"Hiver à Sokcho" de Elisa Shua Dusapin
Dans son premier roman Hiver à Sokcho, très justement récompensé par le prix Robert Walser, Elisa Shua Dusapin nous conte une histoire apparemment ténue mais très riche de silences, réussissant à créer un univers original envoûtant par la grâce d'une écriture étonnamment maîtrisée.
Nous sommes en Corée, un pays à l'horizon incertain dont l'histoire s'est bifurquée, laissant des cicatrices toujours à vif et semblant, tout comme l'héroïne et narratrice, en quête d'identité. Une héroïne dont nous ne saurons jamais le nom et dont le profil ne se précisera que peu à peu, par petites touches.
Sur un littoral «griffé par les barbelés électrifiés» de ce «no man's land» faisant frontière avec la Corée du Nord, si proche et si inaccessible, la station balnéaire de Sokcho, délaissée par le flux estival des touristes de Séoul - vitrine moderne du pays - semble redevenue une bourgade traditionnelle de pêcheurs endormie dans le froid de l'hiver. C'est une sorte d'«entre-deux» où le temps semble se dilater dans l'attente :
«Suintant l'hiver et le poisson, Sokcho attendait.»
En attendant de savoir ce qu'elle désire faire de sa vie, l'héroïne, jeune et jolie métisse fille d'une poissonnière séduite par un Français qui l'a abandonnée, est revenue dans cette ville natale où elle a grandi, après avoir étudié la littérature coréenne et française à Séoul. Elle y travaille à la pension du vieux Park où seul réside un couple de la capitale dont la jeune femme au visage bandé attend de faire peau neuve après une opération de chirurgie esthétique. Améliorer son apparence : une obsession partagée par l'entourage de l'héroïne que ce soit par sa mère, outrageusement maquillée comme pour compenser ses blessures, ou par son jeune amant Jun-oh qui ambitionne avant tout d'intégrer une école de mannequinat à Séoul.
Dans cet établissement où elle est aussi chargée de la réception, du ménage et de la lessive, elle se focalise surtout sur la cuisine. La cuisine, un art précis, concret, sensuel qui lui a été enseigné par sa mère et qui semble pour elle un langage rassurant, comme celui du corps, la nourriture venant combler ses manques et ses angoisses. Un langage de plénitude pour éloigner le vide et l'incertitude : «Lorsque je cuisinais, j'anticipais la finalité d'un plat.»
Et si la fille et la mère communiquent essentiellement par la nourriture et par le corps, c'est toute une Corée amputée à l'identité brouillée qui semble ainsi s'exprimer.
Un jour se présente à la pension un Français de cinquante-huit ans originaire de Granville en Normandie : Yan Kerrand. Dessinateur de BD, il vient travailler à son nouvel album, Sokcho lui semblant «un bon endroit pour une histoire». Très vite s'installe entre ces deux personnages solitaires «qui semblent chercher leur chemin» une étrange relation faite d'attirance et de curiosité, de proximité comme de difficulté à communiquer (Kerrand refusant systématiquement de manger la cuisine d'une héroïne qui parfois a bien du mal à comprendre le sens de ses intonations).
Ils s'observent de biais, s'approchent, s'effleurent, la jeune femme semblant troublée par cet homme - qui pourrait être ce père qu'elle n'a jamais connu - mais aussi par ses dessins. Et tandis qu'elle introduit Kerrand dans ce monde de Sokcho qui est le sien, il la révèle à elle-même :
«Il m'avait fait découvrir quelque chose que j'ignorais, cette part de moi là-bas, à l'autre bout du monde ».
Une révélation qui, semble-t-il, va bien au-delà. Car ce sont surtout les dessins de ce Français à la recherche d'une perfection inatteignable, d'une «femme éternelle» peinant à émerger des traits griffonnés sur le papier, que, fascinée par son art, elle tente de pénétrer, rêvant d'«exister sous sa plume, dans son encre». Kerrand ainsi l'éveille peut-être tout simplement à l'écriture, à cette littérature en train de se faire débordant des cadres qu'on nous assigne, dont le dessin qu'il pratique semble une vaste métaphore. Et l'auteure déploie une subtile mise en abyme entre cette histoire qu'il dessine et celle qu'elle écrit, son texte se diluant sur la fin * comme se dilue l'histoire de cette BD que la narratrice feuillette :
«J'ai tourné les pages encore.
L'histoire se diluait. Elle s'est diluée comme une errance entre mes doigts, sous mon regard.»
Cette lectrice qui ne connaît la Normandie que par Maupassant et Monet et ne sait plus lire «avec le coeur», avec le corps, mais lit désormais avec «le cerveau» pourrait ainsi réconcilier les mondes qu'elle porte, réconcilier le concret, le tangible et le spirituel, l'évanescent :
«Lorsque lui dessinait, il donnait le sentiment de ne penser qu'au mouvement de l'avant-bras, l'image semblait naître ainsi, sans idée préconçue ».
* Le texte des fragments (chapitres ou parties) diminue tandis que les blancs les séparant se succèdent de plus en plus rapidement.
Hiver à Sokcho est une errance poétique «à tâtons dans l'hiver» glissant dans le blanc de la page comme dans l'écume des vagues. Une histoire de papier, d'encre, et de lignes qui peu à peu s'effacent comme des traces de pas dans la neige. Et on est subjugué par l'écriture sobre et elliptique tout en échos et en reflets d'Elisa Shua Dusapin. Une écriture qui procède par petites touches, à la manière de «l'art impressionniste» mais en étant très précise et sensuelle, «très réaliste pour les détails », pour éclairer en quelques traits cet essentiel si difficile à cerner.
Un petit bijou proche de la perfection !
Hiver à Sokcho, Elisa Shua Dusapin, éditions Zoé, août 2016, 144 p.
A propos de l'auteure :
Née en 1992 d’un père français et d’une mère sud-coréenne, Elisa Shua Dusapin grandit entre Paris, Séoul et Porrentruy, où elle obtient son baccalauréat en 2011. Diplômée en 2014 par l’Institut littéraire suisse de Bienne, elle se produit en tant que comédienne dans la compagnie Sturmfrei dirigée par Maya Bösch. Entre deux voyages en Asie de l’Est, elle poursuit actuellement sa formation avec un Master en Lettres à l’université de Lausanne.
EXTRAIT :
On peut lire les premières pages (p.1/12) : ici