"The dig / A coups de pelle" de Cynan Jones
Quatrième court roman du jeune écrivain gallois Cynan Jones, The dig - qui fut publié en Grande-Bretagne en 2014 - vient de sortir aux éditions Joëlle Losfeld dans sa version française, sous le titre A coups de pelle.
Sans doute le titre original pointant le sujet du livre dans sa dimension réaliste et locale tout en annonçant sa portée allégorique et universelle était-il difficile à traduire, n'évoquant absolument rien pour un Français. "The dig" (ou "the digging"), littéralement "la fouille" ou "le creusement", renvoie en effet à cette cruelle pratique d'appâtage du blaireau ("badger baiting") totalement illégale au Royaume-Uni depuis plus de 170 ans (1) et se poursuivant pourtant de nos jours de manière clandestine, notamment au Pays de Galles.
Il s'agit d'utiliser des chiens (2) pour piéger les blaireaux dans leur terrier, dans cet espace qu'ils se sont construit et où ils se croient en sécurité, afin qu'une fois précisément localisés des hommes puissent creuser la terre pour les en extraire. Les animaux, destinés horriblement à la torture et à la mort, servent ensuite d'appâts vivants lors de combats contre des chiens (3), spectacles très prisés donnant lieu à des paris.
Et on est amené plus largement à se demander si dans ce monde il y a possibilité pour l'homme - dont cette pratique révèle une facette peu reluisante de la nature - de se construire un espace de bonheur, un espace sûr. Si finalement il ne partage pas le triste destin du blaireau.
1) Une pratique interdite au Royaume-Uni dès le "Cruelty to Animals Act", puis en vertu de diverses lois sur la protection des animaux, et plus spécifiquement sur la protection des blaireaux. En 2012, le gouvernement britannique a pourtant lancé une campagne d'abattage du blaireau, l'animal étant accusé d'être le principal vecteur de la tuberculose bovine. Vivement critiqué, il fut contraint à faire machine arrière en 2014...
2) Des races de chiens comme les Terriers ont été spécifiquement développées à cet effet ...
3) Ce paisible et puissant mammifère se révèle en effet un très endurant et dangereux adversaire lorsqu'il est attaqué, ses coups de griffes et ses morsures s'avérant redoutables. Le combat a lieu en général dans une fosse. Afin d'inhiber ses mouvements, on entrave partiellement le blaireau, ses pattes postérieures comme sa mâchoire étant parfois brisées à coups de pelle pour laisser une chance à l'assaillant. Les combats terminés et l'animal achevé, il est d'usage de s'en débarrasser sur une route pour faire croire à un accident...
Badger baiting by Henry Alken (1785-1851).
Ce roman sombre et intense qui nous saisit dès ses premières lignes repose d'abord sur la forte tension née de l'antagonisme de ses deux héros.
Daniel, le seul personnage à disposer d'un nom (4), est un homme à bout de forces auquel il ne semble plus rester aucune échappatoire. Petit éleveur de moutons encore attaché aux anciennes valeurs d'un monde rural quasiment disparu, il faisait vivre sa ferme tant bien que mal, travaillant en couple comme ses parents avant lui. Son monde déjà miné, creusé par les contraintes imposées par la modernité, s'est soudain écroulé avec la perte accidentelle de sa femme. Et l'agnelage, dont c'est la pleine saison, a beau le faire tenir en absorbant toute son énergie, son esprit part à la dérive dans ces lieux si fortement imprégnés de sa présence.
4) Les autres personnages s'apparentant plus à des archétypes
Dans les environs, "the big man" (5), grand gaillard terrifiant au passé trouble, vit seul avec ses chiens, apportant son concours aux fermiers pour les débarrasser des rats. Mais il se charge surtout de leur procurer à prix d'or des blaireaux pour les combats, pratiquant le "digging" et le "baiting" avec une extrême brutalité et une évidente jouissance. Et sa simple présence emplit de malaise tous ceux qui le croisent, suscitant chez eux des bouffées d'adrénaline. Un héros qui semble une sorte de double maléfique du héros principal.
5) Difficile à traduire par "le grand homme" tant la connotation de l'expression diverge en français ne rendant pas la dimension imposante mais inquiétante qu'elle recouvre dans le texte anglais
On suit parallèlement et pas à pas le déroulement des activités de cet efficace et cruel braconnier fier des prouesses sanguinaires de ses chiens et de ce doux éleveur désespéré plein de compassion pour ses bêtes, leur rapport aux animaux étant révélateur de leur rapport différent à l'autre et au monde. Deux hommes représentant les pulsions de vie et de mort agitant la nature humaine, le bien et le mal, et dont les parcours contrastés finiront paradoxalement pas se rejoindre. Deux facettes antagonistes de l'homme.
Si Daniel se voit doublement piégé, son monde ayant été broyé du fait de la mort de sa femme comme de la pression insoutenable exercée sur sa petite exploitation par l'industrialisation de l'élevage et ses exigences de traçabilité, le terrible et monstrueux prédateur verra en effet également le sien sombrer, acculé lui aussi tel un blaireau dans son terrier. Et l'auteur entretient avec subtilité des échos entre les mondes de ses deux héros, de très nombreux motifs se répondant et venant en renforcer le contraste.
Cynan Jones, qui a manifestement accordé une très grande importance à la construction de son roman, en renforce encore la tension en donnant très tôt au lecteur le pressentiment de l'affrontement inévitable des deux hommes, comme celui de l'implacable déroulement du destin de Daniel. La structure narrative complexe de son histoire se coule ainsi naturellement dans le moule d'une tragédie en cinq actes. Et, zoomant sans fard sur la sordide réalité tout en l'intégrant dans un plan large et lui ajoutant une dimension mystérieuse et fascinante quasi-irréelle, une sorte de prologue (6) en donne d'emblée le ton.
Trois passages magnifiques, comme en suspension hors du temps - ou du moins hors du temps du récit -, et dont l'intérêt capital est souligné par des caractères en italique, structurent de plus cette tragédie, articulant cette fatalité en mouvement sur le pivot du second, d'une grande portée symbolique.
Ce passage central (I,ch.2) annonçant la fin inéluctable du monde de Daniel nous transporte en effet, avant la mort de sa femme, dans un champ éloigné en plein travaux de drainage : sur une terre malmenée, creusée et remodelée à grand bruit de pelleteuses, où on vient d'extraire d'une coupe de noisetiers un étrange morceau de fer ("the shard"). Une grande pièce de métal dont la face extérieure a été polie au cours des années par le frottement des moutons et que le héros avait «mythologisée» quand il était enfant. Un «éclair solidifié» qui, une fois arraché et abattu comme un arbre, ressemble à l'immense «lame d'un couteau avec son manche». Et Daniel a le pressentiment que cet acte lui portera malheur, qu'un sort lui a été jeté. D'autant plus que, surgi de la brume, cet inquiétant "big man" s'aventure alors sur ses terres, apparaissant comme l'outil du destin :
«He could not disassociate the man coming from the moving of the shard. As if it had conjured him.»
Un sort vite suivi d'effet avec la mort «incompréhensible» (7) de sa femme, fauchée en pleine santé et en plein bonheur - mort évoquée dans le flash-back du premier passage en italique (I, ch.1) - tandis que, conduit à retourner en lisière de forêt sur ce «champ de bataille» désormais fantomatique (8), il redressera plus tard ce morceau de fer semblant venu du fond des âges comme un étrange mégalithe, avant de s'avancer vers son destin, le sublime dénouement, elliptique et poétique, faisant l'objet du troisième passage (V,ch.2).
6) Voir l'extrait en v.o en fin d'article
7) Sa femme étant morte la tête écrasée par la ruade imprévisible d'un paisible cheval : "She felt a great feeling of wealth and happiness go richly and simply through her. And then the horse kicked her."
8) Les travaux ayant été suspendus à sa demande après la mort de sa femme
La narration, passant sans cesse d'un lieu à un autre et d'un homme à l'autre, se place tour à tour du point de vue du "big man" ou de Daniel, la deuxième partie éponyme faisant toutefois exception (9) : vue au travers d'un jeune garçon (10) ("the boy") emmené par son père à son premier creusement ("his first dig"), elle décrit en effet minutieusement cette pratique tout en éclairant finement les différentes étapes du processus le faisant peu à peu goûter à la violence. Et elle s'affirme ainsi comme une sorte d'initiation au mal.
Et si les héros évoluent en parallèle, ils vont à la quatrième partie commencer à se rapprocher géographiquement, l'alternance de la narration changeant de cadence et s'emballant dans la dernière. Quant à l'épilogue concernant le "big man", bien que s'inscrivant dans une suite logique, il opère un renversement étonnant et s'apparente plus à la chute d'une nouvelle.
9) Toute la deuxième partie (The dig), ainsi que le premier passage en italique de la première partie (The horse) où le narrateur se place quelques instants du point de vue de la femme, puis du "old doctor"
10) "The big man" devient alors pour lui, et uniquement dans cette partie, "the gipsy man" (le Gitan)
Bien que divisées en chapitres, les parties sont montées un peu cinématographiquement comme une suite de séquences juxtaposées de longueur diverses. Les rares dialogues (à quelques exceptions près) sont présentés sans guillemets ni tirets, dans une nudité franche et directe rehaussée par des blancs, tout comme certaines phrases et les nombreux courts paragraphes. Un morcellement et un espacement donnant un rythme chaotique et haletant à un récit parfois elliptique - qui prend pourtant le temps de suivre les activités de ses héros de manière détaillée et de s'attarder sur les paysages -, tout en le ponctuant de ces silences nécessaires au lecteur afin qu'il tisse ses propres liens. Et cette écriture de Cynan Jones n'est pas sans évoquer celle de Cormac Mac Carthy avec lequel il semble partager un souci de simplicité, de précision et de clarté, comme ce respect du lecteur auquel on fait confiance pour s'abandonner à ses propres émotions et se forger son jugement.
Cynan Jones use d'une langue précise et riche de répétitions d'une puissante simplicité, une langue sans pathos, sans le moindre jugement, dont la clarté-même se charge souvent d'un sens plus diffus. Son style s'accorde toutefois à ses héros. Souvent économe avec "the big man", il devient plus poétique, métaphorique, mais aussi digressif quand il s'attache à Daniel – dont les réflexions et les états d'âme procèdent le plus souvent par association d'images, d'odeurs ou de sons.
Son écriture s'inscrit surtout en totale symbiose avec la nature, immergeant et enveloppant le lecteur dans les paysages très concrets mais aussi hallucinés d'un Pays de Galles rural essentiellement nocturne, trempé de pluie et nimbé de brouillard, et même les choses inanimées semblent y avoir une âme. Fortement ancré dans son cadre régional, The dig, comme les romans de Thomas Hardy dont il partage la noirceur, peint avec acuité et minutie la campagne et la vie rurale, en rendant de même leur rude beauté.
Mais ses paysages sont aussi des paysages mentaux reflétant les caractères ou les sentiments de héros plutôt taiseux. Des paysages et des situations que l'auteur nous fait ressentir de manière très physique et délibérément animale, son texte, imprégné de sensations tactiles ou olfactives et surtout saturé de perceptions auditives, aiguisant nos propres sens. Braquant sa lumière directe et crue sur la nudité des faits, ou plus diffuse sur la réalité intérieure, Cynan Jones nous fait ainsi progresser dans son univers à la fois en surface et de manière souterraine.
Transcendant l'aspect documentaire des pratiques rurales ("digging", "baiting", agnelage...) qui y sont décrites, l'essentiel du sens dans ce roman est simplement suggéré au lecteur. Alors que des hallucinations lui faisant voir sa femme, sentir son souffle ou se remémorer son odeur ou la chaleur de son corps l'assaillent continuellement, Daniel s'achemine ainsi progressivement vers son destin au travers de l'agnelage.
S'il aide tout d'abord avec succès une brebis à expulser son agneau - la narration passant alors brusquement du passé simple à un intense et vibrant présent pendant quelques pages en prenant parfois une tonalité mystérieuse et sacrée -, la seconde étape s'apparente à une tentative désespérée puisqu'il entreprend de manière totalement insensée de réchauffer un agneau faible et presque raidi en le mettant dans le four. Et la difficile mise au monde de jumeaux l'obligeant à détruire (8) un agneau monstrueux dans le ventre de sa mère lui sera fatale, accélérant le dénouement.
8) destruction faisant écho à celle de sa femme et anticipant la sienne
The dig touche au mystère de la vie et de la mort comme à celui du mal, de la fascination exercée par la violence, soulignant la fragilité des mondes que se construit l'homme dans un univers qui le dépasse, et dont l'auteur exalte la rudesse comme la beauté. Et tout concourt, dans l'écriture magnifique et magistralement maîtrisée de Cynan Jones, à prendre le lecteur, comme les héros et à l'image des blaireaux, dans un étau qui se resserre, le confrontant à la brutalité de son destin.
Un roman marquant qui s'avère à mon sens un petit chef d'oeuvre.
The dig, Cynan Jones, Granta Books, 2014, 159 p.
A coups de pelle, traduit de l'anglais par Mona de Pracontal, éditions Joëlle Losfeld, 23 mars 2017, 168 p.
A propos de l'auteur :
Cynan Jones est né en 1975 au Pays de Galles et vit près d'Aberaeron.
Il a publié trois romans avant The dig, dont deux sont sortis en version française chez Joëlle Losfeld : The long dry (Parthian Books 2006)/ Longue sécheresse (2010), Everything y found on the beach (Parthian Books 2011) / Tout ce que j'ai trouvé sur la plage (2014).
Son dernier roman, The Cove (Granta Books) est sorti à l'automne 2016 et n'a pas encore été traduit en français.
EXTRAIT :
p. 1 / 4
HE PULLED THE van into the gateway and dropped the lights. It was a flat night and the van looked a strange, alien colour under it. For a while he sat there carefully.
It was lambing time and here and there across the shallow valley and variously on the hills there were lights on. And while il looked to him from this distance like community at work, he knew that all those farms were involved in their own private processes, processes in their nature give or take the same, but in each space of light carried out in isolated private intimacy.
He looked out across the scape and recalled in those wells of light those farms which were sympathetic or against this thing he did. In his time he had covered most of this ground and in his mind he drew vaguely the shape of the lands that attached to each farm and called back the names of each property he knew as if he were noting constellations.
It was time of mixed certainty for him, with these people awake at night; but they were also busier and distracted, and with that general busyness disregarded noises more readily, accepted them as products of another's work. Attributed more readily the distant bark of dogs.
He was a gruff and big man and when he got from the van it lifted and relaxed like a child relieved of the momentary fear of being hit. Where he went he brought a sense of harmfulness and it was as if this was known even by the inanimate things about him. They feared him somehow.
He opened the back of the van and the wire inside the window clattered and he reached for the sack and dropped the badger out. He spat into the dirty tarmac beside it.
The dogs had pulled the front of its face off and its nose hung loose an bloodied, hanging from a sock of skin. It hung off the badger like a separate animal.
Ag. he thought. The crows will sort that.
He kicked the badger round a little to unstiffen it. He kicked the head out so it lay exposed across the road. Its top lip was in a snarl and looked exaggerated and some of the teeth were smashed above the lower jaw, hanging and loose where they had broken it with a spade to give the dogs a chance.
They hadn't had the ground to dig a pit so they had fastened the badger to a tree to let the lurchers at it and its hind leg was skinned and deeply wire-cut.
That could be a problem, he thought. That could be a giveaway, but everything else is fine. The other injuries would be disguised.
The badger's underbelly was torn and ripped where they had let the terriers at it before he had finished it off with a shovel.
Messie was good tonight, he thought. She was good and persistent.
The badger's teats were pronounced and swollen with feeding and several of them were torn off and the pelt was slick with the mix of blood and milk.
It's a shame we didn't get them cubs, he thought.
He thought about tearing of the leg.
Ag. I wouldn't get it, he thought. I wouldn't get that off. He was suddenly repulsed by the idea of touching the badger again. Of giving it any reverence.
The idea of hiding this act suddenly made the big man angry and fatigued. He had been up all night and the walk and the hard digging and adrenalin made him tired, though it came up only as a swelling of anger in him.
He got back in the van and it sagged under his weight. He took off the gloves and threw them into the passenger seat that was bearded with dog hairs. A little way down the road he turned round and came back and drove over the badger. Then he turned round and did it again.
He let the van idle and got out and stood over the sow. The skull was smashed to remnant.
He looked at the leg and it still stood out like butchery unnatural and premeditated.
Bitch, he said, then he ground his foot down on the leg, and stamped over and over, smashing the thin precise line of the wire out of the raw flesh.