"Sucre noir" de Miguel Bonnefoy
Sucre noir s'inscrit délibérément dans la continuité du Voyage d'Octavio, ce que l'auteur nous signifie d'une phrase clin d'oeil (1). Et comme dans ce premier roman très remarqué, Miguel Bonnefoy y annonce d'emblée la tonalité fabuleuse de l'histoire qu'il va nous conter. Il réinvente en effet la fin des aventures du cruel capitaine de flibustiers Henry Morgan qui, dans la deuxième moitié du XVIIème siècle, mena ses expéditions aux Caraïbes où il devint une figure de légende.
1) Une simple phrase reliant l'un des personnages de cette histoire à l'église originelle emblématique de ce premier roman : " Il avait un frère maître d'ouvrage qui travaillait dans la restauration d'une église à Saint-Paul du Limon. "
Echouée sur des cimes feuillues au milieu de l'océan de la forêt, une frégate naufragée aux flancs empestant la misère et la faim, encore alourdie - malgré l'abandon de nombreux «objets de pillage» hétéroclites - de tout cet or dont son capitaine refuse de se délester, «s'effrite comme un morceau de sucre» alors que l'orage s'annonce. Puis elle s'enfonce inéluctablement dans l'abîme en déracinant les arbres, tandis que le pirate agonise «seul et pauvre, plongeant ses mains dans un trésor qui ne [peut] le sauver». Une stupéfiante anticipation du naufrage actuel du Venezuela !
Après cette fantastique partie introductive, qui semble aussi se nourrir de récits de naufrages (2), le roman s'ouvre véritablement trois siècles plus tard. Un village s'est établi dans cette région déserte et nous y suivons la famille Otero sur trois générations. Une famille de planteurs de canne à sucre et de producteurs de rhum dont la prodigieuse expansion et la chute brutale du domaine en l'espace de cinquante ans nous renvoie, d'un «or noir»(3) à l'autre, à la catastrophique réalité d'un développement économique mono-productif (4) et d'une société gangrénée par la cupidité, la corruption et le cynisme :
«C'est ainsi qu'un demi-siècle après l'arrivée de Severo Bracamante, l'immense région qu'il avait développée, si vivante autrefois, séchait à présent sous une plaque charbonnée dont les cendres, déplacées par le vent, au milieu de ce naufrage national, dessinaient une poussière d'or noir».
2) On pense notamment aux Naufragés de la Batavia de Simon Leys
3 ) L'or noir désigne en effet, outre le pétrole (facteur de l'enrichissement puis de l'effondrement de l'économie vénézuélienne ), cette "mélasse" de sucre de canne à partir de laquelle est élaboré le rhum vénézuélien
4) Le Venezuela fait face à sa plus grande récession dans le sillage du plongeon des prix des hydrocarbures dont l'exportation représente 95% des recettes en devises du pays.
La légende du trésor perdu d'Henry Morgan anime des chercheurs d'or qui débarquent au village et arpentent en vain la forêt. Le premier d'entre eux, l'ambitieux Severo Bracamonte, déterre toutefois la statue d'une mystérieuse Diane chasseresse – rappelant la Venus d'Ille de Mérimée – qui changera son destin et celui de Serena Otero, héroïne bovaryenne au «coeur écaillé d'ennui» qui rêvait pourtant d'autres horizons. La malédiction de ce trésor n'apportant que des «seaux de larmes» va alors s'acharner sur la région, le cupide pirate semblant s'être réincarné en Eva Fuego, jeune-fille sauvage et dominatrice s'effrayant elle-même de «la force inconnue» qui l'habite. Et - ironie du sort – c'est sa mère adoptive qui héritera de ce trésor qu'elle ne désirait ni ne cherchait, seul vestige «d'une lignée perdue» et «du sucre noir de ses jours».
Miguel Bonnefoy ancre Sucre noir dans sa terre, dans celle de ses ancêtres, utilisant la voie du conte ou de la fable - si prégnants dans la culture vénézuélienne - pour célébrer la beauté de son pays et en aborder les problèmes, tout en questionnant les hommes - qui ne cherchent pas tous le même trésor - et leur destin : Quelle quête anime donc leur vie et lui donne sens ? Et peuvent-ils échapper à la fatalité ?
Tissant de multiples héritages culturels, l'auteur y allie avec imagination la réalité quotidienne et le merveilleux, s'inscrivant dans une tradition littéraire européenne (5), autant que dans ce qu'on a appelé au XXème siècle en Amérique latine le "réalisme magique" - illustré entre autres par Gabriel Garcia Marquez.
Son roman, d'une facture classique (récit au passé simple et à la troisième personne, et progression linéaire) est porté par une très belle langue, fluide, concrète et imagée, et parfois flamboyante. On goûte particulièrement les descriptions, le sentiment aigu de la nature qui en émane et la luxuriance et la précision du lexique d'un auteur observant, inventoriant, et étiquetant notamment un «trésor végétal» comme son héroïne au talent botanique «renommait ainsi une nature qui la précédait depuis des millions d'année».
5) Notamment Gogol, Dostoïevski, Kafka, Marcel Aymé et dans une moindre mesure Mérimée, Henry James, Dino Buzzati, Italo Calvino ...
Et cette fable résonne à la fois comme un hommage à la richesse de cette forêt primordiale au coeur du Venezuela et comme un cri d'alerte. Car ce paysage qu'on croyait immuable a commencé à changer, succombant aux coups d'avides chercheurs d'or de tout acabit creusant sans scrupules «le ventre des Caraïbes», déforestant, et déracinant le peuple vénézuélien pour ne lui apporter finalement que misère et malheur.
Sucre noir, Miguel Bonnefoy, Rivages, 208 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Miguel_Bonnefoy
EXTRAIT :
On peut lire la partie introductive (I, p. 9/21) : ICI