"Désorientale" de Négar Djavadi
Arrivée en France à l'âge de onze ans, Négar Djavadi a dû fuir son pays après la révolution de 1979, ses parents, intellectuels de gauche hostiles au régime du Shah y étant devenus la cible des milices religieuses de Khomeini. Et l'héroïne de son roman - qui n'est pas sans lui ressembler - retrace sa vie et celle de sa famille, mêlant sa petite histoire à «la Grande» sur un peu plus d'un siècle. Une saga familiale s'inscrivant dans une Histoire qui nous concerne aussi car «quand il s'agit d'Iran, l'Occident et sa vision hégémonique ne sont jamais très loin, hélas.»
Désorientale n'est pas pour autant une autofiction car l'auteure prend de la distance et pas seulement en recourant à l'humour. «La chair des événements» se décomposant avec le temps, elle puise dans une mémoire familiale déjà déformée comme dans ses propres souvenirs, brodant autour du «squelette des impressions». Elle «sélectionne, élimine, exagère, minimise, glorifie», sautant «sur le tapis volant du romanesque» et passant «par-dessus le temps et l'espace».
Traversée par toutes ces histoires qui coulent en elle, elle devient ainsi conteuse, recréant «l'univers laissé derrière elle» et faisant de ses personnages des héros de légende. Et, telle Shéhérazade, elle nous emporte dans mille et un récits imbriqués «comme des matriochkas», entremêlant le destin d'un pays dont la révolution n'a pas tenu sa promesse et celui de Kimiâ, «petite-fille d'une femme née au harem» qui se voit propulsée «dans les escaliers de [notre] monde». Une héroïne désorientée, atypique dans son pays d'origine et étrangère dans son pays d'accueil, une «désorientale» contrainte de se défaire de l'Orient pour s'intégrer à l'Occident qui, entre «l'Iran de [son] enfance» et «la France de [ses]illusions», entre le «pays perdu» et la «terre promise» trouvera sa place et aura enfin le sentiment tangible d'exister.
Et, au travers de la lignée dont est issue l'héroïne, ce roman est le récit d'une longue et chaotique délivrance féminine sur quatre générations. Celui de la conquête de la liberté et d'un statut d'individu, amorcée dans un pays d'Orient où prime la communauté mais qui n'a pu malheureusement s'achever qu'en Occident.
Il en va des images comme des événements d'une vie. Associés à d'autres, certains événements apparemment anodins se chargent d'un nouveau sens. Des ponts se jettent entre les générations. Des connexions s'établissent quelque part dans l'univers.
«On écoute mieux avec les yeux qu'avec les oreilles» et, «guidée par le flux des images» qui lui restent, cette narratrice conteuse contrainte d'abandonner tous les albums photos familiaux lors de son départ précipité (photographies qui sont une «preuve de [notre] existence sur cette Terre» ) façonne, pour nous comme pour elle, «sa propre vision des événements».
Négar Djavadi est scénariste et réalisatrice et cela se sent. Outre un vocabulaire spécifique récurrent et surtout les constantes références cinématographiques qui le jalonnent, l'écriture de son premier roman se gorge d'images, dans une débauche de comparaisons originales, concrètes et savoureuses, et sa narration non linéaire s'apparente au montage. Ce souci de l'image qui donne chair, et d'un montage traduisant «une intention dramaturgique évidente», donne ainsi un surplus de sens et une grande cohérence à son texte, lui insufflant une prodigieuse vitalité.
Et si Désorientale se divise en deux faces comme «les 45 tours vinyls », sa face A, intense et magistrale, occupant les deux premiers tiers de l'ouvrage au détriment d'une face B «moins intéressante» et même parfois un peu «faiblarde» - ce dont Négar Djavadi pratiquant l'autodérision est manifestement consciente -, j'y verrais plutôt les faces d'un DVD. Ce roman s'avère en effet moins une musique qu'un film haut en couleurs – ou un «diaporama» -, même si l'auteure reste attentive à la «bande-son». Un film qu'on peut rembobiner ou dérouler en avance rapide pour s'arrêter plus particulièrement sur certaines scènes ou certains événements.
Dans de violentes délivrances, tout ce roman rythmé par les grossesses et les accouchements, par une «naissance endeuillée» et un exil sonnant comme une renaissance «dans le sang et la confusion», semble s'articuler autour du combat de la vie contre la mort. Et ceci d'abord sur le plan individuel d'une héroïne s'acharnant à procréer et sur le plan familial. Celui notamment de la mère de l'héroïne, Sara, une femme au fort désir de maternité qui aura «passé la plus grande partie de sa vie d'adulte à se battre contre la mort», à redouter celle de son mari Darius qui se bat, lui, essentiellement avec sa plume pour la liberté.
« Démocratie – Liberté d'expression – Droit de vote », des mots nouveaux naissent aussi sur le plan politique : «des mots fragiles comme des nouveaux-nés sanguignolants et nus». Et la douloureuse et joyeuse délivrance opérée par la révolution de 1979 tournera malheureusement court.
Quant à l'écriture, elle s'affirme aussi comme un moyen de survie pour une narratrice confrontée au «dilemme existentiel et quotidien» de Shéhérazade : «parle ou meurs». Sortir du silence pour que sa voix ne s'enfonce pas dans sa gorge «comme dans un tombeau». Raconter, fabuler pour rester vivante.
Cette vitalité s'inscrit aussi dans le style alerte de l'auteure, dans la malice et la dérision dont elle imprègne un roman relatant des événements souvent tragiques, dans cette manière de s'adresser au lecteur pour l'associer à son entreprise, le guider et le prendre à témoin, instaurant un dialogue avec lui en anticipant ses questions ou lui épargnant la peine grâce à des «apartés wikipédiens» en bas de page.
Et la temporalité choisie donne également de la vie au récit. A côté du présent du récit principal, l'auteure introduit ainsi un vivant présent de narration pour pallier la narration au passé simple du passé iranien, ranimant certaines scènes dont sa narratrice fut l'actrice ou le témoin ou tentant d'en imaginer, d'en visionner d'autres qui lui furent seulement racontées.
La première partie se déroule sur une seule matinée dans une salle d'attente de l'hôpital Cochin, véritable «antichambre des possibles» où accèdent les couples en mal d'enfants. Après un mystérieux parcours du combattant, l'héroïne étonnamment solitaire y attend d'être appelée pour l'insémination artificielle qui lui a été enfin accordée. Assise sur une chaise, elle observe d'un regard aigu son entourage, comparant, opposant les comportements culturels français ou iraniens, et son esprit divague sans cesse et l'emporte très loin, les récits secondaires en cascade, essentiellement iraniens, y remontant même jusqu'à l'aube du XXème siècle.
C'est une partie en allers et retours, très orientale, qui varie les atmosphères et les couleurs et dont l'animation s'inscrit en total contraste avec cette salle d'attente impersonnelle et terne aux bruits feutrés, et où d'emblée s'invite le mystère. Mystère de l'incongruité de la présence de Kimiâ en ce lieu et soupçon d'imposture, de ce Pierre évoqué qui n'est pas son mari, ou de cette Anna simplement mentionnée au détour d'une phrase, tandis que le récit renvoie souvent à «L'EVENEMENT». Un événement dont, distillant le suspense, la narratrice retarde sans cesse la révélation ...
La seconde partie dont le récit principal parisien se déroule quelques semaines plus tard est plus occidentale. Les récits secondaires s'y éloignent en effet de l'Iran pour gagner d'abord la France mais aussi Londres, Amsterdam ou Bruxelles. Partie un peu "fourre-tout", elle intègre un morceau du journal de Sara relatant son départ d'Iran avec ses filles via la Turquie et leur arrivée à Paris pour rejoindre leur mari et père déjà contraint à l'exil, une lettre de Grand-Mère Emma, sa mère d'origine arménienne experte à lire les destins dans le marc de café, et un mail de Mina, sa seconde fille.
Privé du ressort du suspense, le roman s'y essouffle forcément un peu car l'heure n'est plus au mystère mais aux révélations, car il n'est plus besoin de remonter loin dans le passé pour raconter le présent. Désorientale atteint ainsi son terme et débouche sur la vie en s'ouvrant sur l'avenir. Sur un nouveau destin à forger.
Désorientale, Négar Djavadi, éditions Liana Levi, 350 p. août 2016
A propos de l'auteure :
https://fr.wikipedia.org/wiki/N%C3%A9gar_Djavadi
EXTRAITS :
On peut lire les premières pages du livre (l'introduction p.9/11) sur le site de l'éditeur : ICI
FACE A
5
Vagin et autres nouveautés
p. 87/88
Parfois, au milieu de la foule parisienne, assise dans un café ou sur le strapontin du métro, au coeur d'un siècle guidé par la technologie et les machines, je me surprends à penser que ma grand-mère est née dans un andarouni et a été propulsée dans ce monde au-dessus d'une bassine de terre. Je suis la petite-fille d'une femme née au harem. Ma vie a commencé là, au milieu de cette ruche d'épouses prêtes à se massacrer pour être celle qui passerait la nuit avec le Khan. Là, au moment où la Mort et la Vie s'étaient violemment cognées l'une à l'autre, poussées par un vent insensé venu des plaines de Russie, dans les cris et le sang, les entrailles explosées d'une gamine de quinze ans, les corps minuscules des jumelles orphelines de mère, emmaillotées dans un tissu blanc et présentées à Montazemolmolk, tellement habitué à choisir ses femmes qu'il en avait choisi une et détruit d'un coup son enfance. Là, sur la terre prospère de Mazandaran bordée par un lac immense, trait d'union entre deux pays, aujourd'hui en charpie mais autrefois Empires. Un lac issu d'un très ancien océan, l'océan Paratéthys, si grand qu'on l'appelle mer. La Caspienne. Poissonneuse, complexe, dont le bleu s'était fixé dans le regard d'une génération, puis s'était distillé dans la suivante (tiens, un joli prénom pour une fille, Caspienne...).
Avec le temps et la distance, ce n'est plus leur monde qui coule en moi, ni leur langue, leurs traditions, leurs croyances, leurs peurs, mais leurs histoires. Si c'est moi qui ai retenu le mieux les récits d'Oncle Numéro 2 et les conversations avec Bibi, si c'est moi qui les ai emmenés par-delà les frontières comme des trésors cachés, me les récitant la nuit longtemps après avoir quitté l'Iran, allongée sur un matelas au pied du canapé-lit où dormaient Leïli et Mina pour ne pas les oublier, si j'ai essayé de les préserver, et même si j'ai échoué, et même si je les ai laissé couler dans les profondeurs de ma mémoire, si c'est moi qui tente encore de les déterrer, c'est peut-être parce qu'il était écrit quelque part qu'un jour je serai seule dans un hôpital en travaux de Pârisse, à quatre mille deux cent cinquante-trois kilomètres de Mazandaran, un tube de sperme sur les genoux.
(...)
7
Le destin selon Grand-Mère Emma Aslanian
p. 140/141
(...)
A dix heures quarante-cinq, alors qu'elle prenait le thé avec la Grande Mina, Sara sentit une douleur aiguë traverser ses reins. Une demi-heure plus tard, prévenu par la Grande Mina, Darius quittait le bureau à la hâte, décidé cette fois à emmener lui-même sa femme à la maternité. Le ciel d'été était d'un bleu sans partage, avec en son centre un soleil au contour aussi net que le jaune d'un oeuf au plat. La chaleur alourdissait déjà l'air. La ville s'enfonçait dans une léthargie indolore, le pouls au ralenti, sèche comme les lèvres d'un mourant. Au volant de sa Peugeot 404 blanche, Darius avait l'impression d'être le seul Téhérani à se hâter vers le futur.
Poussons maintenant la porte de la salle d'accouchement de l'hôpital Aban, en plein combat de la délivrance (mot par lequel les Arméniens désignent l'accouchement). Je vous laisse imaginer la bande-son, sachant qu'à l'époque la péridurale non plus n'était pas encore utilisée en Iran. Si nous arrivons en plein milieu de l'action, aux alentours de quatorze heures, c'est parce que jusque là tout se passait normalement. Mais voilà que la tête du bébé glissa des mains du docteur Mohadjer pour repartir à l'intérieur. A l'autre bout du lit, le cri strident de Sara fit trembler les murs.
Alors que Sara agonisait, Mohadjer, le bras enfoncé en elle jusqu'au coude, attrapa enfin le bébé et l'extirpa à grand peine par le siège. Au premier regard, il pensa qu'il était perdu. Le cordon ombilical l'étranglait. Il était en sang, entièrement couvert de merde verdâtre. Tétanisé, le docteur se demanda qui sauver : l'enfant ou la mère ? Il ferma les yeux. L'angoisse d'annoncer la mort de l'un des deux à Darius lui compressait la poitrine. La science ne lui était plus d'aucun secours. Ni Dieu qu'il avait largué depuis longtemps dans une chambre de bonne entre les jambes d'une Parisienne. Il était seul avec la Mort qui faisait tourner son lasso dans l'air épaissi par l'odeur de sang et de viscères.
(...)