"Sous les serpents du ciel" de Emmanuel Ruben
C'est en 2010, en arpentant pour la première fois les rues d'une Jérusalem encerclée par ce mur coupant physiquement les quartiers palestiniens de la ville qu'Emmanuel Ruben eut l'idée d'écrire un roman sur fond de conflit israélo-palestinien. Il avait même déjà échafaudé mentalement une histoire d'enfants s'emparant d'une carte pour faire un cerf-volant qui, planant au-dessus de la frontière, provoquait l'affolement. Un projet romanesque qui lui fit bénéficier quatre ans plus tard d'une bourse de deux mois de résidence délivrée par l'Institut français de Jérusalem. Il se confronta alors longuement à la réalité du lieu pendant ce second séjour et, pour se délester du trop plein d'informations qui aurait pu alourdir sa fiction (1), rédigea une sorte de "journal de débord" qui fut publié en 2015 chez Inculte sous le titre Jérusalem terrestre. Et quand il fut libre de réinventer et de renommer les lieux, d'élargir la configuration spatio-temporelle et la portée de son livre et de l'aborder sous un angle plus géopoétique encore que géopolitique, naquit enfin Sous les serpents du ciel, roman d'anticipation nous parlant d'un futur très proche, écrit par un écrivain "embarqué (2) dans son siècle, dans son pays" qui tente de "ramer à contre-courant". De percer lui aussi une brèche avec son cerf-volant.
1) Un trop plein dans lequel il puisera néanmoins beaucoup, reprenant notamment nombre d'épisodes vécus
2) En référence à la théorie de la littérature embarquée de Camus (cf l'interview de l'auteur du 05/03/16 dans Zone critique)
(...) toutes les murailles se fissurent
lorsque la glaise humaine se met à remuer
Au mitan du XXIème siècle, «d'un siècle aveugle», se lève l'insurrection à main nues d'une armée de femmes et d'enfants révoltés, privés d'horizon, qui fera céder «le grand barrage de sécurité antiterroriste», ce mur de béton gris interminable haut de neuf mètres «prenant les îles du Levant en otage». Des milliers de femmes de l'archipel (3) de toute origine et de tous âges avancent en chantant, tenant des pancartes à l'effigie d'un jeune martyre tandis que les enfants qui les accompagnent cognent sur le mur à l'aide de béliers taillés dans des troncs d'olivier. Et «le grand barrage s'effondr[e] en direct sous les yeux du monde entier», «la meilleure armée du monde» connaissant «la première grande mutinerie de son histoire».
Vingt ans jour pour jour après la mort du «petit génie de la frontière» Walid Al Isra, premier enfant à s'être infiltré de l'autre côté du mur qui fut pulvérisé avec son cerf-volant, ce martyre fantôme dont il ne reste trace est ainsi devenu l'étendard de la révolte de tout un peuple, d'un soulèvement que l'armée «saronienne» (4), se technicisant à outrance, attendait sur le qui-vive tout en refusant d'en voir les signes annonciateurs. «Le jour de colère» semble arrivé.
S'articulant autour du mur et du petit «rebelle au cerf-volant» - ce qui lui donne son unité -, tout le livre va se dérouler essentiellement entre ces deux événements, éclairant au travers de ceux qui l'ont connu la mort mystérieuse de ce jeune héros mais surtout sa vie et ses rêves, comme la mise en marche des femmes. Un héros qui, bien décidé à ne pas se faire «zapper», prend lui-même la parole depuis le grand vide de sa nuit. Car «si les romans ne servent pas à rendre la parole à ceux qui l'ont perdue», il ne voit pas «à quoi ils pourraient bien être utiles».
3) Comme chez Soljenitsyne, cet archipel prend une double valeur métaphorique évoquant l'infini de la mer comme l'enfermement
4) Le Saron est le nom de la fertile plaine côtière centrale d'Israël, du Sud de Haïfa à Tel-Aviv
Dans les cinq parties divisant ce roman polyphonique, ces différents protagonistes n'appartenant pas tous au même monde s'expriment à tour de rôle en adoptant une focalisation narrative différente et dans le langage qui leur est propre - faisant notamment se côtoyer le langage de la rue et ces descriptions poétiques très picturales donnant un surplus d'âme qu'affectionne l'auteur - et apportant ainsi au texte une variation de rythmes et de tonalités. Comme dans une tragédie antique, les quatre premières parties sont scandées par un choeur. Un choeur de femmes portant la mémoire et chantant la douleur et la colère, qui se libère tant de l'oppression ennemie que de celle des traditions et finit par réunir les deux camps, le facétieux Walid se débrouillant pour avoir le dernier mot dans la cinquième. Et la diversité des récits de ces six personnages (le choeur étant un personnage à part entière) vitalise le roman, empêchant toute monotonie.
Séduit par cette figure androgyne innocente (lui rappelant les anges de cette fresque qui l'émeut tant), Daniel, dominicain expert en archéologie dont le couvent est enclavé dans la ville palestinienne, tente en vain de protéger Walid, finissant par quitter le monacat. Mike, le «frenchie» engagé dans l'armée saronienne affecté au check-point n°119, un «screener» «puceau de l'horreur» qui mène une guerre aseptisée et dématérialisée derrière son écran infrarouge, voit lui sa vie «foutue (...) en l'air» par «cette sale histoire». Djibril (5), le cousin de Walid et chef de la bande des Borders Angels, ces petits «funambules de la frontière» qui sautent et volent la nuit sur les toits de la ville, joue un rôle assez trouble dont il sera sévèrement puni. L'observateur de l'ONU Samuel Vidouble - géographe narrateur du précédent roman de l'auteur La ligne de glace - actualise chaque mois les cartes de cet archipel «asséché par une bande d'assoiffés», effectuant la «lente autopsie d'un pays défiguré». Et avec son collègue Khalid, il fournit à Walid de vieilles cartes topographiques périmées pour construire ses cerfs-volants, l'initiant à leur langage «étrange et magique».
Quant aux femmes révoltées de l'archipel au sein desquelles Nida, la cousine de Walid, tient une grande place, elles nous rappellent moins les amazones que les femmes d'Aristophane s'unissant contre la guerre au-delà de leurs camps dans Lysistrata (6). Des femmes réduisant comiquement en esclavage les «Barbures», cette armée menaçante «de mecs paumés venus de tous les pays du monde» offrant le visage d'«un seul et même homme primitif démultiplié», et condamnant les hommes, ces machos à la virilité guerrière, à l'invisibilité.
Mais c'est surtout le personnage et la langue de Walid qui dynamisent et irradient ce roman. Un personnage qui doit beaucoup à Romain Gary/Ajar, aux jeunes Palestiniens rencontrés ainsi qu'aux rêves d'enfance de l'auteur - que l'on reconnaît autant dans Walid que dans son double Samuel (ou sur la fin dans les visions de l'ex-moine Daniel).
5) Djibril est le nom arabe de l'ange Gabriel
6) En 411, L'Attique était ravagée par les armées de Sparte et Aristophane, rêvant de réconciliation, de paix, présentait sa pièce Lysistrata. On y assiste à la révolte collective des femmes rejetant l'addiction masculine à la guerre et allant jusqu'à pactiser avec leurs soeurs ennemies ...
Si je pouvais appuyer sur la touche REWIND, j'écrirais un roman.
Walid qui ne veut pas nous «saouler avec l'histoire de [sa] mort » (même s'il en éclaircira les raisons sur la fin) préfère nous raconter comment il a vécu et comment il a aimé sa cousine Nida, nous décrivant tous ces cerfs-volants qui ont donné corps à ses rêves depuis l'âge de six ans, l'auteur, comme dans La ligne de glace, ne pouvant s'empêcher d'insérer quelques dessins. Des cerfs-volants destinés surtout au départ à séduire Nida, prenant des formes d'animaux farfelus pour la faire rire. Des royaumes imaginaires découpés dans les cartes de son pays comme ce royaume arc-en-ciel baptisé Iristan (le pays aux iris sauvages) où il aurait simplement voulu vivre heureux avec elle. Un héros qui n'a qu'un seul regret : ne plus profiter de la vie, de l'amour. Le seul paradis.
Déjà très sensible dans Jérusalem terrestre, l'empreinte de Romain Gary s'est encore accrue, dépassant les clins d'oeil à son dernier roman Les cerfs-volants (7). Le personnage si attachant de Walid en effet - sa poésie, son humour et sa tendresse, la vitalité de sa langue - «manière un peu franche et brute de décoffrage» reprenant le verlan rapporté par son cousin Djibril de son voyage à Paname dans le 9-3. -, nous évoque sans cesse le héros du même âge de La vie devant soi, cet orphelin arabe qui ne savait pas si, quand il serait grand, il serait policier, terroriste ou écrivain, comme Victor Hugo ! Avec sa casquette pied-de-poule lui donnant l'air du Gavroche des Misérables, dixit sa prof de français Mme Winsztowicz dont il est le chouchou (une Juive d'origine polonaise qu'il semble révérer), Walid apparaît ainsi comme un nouveau Momo.
Et cet exercice d'écriture proposé par Mme Winsztowicz à ses collégiens (inventer un archipel imaginaire, le cartographier, le décrire sur le modèle des descriptions précises et poétiques de Hugo dans L'Archipel de la Manche) qui donnera à Walid l'idée de le composer à l'aide de cartes sur un immense cerf-volant au lieu de le dessiner, reprend les ateliers d'écriture proposés par l'auteur au Lycée français de Jérusalem lors de sa résidence (8), mettant au compte de Walid plusieurs idées de ses jeunes élèves palestiniens qui l'avaient particulièrement touché.
On retrouve de plus chez Walid (et son cousin Djibril) toute la fascination enfantine d'Emmanuel Ruben (9) pour les cartes, sa sensibilité à leur dimension onirique :
«Contre les murs de la cartothèque, Khalid épinglait sous les yeux émerveillés des gamins ces vieilles cartes périmées. Les mômes examinaient d'un oeil expert la texture du papier, la vivacité des couleurs utilisées, les motifs et les pictogrammes, comme si nous ne leur proposions pas des cartes mais des tapis, oui, des tapis volants.»
Une fascination que partagea sans doute Pouchkine (10) dont le jeune Piotr Griniov transformant une vieille carte en cerf-volant dans La fille du capitaine a peut-être inspiré en partie ce Walid découpant les cartes périmées de son pays pour construire son archipel imaginaire.
7) Le héros des Cerfs-volants, roman prêchant l'espoir dans un temps où règne la peur, colore le ciel de cerfs-volants à l'image notamment de De Gaulle, et cachant sous leurs ailes des tracts appelant à la résistance. Des cerfs-volants incarnant le rêve et la liberté que Gary sait ainsi rendre palpables
8) Ateliers qu'il présente longuement au chapitre 17 de Jérusalem terrestre intitulé "Du poignard à la kalachnikov"
9) Un auteur ayant inventé à l'âge de neuf ans, le jour de la chute du mur de Berlin, un pays imaginaire à taille de guêpe redécoupé en archipel qui inspira déjà La ligne des glaces, et qui préfigurait étrangement Israël - ce qu'il relate dans l'épilogue de Jérusalem terrestre.
10) On retrouve d'ailleurs dans sa pièce Boris Godounov un enfant (le jeune tsarévitch) rêvant sur des cartes où son père ne voit lui que la matérialisation de son pouvoir, initiant alors son fils aux frontières de l'empire qu'il pense lui léguer
En ce début de siècle où l'occident semble s'enfoncer dans une «ère glaciaire», où s'érigent de par le monde tant de murailles matérielles et mentales qui nous séparent de notre prochain, où nous nous armons de discours bétonnés d'égoïsme et de peur et refusons violemment d'accueillir les migrants, où nous menons des guerres extérieures planétaires moins pour nous protéger des terroristes que pour maintenir «la bulle de confort et de paix de nos sociétés vieillies recroquevillées sur elles-mêmes et agrippées à leurs privilèges», ce livre mêlant apocalypse et utopie nous rappelle avec une grande puissance poétique que le soulèvement est inéluctable. Il nous fait voir la détresse et «entendre le cri de tous les emmurés de la terre», nous transportant à l'heure proche «où les vieilles frontières se secouent telles des chaînes de volcans mal éteints, à l'heure où s'effrite la fragile tectonique de la paix, à l'heure où nous assiègent des armées de robots et d'illuminés». Et cet «immense boa constrictor», ce «python de fer et de béton» vaincu par les serpents volants de Walid ouvre les vannes de l'espoir.
Cette chute des murailles «annonce-t-elle enfin cette ère des retrouvailles, le jour du vrai partage» ou n'est-elle que «le prélude au déferlement de la grande Barburie et à l'effondrement de la civilisation» ?
Nul ne peut prédire sur quoi débouchera ce XXIème siècle, mais il n'est pas interdit d'espérer voir descendre la Cité sainte du ciel, comme l'auteur dans ses rêves d'enfants (11) ou dans les visions de Daniel qui les reprennent. De «croire dans cet archipel d'Iristan» porté par les ailes du cerf-volant de Walid.
11)«Enfant, il m'arrivait de demeurer de longues minutes les yeux levés vers la splendide voûte bleu turquoise de la chapelle romane de Saint Chef *; là, émerveillé par la beauté de ces fresques, j'attendais que la Cité sainte, parée de pierres précieuses, couronnée par l'agneau mystique et portée par les anges, veuille bien descendre du ciel. » (Jérusalem Terrestre, p.10)
* A laquelle la Chapelle des anges décrite par Daniel p. 273/274 se réfère
Sous les serpents du ciel, Emmanuel Ruben, Rivages, 16 août 2017, 320 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Ruben
EXTRAITS :
On peut lire les deux premiers chapitres de la partie I (Daniel et Mike) et la voix chorale de la partie IV: ICI