"Allegra" de Philippe Rahmy
Né en France de parents immigrés algériens et diplômé de mathématiques, Abel a dû partir en Angleterre pour parfaire son ascension sociale car «on n'embauche pas d'Arabes qualifiés». Grâce à la bienveillance de son ami et ancien professeur Firouz, il est devenu trader dans une banque de la City. Une rapide et brillante réussite professionnelle et financière que la rencontre de Lizzie et la naissance de la petite Allegra sont venues compléter, couronnant ainsi son bonheur. Mais l'arrivée de l'enfant déstabilise le jeune couple et Abel, qui a du mal à en supporter les contraintes, retombe dans une addiction antérieure à l'alcool. Un événement malheureux – qui ne sera révélé qu'à la fin - survient alors et tout le royaume qu'il avait bâti s'écroule par sa faute, les catastrophes s'enchaînant.
Enfermés dans leur beau duplex londonien, les deux amoureux deviennent des étrangers murés dans leur silence, et bientôt Lizzie chasse Abel tandis que ce dernier est licencié suite à des erreurs ayant fait perdre beaucoup d'argent à sa banque. Se retrouvant à la rue seul et désespéré, incapable d'assûmer ses responsabilités et de faire face à la violence du monde, il perd pied, car dans la vie, contrairement aux films, on ne peut ni couper ni revenir en arrière. S'enfonçant, l'alcool aidant, dans le déni de réalité pour croire encore à la reconquête de Lizzie et à une possible rédemption, divaguant entre cauchemars, rêveries éveillées et hallucinations, il sombre peu à peu dans la folie, faisant de Firouz, ce reproche vivant qui fut témoin de son ascension comme de sa chute, le responsable de ses malheurs. Et il voit même en lui une entité malveillante et menaçante l'acculant au pire : à faire exploser une bombe le jour de la cérémonie d'ouverture des jeux olympiques qui cet été 2012 vont se dérouler dans la capitale anglaise.
Dehors la tempête va se déchaîner dans un climat apocalyptique reflétant l'état du monde intérieur d'Abel qui erre dans la ville et dans ses souvenirs. Ayant du mal à résister à ce chantage de Firouz lui offrant aussi une façon tentante d'en finir en retournant contre les autres sa hargne envers le monde et envers soi, héros échouera dans un hôtel des quartiers populaires où s'entassent d'autres exclus, réfugiés ou migrants, et où il prendra conscience qu'il n'est pas seul à souffrir, que ...
Partager ainsi une "terrible souffrance" est pour l'auteur (1) une "clé d'accès à l'autre" consolatrice pouvant éviter la violence, éviter que le mal soit le seul moyen de sortir du désespoir, qu'il soit l'unique "porte de délivrance" - pour reprendre la citation de Daniel Defoe qu'il a placée en exergue du livre (2).
1) Cf http://www.tdg.ch/culture/livres/Avec-Allegra-Philippe-Rahmy-lche-une-jolie-bombe/story/19811673
2) «Que de fois n'arrive-t-il pas, dans le cours de notre vie, que le mal que nous cherchons le plus à éviter, et qui nous paraît le plus terrible quand nous y sommes tombés, soit la porte de notre délivrance, l'unique moyen de sortir de notre affliction.», DANIEL DEFOE, Robinson Crusoé
Allegra se déroule à Londres, dans une ville vivante, cosmopolite et bariolée aux multiples facettes, à l'image du monde, où se côtoient l'Orient et l'Occident, Philippe Rahmy agrégeant avec maîtrise - mais néanmoins de manière parfois un peu artificielle - de très nombreux thèmes (3) témoignant des violences diverses de nos sociétés contemporaines, et décrivant la chute de son héros tout en faisant remonter des bribes de souvenirs de son enfance et de son ascension sociale.
De courtes phrases rapides et incisives font avancer l'intrigue en ménageant mystère et suspense jusqu'à la chute finale : une économie d'écriture dont la sécheresse est heureusement compensée par l'adoption d'une tonalité onirique et d'un climat d'étrangeté.
3) La finance, l'argent roi dans un système capitaliste mondialisé rejettant les faibles, les violences coloniales, l'immigration, l'identité, le racisme et le terrorisme, l'alcoolisme, la parentalité ...
Recourant à la figure de l'animal pour mieux éclairer les violences faites à l'homme (procédé qui n'est pas sans évoquer Zola dans Germinal avec la descente du cheval dans la mine), il associe le héros au cheval à l'agonie que Nietzsche embrassa à Turin dans un accès de folie compassionnelle (4), reprenant des scènes marquantes du film Cheval de Turin que cet épisode inspira à Béla Tarr (5). Et il fait même habiter Abel - qui a passé son enfance dans une boucherie familiale jouxtant les abattoirs - face au zoo de Londres !
Et ceci donne d'emblée une dimension étrange et décalée à la perception du quotidien par le héros, impulsant puissance au texte notamment au travers de visions délirantes quasi surréalistes. Des images fulgurantes et colorées, sanglantes ou fabuleuses qui s'avèrent paradoxalement profondément révélatrices de la réalité du monde (notamment cette tête de cheval tuméfiée cachée sous un sac avant son abattage, ces carcasses échappées d'un camion frigorifique renversé ou la mise à mort d'un vieux cerf) et qui, comme tous ces lambeaux sonores arrachés au monde extérieur se répercutant aussi avec force dans le cerveau malade d'Abel, disent sa souffrance. Le désordre mental (6) d'un héros brisé ayant du mal à trouver son identité, à reconstituer son unité. Le tout donnant au livre un aspect éclaté dans une rythmique de lignes fragmentées et de couleurs.
4) Réaction manifestement influencée chez le philosophe par la récente lecture de Crime et Châtiment de Dostoïevski décrivant un épisode similaire - et apparaissant de même dans ce roman au moment où le héros hésite à commettre non un assassinat individuel mais un attentat
6) On pense au héros de Moi Khaled Khelkal (de Salim Bachi) qui, s'apprêtant à commettre son attentat, est en proie aux hallucinations et semble aveugle et sourd au monde qui l'entoure dont il ne perçoit qu'une rumeur rejoignant de manière inquiétante le martèlement incessant des pensées qui se percutent dans son esprit.
Il manque néanmoins quelque chose à ce premier roman. On a du mal à croire à ces personnages à peine ébauchés que sont Lizzie ou Firouz, et même à Abel, un héros narrateur à qui le "je" ne suffit pas à donner corps, et qui de ce fait ne réussit pas véritablement à susciter notre empathie. Car l'auteur nous plonge immédiatement et quasi uniquement dans son esprit déchiré par un excès de souffrance - dont il ne veut trop préciser au départ l'origine. Et il rend ainsi délibérément vagues et obscures les circonstances dans lesquelles se sont opérés l'effondrement du monde du héros et son décollage de la réalité.
C'est qu'Allegra n'est à mon sens qu'une longue nouvelle. Philippe Rahmy a en effet repris une ancienne nouvelle écrite lors d'un séjour à Londres, Loop Road, en l'étoffant par l'adjonction de thèmes. Et cela se sent, tant dans le traitement trop superficiel de ces nombreux thèmes parfois "plaqués" un peu rapidement que dans le manque d'incarnation des personnages. Il a peut-être aussi trop cherché à ne pas compromettre l'effet de sa chute - chute qui certes est l'élément autour duquel se construit une nouvelle mais pas forcément un roman.
Allegra, Philippe Rahmy, La table ronde, janvier 2016, 190 p.
A propos de l'auteur :
http://www.editionslatableronde.fr/nouveaute.php?id_ouv=I23443
EXTRAITS :
On peut lire les trois premiers chapitres (p.9/20) sur le site de l'éditeur : ici