"Mourir et puis sauter sur son cheval" de David Bosc
A l'origine de cette fiction se trouve un fait divers mentionné dans les carnets de Georges Henein, un poète surréaliste égyptien. En septembre 1945, une jeune artiste espagnole de 23 ans se jeta toute nue d'une fenêtre de l'appartement qu'elle partageait avec son père, un ancien ambassadeur réfugié à Londres, après avoir prononcé d'énigmatiques paroles, affirmant «être le chaînon manquant entre l'homme et les animaux» et vouloir «fonder une nouvelle race d'immortels».
A l'époque en Angleterre, on intentait encore un procès aux suicidés (1) et, outre qu'on lui reprocha ses lectures de Freud, le verdict conclut à un «état de déséquilibre mental». Difficile en effet pour les juges et censeurs de comprendre que ce saut dans le vide n'avait pas pour but la mort, qu'il s'agissait seulement pour elle de «se défaire » pour «donner naissance à autre chose (...) dans la très rapide simagrée d'une métamorphose, dans l'éventration scandaleuse, ravissante, d'une chrysalide.»
Et le beau titre de cet ouvrage, Mourir et puis sauter sur son cheval - un vers emprunté à Ossip Mandelstam - résume fort bien ce geste d'une folle liberté, cet élan vital vers l'inconnu.
1) Contrairement à la France où il fut mis fin à la pénalisation du suicide dès 1810, la dépénalisation du suicide fut très tardive en Angleterre. Même si les sanctions civiles y furent abolies en 1870, il fallut attendre 1961 pour que le suicide n'y soit plus considéré comme un crime ! (http://celis.univ-bpclermont.fr/IMG/pdf/Le_suicide_traduction.pdf)
Marcel Boos, Cheval Blanc
On connaît peu de chose de la vie de Sonia A., et en brodant sur les rares éléments à sa disposition, David Bosc rend surtout hommage à une figure de la liberté. Transcendant la noirceur du réel par la poésie de son écriture rapide, précise et imagée dont l'acuité se teinte parfois de dérision, il ouvre d'autres espaces en éclairant une mystérieuse et imprévisible chorégraphie. Et il réussit à donner forme à cette insaisissable liberté confinant à la folie en faisant chatoyer les couleurs du rêve et en incarnant les gestes de cette danse.
Commençant par l'apothéose finale, ce récit à la construction déroutante mais très aboutie s'ouvre sur cet élan qui conduisit l'héroïne à se jeter dans l'abîme : deux pages incandescentes d'une fulgurante beauté nous faisant vivre une scène fabuleuse stupéfiante dans un vibrant présent de narration ! Puis, retrouvant la réalité post mortem - et le passé révolu - le narrateur extérieur se met alors à suivre le père qui tente après coup de comprendre l'énigme en revenant sur les lieux fréquentés par sa fille, cherchant quelque indice dans les ruines de ce qui reste d'elle.
Mais ni les coupures de journaux relatant les faits et le procès, ni sa photo ou ses dessins dont le sens semble perdu - même si en émerge l'image de Sonia comme celle d'un étrange oiseau (2)- ni ses notes de lecture sur Freud (ne disant rien de ses propres rêves) ne lui apportent de secours. Seul pourrait être en mesure d'éclaircir les choses un livre récupéré dans son atelier : un roman servant de cahier sur lequel elle a griffonné un journal d'une dizaine de pages «croisant ses lignes avec celles du texte imprimé». Et le journal de Sonia vient alors s'enchâsser dans ce court récit.
2) Evoquant l'héroïne solitaire de Janet Frame dans Towards another summer, une femme assaillie de rêves qui se transforme en oiseau, dont l'esprit s'envole librement, abattant les cloisons d'un monde borné dans lequel elle ne peut trouver sa place
Nuage d'étourneaux
Elevée de 15 à 19 ans chez les libres enfants de Summerhill, dans cet «enclos dans lequel tout est permis», Sonia se heurte aux limites de son corps et de son esprit, au carcan de sa raison. Elle se sent «contrainte dans une forme», soumise à la mécanique du plaisir comme à celle du langage, à cette façon dont l'esprit «se plie au conditionnement le plus bête». Toute entière dans «l'attente curieuse», elle ne désire que déstabilisation, légèreté et irresponsabilité, circulations et hybridations : que le «continu tohu-bohu de la métamorphose». Elle voudrait libérer l'homme, le sortir de cet «autisme» qui le «prive du rêve de la fougère, de la science du galet, de l'humour du hanneton», disjoindre «la métronomie» pour commencer d'être vivante.
Et son journal se scinde brusquement en deux. La première partie revient sur son passé, sur ses lectures, ses rêves et ses désirs, livrant ses réflexions et ses interrogations. Un «chemin qui [la]suit pas à pas» sans qu'elle réussisse à se transformer, à échapper à «la dépouille de [ses jours]». Puis, s'arrachant à cette continuité morbide dans un ultime sursaut, c'est le journal d'une héroïne décidée à «OSER TOUT», à «faire un pas supplémentaire», d'une héroïne renaissant à la joie en s'acheminant vers ce paroxysme final initiant un autre monde possible.
Londres, le Blitzt, photo de Cecil Beaton
Mourir et sauter sur son cheval est un éloge du rêve, des fantaisies et des «brûlures des contes», de «tout ce qu'il reste de poésie en ce monde».
Londres y devient un décor fabuleux faisant écho à la dévastation de l'héroïne, une forêt sombre sollicitant son imaginaire. Et le journal, revenant sur la guerre, sur le "Blitz"(3), dans une capitale frappée par les bombardements exalte ainsi paradoxalement la beauté mystérieuse des ruines, de ces maisons éventrées laissant échapper tous leurs secrets, de ces façades où «le ciel est dans toutes les fenêtres», exalte cette nuit londonienne de tous les possibles à l'époque du "blackout" (4), et la chaleur rayonnante de ces foules apeurées quand la «solitude universelle» semblait «parcourue par un rêve collectif».
3) ttp://www.1939-45.net/blitz.htm
4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Black-out
Le mariage alchimique (détail du Jardin des délices de Jérôme Bosch
Et on pénètre dans l'univers mental d'une l'héroïne abattant par le rêve les cloisons entre les hommes, entre les règnes, les espèces et les genres. Dans un macrocosme grouillant et coloré d'une fantaisie débridée rappelant ce Jardin des délices de Jérôme Bosch où se meuvent et se mêlent à profusion humains, animaux et végétaux, sans aucun respect des échelles :
Des Eves noires à la hanche fleurie. Un chevalier à pourpoint d'oiseau et tête de chardon rouge. Les adorateurs d'une fraise des bois, nus, adorablement. Cohue qui sort de l'eau pour régresser dans l'oeuf blanc dont on se demande bien qui le refermera, et comment. Cabrioles d'amour, le poirier ventre à ventre, et les orteils la-haut en colloque muet.
«Qui danse accède au mélange instable.»
Si le rêve et tout son potentiel de bouleversement de l'ordre des choses est une voie d'accès privilégiée à la liberté et à la poésie - qui semblent indissociables - la «danse», sorte de transe, de passage d'un monde à un autre, en est une autre particulièrement bien mise en lumière dans cet ouvrage. Cherchant à se perdre, à se diluer, l'héroïne voudrait ainsi être cette «jonchée» de feuilles dispersées et regroupées par le vent ou l'«explosion d'ailes» de ces pigeons s'égaillant comme «dix mille aiguilles de boussole qui ont perdu le nord», et son sang vibrionne comme un vol d'hirondelles. «Etre danse, être dansée», sans cesse se défaire pour accéder à autre chose.
Et si dans un premier temps les gestes du dessin, son champs illimité l'apaisent, elle en verra vite l'insuffisance. La vie en effet «ne brisera les liens qui la figent que si nous parvenons à déprogrammer l'oeuf, la graine, à les rouvrir à la surprise». Aussi lui faudra-t-il oser le grand saut.
Sur les ruines de la courte vie de Sonia A., David Bosc réussit ainsi à construire un palais imaginaire en faisant «danser le langage», échappant à sa «tyrannie» pour nous emporter dans les rêves les plus fous de son héroïne.
Mourir et puis sauter sur son cheval, David Bosc, éditions Verdier, novembre 2015, 90 p., 11,50 €
https://fr.wikipedia.org/wiki/David_Bosc
On peut lire les premières pages (p.1/15) sur le site de l'éditeur : ici