maigre espoir de survivre en étant montrés, telle «Shéhérazade qu'on laisse en vie tant qu'elle arrive à maintenir le fil du conte». Mais l'indifférence et l'aveuglement du monde, et en premier lieu ceux particulièrement révoltants des responsables du C.I.C.R. rendus sur place, cautionneront la déportation massive des internés de ce .
Mémorial de Terezìn
Terezìn «suscite [ainsi] sa propre écriture, curieuse et empêchée, oblique, soumise aux aléas et aux réminiscences». Au fur et à mesure que l'auteure avance et tire sur les fils, déambulant et divaguant dans de nombreuses digressions, essayant de saisir et d'agencer les bribes d'une «mémoire parcellaire chancelante, en marge des récits historiques», «le puzzle se complique, les pièces bougent, se font de plus en plus nombreuses» et la ville «s'étoile dans tous les sens», le point central de cette étoile semblant plus «riche des directions qu'il suscite» que de son «coeur opaque».
Car Terezìn semble «l'image d'une île inversée» : derrière les remparts, ne se trouve pas la mer mais la terre ferme où les routes filent comme ailleurs, mais en son centre, tout semble se dérober et on a le sentiment que les routes «reviennent à leur point de départ». On bute sur un noyau dur, absurde, irréductible. Sur la «sphère vide» d'un manque qui ne sera jamais comblé, de questions qui ne trouveront jamais de réponses, d'une vérité qui ne sera jamais atteinte. Et sans doute bute-t-on aussi sur le noyau dur de l'horreur, de l'incompréhensible et de l'innommable, sur ce gouffre sans fond qu'est l'existence du mal.
Peut-être qu'à force «de polir l'écorce d'un noyau invisible, on finit par le mettre à jour» ? s'interroge Hélène Gaudy. On peut en douter mais elle a au moins réussi dans ce livre à faire sortir la ville de sa «gangue mortifère», à nous y faire sentir, dans sa banalité quotidienne, dans ses paysages, la beauté de la vie qui reprend ses droits. Et tous ces fantômes qu'elle a réveillés de leur sommeil semblent maintenant cohabiter plus paisiblement avec ces vivants auxquels elle a aussi donné chair, se sentant sans doute moins seuls.
Une île, une forteresse (Sur Terezìn), Hélène Gaudy, édition Inculte, janvier 2016, 290 p.
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UN GHETTO, UNE ETOILE
p.44/45
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A l'angle de certaines rues restent les inscriptions "Block", suivies de chiffres. Les casernes, elles, ont des noms de villes, étrange géographie interne, factice, qui fait écrire à Helga Weissovà dans son journal : Demain j'irai chercher le pain à Hambourg. Helga est d'abord logée avec les femmes dans la caserne de Dresde tandis que son père est parqué dans celle des Sudètes, puis dans celle de Magdebourg. La ville rejoue les autres lieux, les autres villes, les imite ou les moque, se fait passer, toujours, pour ce qu'elle n'est pas.
Sur les dessins d'Helga, c'est une autre géographie qui apparaît, parallèle, qu'on retrouve dans bien des dessins d'enfants : des maisons, des rues, des collines qui ne sont pas d'ici, qui prolongent les paysages d'avant la captivité. Un refus d'être là qui se concentre dans les panneaux indicateurs qu'ils sont nombreux à dessiner – à la croisée des chemins, ils indiquent, toujours, la direction de Prague. Juste devant moi, sur la place principale où Stania et moi nous nous retrouvons toujours, il y a le Mädchenheim L410, où a été transférée Helga dès qu'elle a eu l'âge de faire partie des jeunes filles de Theresienstadt.
Je le savais, bien sûr, que chaque bâtiment, chaque maison, chaque hangar et chaque grange, chaque grenier de Terezìn avait été un lieu d'internement. Je le savais et c'est cela, entre autres, qui m'a poussée à revenir, à dépasser cette impossibilité de croire qu'une ville, un espace où l'on déambule, où l'on aime, travaille et dort, puisse n'être faite que de cachots, de cellules, du souvenir de l'exclusion et du partage. Je m'attendais, peut-être, à quelque chose de spectaculaire, à une marque indélébile à même le paysage mais l'empreinte est plus profonde, les couches plus nombreuses, indissociables.
Le bâtiment que j'ai devant moi n'est plus seulement une bâtisse massive, repeinte de frais, c'est bien le Mädchenheim L 410 et on dirait que cela le restera toujours, mais aussi que ça l'a toujours été. Elles ont le pouvoir, ces catastrophes, non seulement de s'étendre sur l'avenir mais aussi sur le passé, de donner l'impression que tout a convergé vers elles, que tout s'est imbriqué pour les faire advenir et la question n'est pas de savoir si on se trompe, comme on se trompe presque toujours lorsqu'on tente de relire l'Histoire, mais d'accepter la coloration qu'elles donnent aux choses, aux lieux, le pouvoir qu'elles ont de bouleverser le sens, de mélanger les temps et de les faire advenir, simultanément.
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LA METROPOLE
p. 134/135
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Dorota propose de m'emener en voiture voir la Judenrampe. C'est là qu'arrivaient les Juifs au début de l'année 1944, quand Bernard Goldstein, mon grand-père, a été déporté à Auschwitz. Les rares éléments qui restent – son nom sur des listes, son âge, 48 ans au moment de sa déportation- laissent peu d'espoir. Mais peu, c'est toujours quelque chose et cela a suffi, pendant des années, pour que ma mère, âgée d'à peine un an à l'époque, pour que ma tante et ma grand-mère le peuplent, cet espoir, comme je n'allais pas tarder à le faire, d'attentes jamais tout à fait éteintes.
Ce lieu, la Judenrampe, est le seul où l'on soit sûr qu'il ait marché avant de disparaître puisque personne, jamais, n'a su ce qui lui était arrivé après son entrée dans le camp.
La Judenrampre ne fait normalement pas partie de la visite. On y voit de simples rails à même le paysage, pas même un quai, encore moins une rampe et, juste en face, une maison jaune, un jardinet, un toboggan en plastique.
Sur la photo que j'ai prise, j'ai laissé la maison hors du champ et avec elle les traces de son occupation – le gazon ras, le toboggan. Ma photo est celle d'un «lieu de mémoire» quand le lieu, lui, était un collage étrangre que par précipitation, par habitude, par négligence, je n'ai pas tenté de saisir dans son ensemble. J'ai pris la photo que je m'attendais à prendre, l'image que j'avais déjà en tête, reconstitué par omission un lieu qui n'existe plus, où imaginer s'éloigner d'un homme que je n'ai pas connu. J'ai tenté, peut-être, d'abolir quelque chose comme le temps ou l'oubli mais c'est le présent que j'ai négligé.
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