"Il se passe quelque chose" de Jérôme Ferrari
Sous le titre Il se passe quelque chose, les éditions Flammarion publient fort opportunément les vingt-deux chroniques hebdomadaires que Jérôme Ferrari écrivit pour le journal La Croix après l'attentat contre Charlie Hebdo, et pendant près de six mois, du 25 janvier au 4 juillet 2016.
On entrait à l'époque dans une ère terrifiante où la peur et le ressentiment, l'intolérance et la haine, l'emportaient sur la raison, les media et la classe politique ne faisant qu'attiser plus ou moins délibérément ces passions. Et si cet auteur plutôt discret accepta de s'exprimer publiquement, c'est que «pour la première fois depuis bien longtemps» il se sentait à nouveau «douloureusement concerné par des questions politiques» :
«Se taire quand on a le privilège, mérité ou pas, de pouvoir s'exprimer, devient une faute ; plus qu'une faute même : une obscénité.»
Dans ces moments graves mettant en péril la vie de la cité, et face à la défaillance des hommes politiques exacerbant souvent les tensions à des fins électorales, il est important à mon sens que les intellectuels prennent conscience de leur responsabilité et jouent pleinement leur rôle pour rompre avec le primat hystérique de l'émotion et de l'événement et sortir des clichés consensuels et conflictuels qui tiennent lieu de pensée et de débat. Et c'est avec gratitude que l'on relit ou découvre ces chroniques toujours d'actualité en ce temps troublé.
L'école d'Athènes, fresque de Raphaël (détail)
Bien connu du public depuis le Goncourt attribué à son Sermon sur la chute de Rome en 2012, cet enseignant agrégé de philosophie s'exprime ainsi moins comme romancier, ce qui «ne donne aucune compétence particulière pour juger du cours du monde», que comme personne dont l'activité repose sur l'exercice de l'esprit et la fréquentation des grands textes – ce qui lui confère une certaine autorité.
Non pour nous imposer ses avis ni ses jugements personnels mais pour questionner les faits et les mettre en perspective, notamment avec certains écrits de Clément Rosset, Hannah Arendt ou Simone Weil, Nietzsche, Spinoza ou Schopenhauer... Pour en éclairer l'appréhension et dépasser les certitudes d'opinions reflétant le plus souvent préjugés et angoisses et enfermant dans des représentations réductrices ou fallacieuses.
Réagissant à l'actualité, selon la loi du genre, ces chroniques donnent ainsi paradoxalement du recul pour l'interpréter, ce que renforce une constante distance comique et une ironie parfois décapante venant dédramatiser les choses, tandis que la précision et la clarté du style permettent de saisir ces dernières avec justesse, dans toute leur complexité.
Si leurs sujets semblent variés, cette diversité n'est qu'apparente, ce dont l'auteur n'avait pas pleinement conscience quand il les écrivit, et il donne lui-même dans sa préface le meilleur angle d'approche pour rendre compte de ces chroniques :
Ces chroniques s'intéressent toutes à un certain usage du langage, et plus exactement, à la façon dont les mots perdent tout contact avec la réalité.
Une déconnexion qui pose un problème «d'éthique et de politique auquel il n'est finalement pas tout à fait absurde qu'un romancier s'intéresse»!
«Le lien ténu qui lie tant bien que mal les mots aux choses a achevé de se dissoudre», et ce qui se passe dans la langue depuis les attentats contre Charlie Hebdo révèle les dangers qui menacent notre société. Aussi Jérôme Ferrari analyse-t-il, non sans dérision, tous ces propos et discours tenus par nos journalistes et hommes politiques de droite comme de gauche à de multiples et parfois futiles occasions, discours qui contribuent à entretenir un inquiétant «brouillard» faisant le lit des populismes et des totalitarismes.
Le sens en effet se perd et les distinctions s'effacent, tout se mêlant et se confondant : l'explication, la compréhension et l'excuse, la responsabilité individuelle et l'héritage collectif, la réalité et l'expérience, le vrai et le faux, le bien et le mal... Les mots disent autre chose que ce qu'ils sont sensés signifier, leur sens est «occulté par leur connotation psychologique». Ils sont réduits à jouer un «rôle d'étendard ou d'abcès de fixation», à être dénaturés et instrumentalisés. Sophismes et formulations binaires enferment le débat dans le déni et l'aveuglement, proposant des alternatives ne laissant aucun choix réel. Les lieux communs et les formules toutes faites, les simplifications abusives, les outrances et les approximations du langage étouffent ainsi la moindre velléité de pensée originale, tandis que le savoir, la culture, ne sont plus respectés, que la raison devient impuissante.
Et le citoyen se voit ainsi privé de son pouvoir qui, dans une démocratie, relève bien plus de la capacité à penser et à formuler un jugement personnel que du droit de vote.
On rit beaucoup à la lecture de ces savoureuses et pertinentes chroniques à contre-courant qui, transcendant colère et désespoir, redonnent l'envie de lutter, de résister. Et l'on respecte la sagesse de leur auteur qui n'a pas jugé utile de poursuivre trop longtemps cet exercice au rythme soutenu, conscient du «risque de se forger imperceptiblement un avis sur tout» qu'il pourrait à la longue comporter. Un auteur revendiquant aussi son droit au silence :
«Pouvoir me taire lorsque je n'ai rien à dire est un luxe auquel je ne peux me résoudre à renoncer tout à fait».
Il se passe quelque chose, Jérôme Ferrari, Flammarion, 1er mars 2017, 160 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/J%C3%A9r%C3%B4me_Ferrari
On peut consulter la page donnant les liens vers les nombreux articles qui lui sont consacrés sur ce blog : ici
EXTRAIT :
On peut lire les premières pages du livre (p.7/15): ICI