"Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne (Des écrivains à l'épreuve)" de Kaoutar Harchi

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne (Des écrivains à l'épreuve)" de Kaoutar Harchi

Kaoutar Harchi n'est pas seulement une jeune romancière dont le talent a été remarqué (1), elle est aussi sociologue et cet essai publié en 2016, dont le titre emprunte à un ouvrage de Jacques Derrida (2) sa célèbre formule, est issu de la thèse de doctorat (3) qu'elle a soutenue en septembre 2014.

 

Dans Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne, sous-titré Des écrivains à l'épreuve, elle s'intéresse à la littérature d'expression française dite "francophone" en provenance des anciens pays colonisés par la France. Traquant la perpétuation des rapports de domination au travers du processus de reconnaissance par les institutions littéraires françaises et des stratégies élaborées par les écrivains pour accéder à cette reconnaissance, elle tente d'éclairer toute la dimension politique de la valorisation littéraire de ces derniers.

 

Et pour renforcer son propos, elle limite son champs d'investigation aux écrivains algériens francophones car elle en attend un «effet de loupe» du fait de la longue période de colonisation subie (1830/1962) par leur pays et de l'impact non encore totalement effacé de la perte de l'Algérie dans les mentalités françaises.

Un effet de loupe qui ne cache pas pour autant à mon sens les limites de la portée de cet essai, l'absence de comparaison avec le processus de reconnaissance des autres écrivains francophones et des "écrivains français de France" altérant d'emblée la spécificité de ce rapport de l'écrivain algérien aux institutions de reconnaissance littéraire françaises.

 

1) Née en 1987, elle a déjà publié trois romans : Zone cinglée (2009), L'ampleur du saccage (2011) qui reçut le prix de la SGDL et le prix Thyde Monnier et A l'origine notre père obscur (2014)

2) http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0906130852.html

3)http://www.univ-paris3.fr/soutenance-de-these-de-mme-kaoutar-harchi-285922.kjsp

 

S'il semble évident que tous les textes ne se valent pas, il sera toujours difficile de déterminer des critères objectifs d'évaluation littéraire. Et sans doute cet essai est-il aussi un peu vicié dès le départ car une approche uniquement sociologique ne peut prétendre, comme semble le faire l'auteure, «saisir le phénomène de la valorisation littéraire» dans sa totalité, mais seulement en éclairer les facettes qui n'ont rien à voir avec la littérature.

 

Dans un Prologue d'une quinzaine de pages intitulé Où siège la valeur d'un texte ?, destiné à poser brièvement - et on le suppose clairement - les bases de son travail, la sociologue évacue à mon sens bien rapidement et légèrement cette question de la valeur en affirmant sans nuances que la reconnaissance des instances littéraires françaises se fonde non sur la valeur des textes mais sur des critères discriminatoires extérieurs à la littérature.

Dénonçant «l'imaginaire romantique littéraire» prévalant dans «la culture littéraire française», elle déclare tout de go que cette «idéologie romantique masque le fait que la reconnaissance littéraire est socialement déterminée».

Et pour étayer cette affirmation péremptoire présentée comme une vérité absolue (l'auteure ignorant superbement le conditionnel), elle se contente de citer quelques résultats d'enquêtes, chiffrés ou non, qui - du moins en l'état - ne démontrent strictement rien même sociologiquement parlant (4)!

 

4) Le faible pourcentage des femmes chez les éditeurs, proportion que l'on retrouve dans la consécration littéraire des jury les plus prestigieux, ne signifie rien en effet si on ne le rapporte pas au pourcentage concernant la totalité des manuscrits reçus ou des livres publiés en lice pour ces prix ! Si on ne parle pas en termes de sur-représentation et de sous-représentation.

Et même quand elle parle en ces termes, notamment pour la sous-représentation de la littérature francophone dans les grands prix d'automne - et en son sein de celle en provenance d'Afrique -, Kaoutar Harchi reste dans le vague, ne produisant aucune donnée chiffrée en rendant l'ampleur significative, ce qui minimise grandement l'impact de cette constatation pour le lecteur (l'auteure n'ayant pas cru bon de sortir de l'implicite, cette citation étant tirée d'un ouvrage de Sylvie Ducas - membre de son jury de thèse !)

 

Kaoutar Harchi me semble ainsi dénoncer un peu facilement une idéologie qui date un peu à l'heure actuelle - même si elle persiste encore - pour dénier toute prise en compte de la valeur littéraire d'un texte autre qu'un subtil habillage reposant sur le «coup de coeur», sur une notion vague de «style» ou d'universalité.

C'est que la valeur littéraire étant ainsi réduite à une «croyance en la valeur littéraire» - ce qui la dispense de porter attention à l'aspect littéraire des oeuvres pour «réfléchir à la formation de cette croyance», elle peut ainsi se centrer exclusivement sur «les agents et les instances de consécration» en recueillant «l'ensemble des traces que laisse derrière lui le processus de reconnaissance d'une oeuvre», traces plus faciles à analyser avec les critères objectifs de la sociologie.

Un travail qui n'est pas en soi dénué d'intérêt, à condition toutefois d'adopter une démarche rigoureuse et de ne pas succomber à ses propres idéologies.

Or, loin de la lucidité et de la rigueur méthodologique que le sociologue ambitionne, l'auteure ne semble pas mue par un réel désir de compréhension des choses dans toute leur complexité et, à défaut de rigueur, elle cautionne paresseusement ses propos par nombre de citations tronquées et maladroitement exploitées qui bien souvent lui tiennent lieu de démonstration.

 

Kaoutar Harchi affirme notamment d'emblée que le seul «dénominateur commun des littératures francophones»  est «l'attraction qu'exerce sur elles le centre littéraire parisien. Car Paris dispose du monopole de la légitimation, c'est à dire, entre autres choses, le monopole de pouvoir dire avec autorité qui est autorisé à se dire écrivain et qui a autorité pour dire qui est écrivain » - la simple référence à Bourdieu valant vérité et justifiant le lien de causalité !

Outre que certaines littératures francophones dotées chez elles d'un espace littéraire bien organisé ne recherchent nullement cette consécration parisienne, elle paraît ainsi gommer totalement ces réalités concernant l'espace littéraire en Algérie (l'existence ou non de maisons d'édition solides, d'un réseau étendu de libraires, de critiques et de prix littéraires, d'une politique culturelle étatique adéquate et d'un vaste lectorat ...) qui déterminent sans doute très largement l'attraction et les stratégies des auteurs algériens. Réalités qu'elle évoquera pourtant dans la partie suivante - puis reprendra, non sans redites, dans le chapitre consacré à Boudjedra !

 

 

Certains (...) sont pourtant parvenus, aux prix d'efforts considérables, à obtenir, en France, une reconnaissance critique forte que signalent, objectivement, l'entrée dans les grandes académies littéraires ainsi que l'obtention de prix prestigieux : Kateb Yacine (1929-1989), Assia Djebar(1936-2015), Rachid Boudjedra (1941- ), Kamel Daoud (1970-) et Boualem Samsal (1945-) sont de ceux là.

 

Plus grave encore, dans la collection délimitée pour mener son travail, l'absence de cohérence entre les écrivains choisis et les critères de sélection retenus. Seule Assia Djebar en effet semble à peu près répondre à ces critères (5) (on le verra en abordant le coeur de l'ouvrage) !

5) efforts considérables / reconnaissance critique forte consacrée objectivement par l'entrée dans les grandes académies littéraires et l'obtention de prix prestigieux

Et curieusement Kaoutar Harchi élargit l'échantillon initial retenu pour sa thèse à trois autres écrivains que l'on s'étonne de voir ainsi mis sur le même plan. Car si on peut à la rigueur considérer que Rachid Boudjedra, né en 1941, a été comme les deux premiers fortement marqué par la période coloniale et celle qui a suivi l'indépendance, et ainsi confronté à peu près aux mêmes obstacles, il n'en est pas de même des deux autres. 

Certes Boualem Sansal fut consacré en 2015 par le grand prix du roman de l'Académie française, mais sa trajectoire littéraire, même s'il n'a que quatre ans de moins que Boudjedra, n'est pas du tout comparable s'étant amorcée trente ans plus tard ! Quant à l'engouement soudain pour Meursault contre-enquête lors de sa publication française à la mi-mai 2014, il ne justifiait aucunement l'ajout de Kamel Daoud qui, né huit ans après l'indépendance et ayant connu une scolarité arabophone, ne fait vraiment pas partie du même monde, sans compter que sa trajectoire littéraire succinte restait trop peu significative.

Les deux derniers écrivains de la liste semblent ainsi avoir été ajoutés plus pour "rajeunir" un peu cet essai et surtout pour coller à l'actualité littéraire, au risque pour l'auteure de surfer un peu trop sur la vague médiatique. Et s'il était intéressant de les évoquer afin d'«enrichir les résultats initiaux produits (sic!)», les «intégrer au corpus initial» - dont ils constituent en fait la part majoritaire (6) - n'était pas la meilleure manière de "tenir le cap" fixé.

6) 105 pages (p.172/277), contre 90 (p.81/171) pour les trois premiers!

 

Kaoutar Harchi, qui décidément semble fâchée avec la rigueur, termine ce prologue en nous annonçant que «la présentation de l'analyse obéit à une logique monographique» et qu'elle va consacrer à chacun de ces cinq écrivains algériens «un chapitre qui déroule le temps long de la trajectoire littéraire puis saisit à un instant clé de cette trajectoire une étape décisive à travers laquelle l'oeuvre et son auteur sont voués à la sacralité littéraire».

Annonce immédiatement contredite dans la partie suivante, Des écrivains à l'épreuveoù, après avoir retracé l'histoire algérienne de la conquête française à l'indépendance, elle s'interroge sur ce que signifie «écrire en pays (anciennement colonisé)», examinant alors pour chaque auteur tour à tour le «rapport à "la langue de l'autre"» et celui à l'espace littéraire conditionnant le «premier moment de la reconnaissance», empiétant ainsi sur les points qu'elle devait aborder dans son analyse monographique !

Une partie qui, en dehors de cette structuration chaotique, a néanmoins le mérite de préciser que «la domination littéraire qui lie inextricablement l'écrivain algérien à l'espace littéraire français trouve (...) en la dimension linguistique (symbolique) et la dimension éditoriale (économique et matérielle) ses sources les plus sûres». D'éclairer aussi la «tension qui lie l'écrivain algérien en quête de reconnaissance à l'instance dotée du pouvoir de reconnaissance», dans un mélange de répulsion et d'attraction le poussant à exacerber sa posture.

Mais là encore, aucune précaution oratoire, aucun doute n'effleure, ne fissure ce bloc monolithique d'assurance que révèlent les analyses de Kaoutar Harchi. "Pouvant le pousser" rendrait certainement mieux compte de la réalité car il n'est pas sûr que son interprétation du «discours» «passé au tamis» de son analyse corresponde forcément aux facteurs réels ni aux motivations conscientes ou inconscientes déterminant cette "posture" !

 

Passons donc au coeur du livre, à cette analyse monographique où après avoir fait l'hypothèse que «c'est au croisement des logiques du pouvoir de reconnaître et des logiques du désir d'être reconnu  que se révèle la valeur de la valeur», elle se propose d'analyser «archives, éléments biographiques, articles de presse littéraire critique, entretiens, discours officiels, correspondances».

 

 

De Kateb Yacine et d'Assia Djebar, la trajectoire sociale, militante et littéraire sera très rapidement brossée, l'auteure se consacrant surtout à l'élément décisif de leur reconnaissance littéraire par les institutions françaises. Reconnaissance qui pour le premier - dont le roman Nedjma n'entraîna aucune valorisation littéraire (7), s'avère en fait une non-reconnaissance ! Kaoutar Harchi s'emploie en effet paradoxalement à démontrer avec insistance, et pour une fois une totale pertinence, que la prétendue entrée posthume (en 2003) de Kateb Yacine au prestigieux répertoire de la Comédie française n'était qu'un leurre.

 

7) Invité à l'émission de Desgraupes "Lecture pour tous", sans doute parce que l'actualité politique de 1956 mettait l'Algérie en lumière, aucune question ne lui fut posée sur la forme ni sur les qualités littéraires de son premier roman

 

Seule Assia Djebar – qui eut néanmoins, aux dires-mêmes de l'auteure, un parcours ne requérant pas vraiment d'efforts (même si elle semble s'être interdit dans ses premiers romans les thèmes politiques, privilégiant l'individuel sur le collectif) - bénéficia d'une réelle reconnaissance littéraire. Son premier roman lui valut le surnom de "Sagan algérienne" et son élection en 2005 à l'Académie française lui conféra en effet la reconnaissance suprême. Mais c'est elle qui fit un usage extra-littéraire de sa reconnaissance, souligne l'auteure ! Car si son oeuvre littéraire ne fut pas commentée à cette occasion, c'est que son discours de réception centré sur son autobiographie et sur la colonisation fut très controversé. Il enfreignait en effet cette loi implicite selon laquelle un écrivain non-français, du fait de son «endettement» linguistique supposé, doit s'abstenir de toute critique politique de la nation.

 

Quant à Rachid Boudjedra, sa piètre reconnaissance se limite à deux petits prix de seconde catégorie, même s'il bénéficia d'une réelle critique littéraire pour son roman La répudiation. Et l'auteure insiste longuement sur la trajectoire de cet écrivain pleinement bilingue résistant au travers de son oeuvre tant à l'ordre colonial que patriarcal ce qui rendit sa réception difficile des deux côtés. Un écrivain qui s'est «longtemps attaché à écrire en français pour accroître ses chances de reconnaissance littéraire».

Jusqu'à ce qu'il se mette à écrire en arabe en 1982, conversion coïncidant avec la montée en puissance d'une génération arabophone dans son pays ce qui n'appuie pas vraiment la thèse de l'auteure et démontre plutôt que c'est plus dans l'état de l'espace littéraire «périphérique» algérien qu'il faut chercher les raisons profondes de cette attraction du «centre» parisien ! Que la perpétuation de fait de certains rapports de domination et de dépendance entre l'ancien colonisateur et l'ancien colonisé n'était pas inéluctable ...

 

 

 

Kamel Daoud n'a vraiment pas eu besoin de fournir d'"efforts considérables" et, même s'il a failli être couronné par le prestigieux Goncourt, il n'a finalement obtenu en 2015 que celui du premier roman - qui n'apporte pas la même notoriété. Mais l'auteure n'en a cure. Etudiant son cas, Kaoutar Harchi ne retrace de plus que sa trajectoire sociale, le militantisme religieux de sa jeunesse et sa trajectoire d'écriture journalistique, notamment de chroniqueur politique pamphlétaire. Rien sur la trajectoire littéraire (dont elle nous avait exposé d'abord vouloir dérouler le "temps long" avant d'en extraire un élément significatif) - qui semble débuter pour elle avec ce roman publié en novembre 2013 chez Barzakh et en mai 2014 chez Actes Sud ! (Aimant visiblement ces "effets de loupe" réducteurs qui servent son propos en évacuant toute complexité, elle peut ainsi renforcer la soudaineté de l'émergence de Kamel Daoud sur la scène littéraire parisienne et mieux appuyer sa conviction qu'elle serait uniquement due à ces facteurs extra-littéraires de domination et de dépendance). 

Pourtant, outre ses quelques fictions publiées seulement en Algérie, c'est avec son recueil de nouvelles La préface du nègre (Barzakh 2008) que Daoud émergea en tant qu'écrivain sur la scène algérienne en recevant le prix Mohamed Dib. Mais aussi en France en 2011, l'ouvrage publié sous le titre Minotaure 504 chez Sabine Wespieser ayant été retenu dans la sélection du Goncourt de la nouvelle et du prix Wepler, et ayant eu une réception critique élogieuse ! 

 

Par ailleurs, si la comparaison des deux versions de Meursault, contre-enquête est en soi intéressante, la méthode ni les conclusions de l'auteure ne s'avèrent convaincantes. Elle s'attache en effet surtout aux quatrièmes de couverture promotionnelles, peu significatives puisqu'elles vont forcément au devant des attentes divergentes des lecteurs. Il est ainsi tout à fait normal que, dans une logique commerciale, l'éditeur algérien insiste sur «l'obsession de la reconnaissance politique de l'Arabe», tandis que l'éditeur français met en avant «la critique acerbe de la société algérienne», les deux aspects étant bien présents dans le roman (mais l'auteure, évitant d'évoquer le contenu ambivalent du roman, préfère se référer longuement à cette chronique de 2010 d'à peine une page qui fut à son origine, et qui épouse mieux son propos...).

Quant au changement de "Albert Meursault" en "Meursault" et de "L'Etranger" en  "L'Autre", il ne révèle que le professionnalisme d'un éditeur cherchant à éviter de tomber sous le couperet des  ayants-droit de Camus - dont la vigilante fille Catherine se montre intraitable concernant l'icône familiale, ce qui est de notoriété publique !

Il n'empêche que la récupération de cet écrivain algérien qui critique l'islam et son pays est manifeste, répondant à la peur grandissante de la société française, et venant conforter certaines positions de repli et de rejet. Mais c'est plus dans les instances de reconnaissance médiatiques (qui semblaient a priori hors champs d'exploration de l'auteure !) que littéraires qu'il faut la chercher. D'où un net glissement de Kaoutar Harchi vers ces instances médiatiques...

 

Concernant la réception critique à la sortie du livre (mai/juillet 2014), Paris Match est ainsi étonnamment  cité au côté du Monde des livres et l'on suit ensuite l'auteur chez Laurent Ruquier ! Sur les quatre citations de journalistes, c'est bien sûr celle du Monde, seul véritable représentant de la "presse littéraire critique", qui s'intéresse aux qualités littéraires de l'ouvrage, les trois autres ne relevant que l'hommage à Camus. S'y ajoute, certes, le significatif discours de Regis Debray - mais pour l'attribution du Goncourt du premier roman en mai 2015 (8) - dans lequel ce représentant éminent de l'institution littéraire s'adressant à Kamel Daoud, valorise surtout sa reconnaissance de Camus comme un maître.

8) Et non en novembre 2014 pour l'attribution du Goncourt à Lydie Salvayre où il se serait ainsi adressé au perdant !

Mais, après sa bien longue exploration de «la controverse de Cologne» (janvier/février 2015), l'auteure, frappée d'amnésie, déclare de manière incohérente que celle-ci «marque une césure importante dans la trajectoire littéraire de Kamel Daoud» : le passage d'une reconnaissance des institutions littéraires à la notoriété médiatique et l'abandon du discours critique au profit de l'hommage ! Une réalité qu'elle venait pourtant de constater dès les tout premiers mois suivant la sortie du livre ! (et si césure il y a, ce ne peut être que par rapport à la trajectoire littéraire antérieure de Daoud qu'elle s'est employée à effacer...)

Quant à l'adaptation du discours de l'écrivain sur son oeuvre, tribut de sa reconnaissance littéraire ou médiatique, elle reflète plutôt à mon sens l'opportunisme d'un écrivain singulier. 

Et il est totalement absurde et même malhonnête de la part de Kaoutar Harchi d'affirmer que Kamel Daoud est «contraint de demeurer dans une posture critique à l'égard de la société arabo-musulmane» en prenant pour «preuve» la parution en poche en 2015 de La préface du nègre ! (le recueil est enfin mentionné mais l'absence de précision quant à son contenu très critique sur la société algérienne rend de plus inintelligible pour un lecteur non averti le sens de cette supposée "preuve"). Auteure Actes Sud elle-même, elle ne peut en effet ignorer que cette publication ne traduit que l'esprit de cette maison d'édition qui pour bien accueillir ses nouveaux auteurs en leur portant une marque d'intérêt supplémentaire réédite très souvent leurs précédents livres dans sa collection Babel quand ils intègrent l'équipe !

 

 

Dans la dernière partie, l'auteure se laisse encore plus emporter par sa fascination médiatique et elle a tendance à masquer la pauvreté du contenu (eu égard au projet annoncé) en délayant des points accessoires.

Elle s'attarde ainsi plus que nécessaire sur la biographie familiale de Boualem Sansal - un écrivain qui, au passage, n'eut pas d'"efforts considérables" à faire (9) pour accéder à la première étape de la reconnaissance ! Ingénieur n'ayant jamais eu l'intention de devenir écrivain, seule la conjonction de son amitié avec Rachid Mimouni et le contexte des années noires le poussa tardivement à l'écriture.

Et s'il se tourna vers le centre parisien, ce ne fut visiblement pas vraiment un choix car il n'aurait jamais pu publier son premier livre en 1999 en Algérie, l'auteure nous signalant même qu'il craignait des représailles contre sa famille après sa publication en France ! Puis son limogeage professionnel finit par intervenir en 2003, suite à son troisième roman, l'auteure se dispensant sans doute de ce fait d'évoquer, au-delà de leur contenu politique, leur réception par la critique littéraire française.

9) Son premier roman Le serment des barbares (1999) fut envoyé à un seul éditeur, Gallimard (que Sansal à l'époque ne savait même pas prestigieux !) et il fut accepté immédiatement avec enthousiasme

 

Si la sortie de 2024, la fin du monde bénéficia d'une très forte recension dans la presse effectivement «sous-tendue par une dimension extra-littéraire» liée au contexte socio-politique marqué par les attentats, il aurait été judicieux, avant d'en faire une spécificité de traitement des auteurs algériens, de comparer par exemple avec la réception de Soumission de Michel Houellebeck dans un contexte similaire. Mais l'auteure préfère parler de cet écrivain pour analyser son rapport à l'islam et nous entraîner sur le plateau de On n'est pas couché (encore !) où ce dernier fit la promotion du roman de Sansal - manière pour l'intéressé de se dédouaner de l'islamophobie qui lui est reprochée et plus largement pour les media de décomplexer la société française. Une récupération en effet assez similaire à celle de Kamel Daoud et de son roman.

Et de nous faire revivre l'émission de Ruquier minute par minute et mot à mot pendant cinq pages ! Tout ça pour conclure doctement : «au regard de la position éminente qu'occupe Michel Houellebeck dans le champs littéraire contemporain, celui-ci est doté du pouvoir de consacrer» ! Affirmation pour le moins excessive concernant un auteur ne faisant pas totalement consensus dans la sphère littéraire, souvent vilipendé (outre pour son islamophobie) pour son style paresseux ! Et s'il y eut, vu la grande audience de l'émission, «un acte consécratoire de grande ampleur», ce fut à mon sens surtout dans le champs médiatique.

Quant à «l'épreuve du Goncourt», Kaoutar Harchi est visiblement convaincue que l'éviction de Sansal de la dernière sélection est due à un «jugement de valeur extra-littéraire» du jury (pourquoi pas ?). Mais pour conforter son propos elle s'appuie uniquement sur un article du magazine Le Point  faisant état de vagues rumeurs en provenance du milieu éditorial ! Ce n'est vraiment pas sérieux...

 

Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne  souffre à mon sens d'un manque de pertinence et de rigueur méthodologiques, d'une grave incapacité de son auteure - qui semble souvent confondre hypothèse et a priori, démonstration et illustration - à tenir la  route fixée et à formuler ses propos avec la prudence requise, et même parfois d'une malhonnêteté intellectuelle évidente. Kaoutar Harchi se montre ainsi une piètre essayiste et on préférera ne retenir que la romancière.

 

 

 

 

 

Photo d' E. Caminade, Montpellier, mai 2017

Je n'ai qu'une langue, ce n'est  pas la mienne (Des écrivains à l'épreuve), Kaoutar Harchi, Pauvert, septembre 2016, 306 p.

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Kaoutar_Harchi

 

EXTRAIT :

On peut lire (p.11/39) la préface de Jean-Louis Fabiani (qui fut membre du jury de sa thèse), l'intégralité du prologue, et le tout début de Des écrivains à l'épreuve sur le site de l'éditeur: ICI

 

On peut lire également la chronique très critique de Amel Chaouati sur cet ouvrage dans El Watan (22/07/17) : ICI

 

 

Publié dans Essai

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