"Je dansais" de Carole Zalberg
Comment, en lisant le dernier roman de Carole Zalberg, ne pas entendre le cri douloureux de toutes ces jeunes filles ou ces femmes que les hommes s'approprient comme des objets, de ces esclaves sexuelles dont le «seul horizon est la dévoration»? Un cri immense restant trop souvent pour nous lointain ou muet, comme celui des Yézidies d'Irak dont le calvaire fut révélé par quelques rescapées ou celui de ces lycéennes nigérianes enlevées il y a plus de trois ans par Boko Haram dont on ignore précisément le sort - et à qui Je dansais semble particulièrement dédié (1).
«Quelle faute [leur]fait-on payer depuis la nuit des temps ?»
Le sujet ne pouvait que toucher cette auteure sensible à l'enfermement (au sens large) et aux enfances abîmées (2) qui s'est toujours intéressée aux femmes et à l'ambivalence de ce désir parfois mortifère qui fonde pourtant le vivant, ainsi qu'aux effets destructeurs ou salvateurs (3) du regard de l'autre sur l'image de soi. Une auteure semblant hantée par cette sorte de fatalité qui s'acharne sur les femmes mais aussi fascinée par cette capacité à «tenir» au coeur de l'horreur, à s'accrocher à la moindre bribe d'espoir, si infime soit-elle. Au feu de la vie.
1) cf le texte en exergue du livre, reprenant la premier "nous" (p.45) de la voix collective ("Nous étions lycéennes"...)
«Nous n'avons pas été sauvées.
Une poignée d'entre nous s'est enfuie mais nous n'avons pas été sauvées.
Nous sommes pour la plupart encore entre leurs mains.»
2) La mère de l'auteure, Juive polonaise dont les parents furent contraints à l'exil par le nazisme, fut une "enfant cachée", traumatisme que Carole Zalberg raconte et imagine dans son roman Chez eux
3) Voir notamment Mort et vie de Lili Riviera (pour les effets destructeurs du regard de l'autre) et L'invention du désir (pour la face lumineuse du désir)...
Manifestation de soutien pour les lycéennes de Chibok enlevées par Boko Haram
Il ne faudrait pas oublier ces mortes-vivantes ni leurs familles dévastées auxquelles la joie dansante de la vie a été été volée, ce qui contribuerait encore à les anéantir. Et Carole Zalberg - dont l'oeuvre s'attache aussi à entretenir la mémoire - a imaginé une histoire complexe, voire paradoxale, faisant résonner toute la violence faite à ces «femmes prises sans répit», qui nous amène par la justesse de ses mots à ressentir leurs souffrances, leur peur, leur honte et leur sentiment de culpabilité.
Je dansais, roman morcelé structuré en trois parties, donne ainsi voix à toutes ces jeunes filles brisées et terrifiées par «l'animal qu'[elles] font sortir de l'homme» tout en s'insérant dans l'imaginaire merveilleux et monstrueux des «contes cauchemardesques». C'est une histoire d'ogre, de belle et de bête, de princesse endormie et de sorcière qui s'articule autour d'un noyau central déclinant le "nous" d'une voix collective semblant monter des profondeurs - voix d'une grande puissance poétique qui, comme un choeur antique, vient également scander les deux volets du conte moderne qui l'encadrent.
Marie est une jeune et belle fille de treize ans, emplie d'une joyeuse énergie et adulée par ses parents. Un jour, dans la rue, elle croise et soutient avec compassion le regard d'Edouard (4), un homme horriblement défiguré suite à un accident, déclenchant chez lui un «amour tordu» et délirant. Il l'épiera longtemps avant de l'enlever et de la séquestrer dans une cave pendant plus de trois ans, la soumettant à la violence de son désir tout en rêvant de la voir un jour partager le sien, de voir sa princesse lever le sortilège et rendre le monstre qu'il est devenu à la vie ...
4) Ce regard, point de départ de la narration, reprend une expérience personnelle ayant marqué l'auteure alors qu'elle était enfant, et qui lui inspira le personnage d'Edouard
Carole Zalberg commence par confronter les voix de ses deux héros, victime et bourreau racontant cette histoire de manière parallèle et décalée (il y a en effet peu d'échanges entre eux, la jeune fille, après s'être débattue, après les injures, s'étant réfugiée dans l'inertie et le silence). Le monologue intérieur de Marie résonne ainsi comme une sorte de journal intime, tandis qu'Edouard s'adresse à elle dans un carnet qu'il espère pouvoir lui montrer quand enfin elle l'aimera.
Et la prisonnière comme son geôlier s'échappent de leurs corps captifs de ce monde d'«ici», huis-clos sordide au temps dilaté, en rêvant au monde d'«avant» (qui est plus celui d'un "après" fantasmé pour le second), à ce monde insouciant et léger où Marie dansait et Edouard galopait, lui aussi plein d'énergie - et que de manière insensée il espère recréer en dansant avec Marie. Des mondes qui ne coïncident pas.
Ces voix sont ensuite relayées par celle d'un narrateur extérieur omniscient évoquant dans d'assez longs flashes-back l'enfance des deux héros et l'histoire de leur famille, dont ils sont le fruit (5), rompant un peu à mon sens l'unité et le souffle du récit. Et ce narrateur balayant rapidement la plupart des thèmes récurrents de l'auteure que ce sujet fait resurgir, on a l'étrange impression de voir défiler ses livres (6).
5) Le thème de l'héritage est cher à l'auteure (cf notamment dans A défaut d'Amérique)
6) cf la page consacrée à Carole Zalberg sur ce blog : ici
Dans la dernière partie, d'une intensité croissante (7), c'est aux parents que Carole Zalberg donne la parole, et à travers eux à toutes «les mères en larmes et les pères dévastés», à tous «les endeuillés dépourvus de morts». A des parents dont le coeur et l'esprit restent enfermés dans la douleur de l'absence et de l'ignorance bien que la mécanique du corps ait repris son cours quotidien. A une mère surtout dont elle fait vibrer les mots. Une «ancienne enfant cachée empêchée à jamais d'être tout à fait légère» qui avait conquis cette légèreté pour sa fille (8) et dont le chant d'«amour cru et nu» pour cette dernière se transforme en «haine pure» pour son ravisseur :
«Je rêve de mots-couteaux pour vous ouvrir le ventre et laisser pourrir lentement vos tripes dégoûtantes».
«Sorcière hébétée de douleur» répandant ainsi sa «lave» pour propager en lui la dévastation, elle lui jette alors un sort...
Et si les contes en général finissent bien, l'héroïne comme ses parents en sortiront détruits, tout restant à reconstruire. A réinventer.
7) On regrettera néanmoins le bref ajout de la voix du jeune amoureux de Marie à celle des parents, car venant briser l'unité de ce duo parallèle s'adressant au ravisseur
8) cf A la trace où Carole Zalberg fait un beau portrait de sa mère à laquelle emprunte visiblement ce personnage
Photo de Melania Avanzato
Je dansais, Carole Zalberg, Grasset, 1er février 2017, 162 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Carole_Zalberg
On peut lire les premières pages du livre (texte en exergue et chapitre 1, p.7/14) sur le site de l'éditeur : ici
I
p.66
Et nous sommes les femmes prises sans répit tout au long de l’histoire humaine.
Nous petites encore fraîches, données en pâture au sexe violent des soldats, à l’éboulis que sont leurs corps de pierre sur nos corps duveteux, puis, quand tout en nous s’est éteint, quand nul ne voudra plus nous reconnaître, quand nous serons l’abîme sous les pieds des vivants, jetées, livrées aux crachats ou finies à la machette, à la kalach, à mains nues.
II
p.95
Nous sommes les belles ou même pas, sifflées sur les trottoirs, collées, palpées, suivies, complimentées comme on insulte ou couvertes sans détours d’injures par l’animal que nous faisons sortir de l’homme. Qui est aussi l’homme, sans doute.
p.96
Nous sommes des denrées hautement périssables repérées ici ou là, négociées ou simplement saisies au moment où l’envie, l’idée traversent, acheminées à moindre coût jusqu’au lieu de la demande, où notre seul horizon est la dévoration.
III
p.119
Nous sommes ces filles confiantes qui avons mordu aux promesses de gloire ou de considération, qui avons appris par cœur les contes de l’ailleurs et nous retrouvons, pauvres princesses, dans des enfers de tôle chauffée à blanc, de préfabriqué glauque, dans des antres d’un luxe à donner la nausée, dont nous avions cru rêver, pourtant, et où nous ne passerons que le temps d’y être consommées jusqu’à l’os. Nous sommes cela, souvent, des objets sans noms, des reliefs et des trous doués de hurlements.