"Degas, un hiver en Louisiane" de Cécile Delîle

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Degas, un hiver en Louisiane" de Cécile Delîle

Cécile Delîle explore à nouveau cette seconde moitié du XIXème siècle - notamment de la fin des années 1860 aux années 1880 -, période d'intense bouillonnement culturel qui vit s'affirmer le réalisme en littérature et naître l'impressionnisme en peinture. Après s'être intéressée aux écrivains Maupassant et Flaubert (1) puis aux peintres Edouard Manet et Berthe Morisot (2), c'est maintenant à Edgar Degas qu'elle consacre cette troisième fiction biographique.

Des figures très romanesques qu'elle immerge dans le contexte précis, tant artistique que politique, de leur époque mais aussi dans le cercle singulier de leur famille et de leurs amis, nous faisant partager leurs aventures et leurs amours en éclairant l'influence de leur vie privée et de leur vie sociale sur leur art. Et elle nous fait ainsi saisir ces personnages célèbres dans toute leur humanité tout en enrichissant notre approche ponctuelle de nombre de leurs oeuvres.

1) Cf Laure, Flaubert et moi (éditions du petit pavé,2013)

2) Cf Le balcon (éditions du petit pavé, 2015)

 

Un bureau de coton à la Nouvelle Orléans, 1873

 

Edgar Degas, invité par son jeune frère René lors du séjour parisien de ce dernier, le raccompagne à la Nouvelle-Orléans où, avec son autre frère Achille et leur oncle maternel Michel Musson, il a monté une entreprise commerciale florissante : un bureau de vente de coton.

A trente-huit ans, ce peintre fasciné par les femmes compte auprès de ses pairs mais reste encore relativement méconnu du public, et il semble toujours se chercher, tiraillé entre son attachement aux anciens et ses désirs novateurs. Il est séduit par ce retour à l'origine sur la terre natale de sa mère disparue prématurément alors qu'il n'avait que treize ans. D'autant plus qu'après avoir servi dans la Garde nationale durant le siège de Paris et avoir vécu la sanglante Commune, il ressent un vif besoin de dépaysement.

Degas s'embarque donc en Octobre 1872 pour Liverpool d'où il gagnera New York puis, par le train, la Nouvelle-Orléans où il partagera la vie de sa nombreuse famille américaine qui l'y accueille chaleureusement, nouant une profonde complicité amoureuse avec Estelle, sa belle cousine aveugle qui est aussi sa belle-soeur.

Un court voyage et séjour d'à peine six mois qui s'avérera déterminant dans son parcours artistique. Et qui permet aussi à l'auteure d'élargir son roman à une Amérique paradoxale, d'évoquer ce rêve américain attirant tant de migrants audacieux d'origines diverses venus y faire fortune, comme la situation particulière d'un Sud peinant à panser ses plaies après la violente guerre de Sécession (3) et à «accepter cette révolution sociale et politique» qu'est l'abolition de l'esclavage - occasion pour elle de revenir sur toute l'horreur qu'y revêtit cette exploitation de l'homme.

3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_de_S%C3%A9cession

 

Portrait d'Estelle Musson, 1872

Degas, un hiver en Louisiane  se divise en deux parties de taille similaire nous offrant la vision de deux mondes très différents : La Nouvelle-Orléans, novembre 1872 – mars 1873, et Paris, 1873 – 1881 (date finale coïncidant avec la sixième exposition impressionniste où Degas présenta pour la première fois une sculpture de cire, La petite danseuse de quatorze ans, une danseuse noire grandeur nature dont le réalisme fit scandale). Deux parties ponctuées d'extraits des carnets du peintre et de ses nombreuses lettres (4) adressées notamment à son ami musicien Dihau et, dans la seconde partie, à sa cousine Estelle...

4) La fiction de l'auteure ne respectant pas forcément les dates de ces extraits

 

La première partie, servie par des dialogues riches au ton juste et des descriptions d'une grande puissance évocatrice, est menée avec beaucoup de variété et de vivacité dans la narration, le narrateur nous faisant le plus souvent partager le regard de son héros, ses sensations et ses observations comme ses sentiments et ses réflexions. Cécile Delîle nous y transporte d'emblée sur le pont du Scotia, paquebot à aube faisant route vers l'Amérique. Et sur ce bateau, comme dans le train conduisant Degas en Louisiane, elle sait traduire son étonnement et son émerveillement, le choc enthousiaste de sa rencontre avec l'immensité de cette Amérique aux horizons grandioses, avec cette vitalité, ce mouvement et cette audace qu'il aurait tant voulu réussir à imposer dans sa peinture :

«Renier les conventions du passé, pour imposer sa propre vision du monde lui semblait une évidence dans cet immense wagon, alors qu'elle était une épreuve dans son atelier.»

Une Amérique lui offrant cette «vérité de la nature» chère à Rousseau - dont un exemplaire des Confessions  l'accompagne toujours comme un fidèle et secret ami partageant sa vision du monde.

 

L'auteure saisit également remarquablement le choc de la rencontre de Degas avec la lumière de la Louisiane, avec ce blanc de la fleur de coton, «couleur divine» des terres de sa mère qu'il fait immédiatement siennes, ainsi qu'avec son peuple coloré :

«Ce peuple est superbe et ma palette se couvre de couleurs et de nuances pleines d'audace.»

Et celui enfin de la rencontre inespérée de sa belle-soeur Estelle, avec laquelle il partage un même langage :

«A force de ne pas distinguer l'extérieur», sa cousine aveugle «puise à l'intérieur des corps», tandis qu'«à force de peindre les contours du réel, [il] perce l'intérieur.»

 

La petite danseuse de quatorze ans, 1881

Je rentre avec de folles idées, des envies d'oser.

Si nous retrouvons à Paris ce monde culturel fourmillant évoqué par l'auteure dans ses deux précédents romans, la deuxième partie se présente surtout comme le contre-coup de cet hiver passé en Louisiane qui a marqué un tournant dans la vie et l'oeuvre du peintre.

Enrichi et dopé par ce séjour, Edgar Degas se montre désormais plein d'audace. Le peintre, pourtant déjà exposé au salon, va rejoindre «le combat des peintres de plein air (5) et des romanciers réalistes» et participer aux expositions de ceux qu'on appellera les "impressionnistes".

5) Même si, sans doute en raison de sa vue fragile, le peintre peint en intérieur, reconstituant de mémoire (aidé de ses croquis et carnets) et réinventant les images qu'il a enregistrées à l'extérieur

 

Il va très vite être remarqué par la critique et connaître le succès, se lançant dans des expérimentations et des innovations techniques centrées sur le mouvement, la lumière et la couleur, qui trouveront notamment leur apothéose dans cette toile de Miss Lala au cirque Fernando :

«Son audace éclate au royaume des couleurs, il défie le vide et l'espace comme un funambule.»

Une maîtrise que favorisera encore la discipline de la sculpture à laquelle il s'adonne  à partir de la fin des années 1870 (6) :

«Jamais il n'a été aussi près d'une attitude, d'un geste, de la vérité depuis qu'il sculpte

6) Degas semble s'être mis à la sculpture "pour reposer sa vue et son âme tourmentée", une discipline qui le rapproche de la cousine aimée : "Elle avait mis ses yeux au bout de ses mains."

 

 

 

Miss Lala au cirque Fernando, 1879

A Paris, le peintre «peint comme il respire», il achète et vend, devient quasiment marchand d'art, soutient des peintres comme Gauguin (rencontré en 1879) dont il devient une sorte de mentor, et se révélera un grand collectionneur.

Certes cette frénésie artistique fut en partie commandée par la faillite du bureau de coton de la Nouvelle-Orléans dans un contexte mondial financier difficile, et par la fuite de son frère René, abandonnant femme et enfants. Aîné de la famille et homme d'honneur, Degas s'affirma en effet à cette occasion homme d'affaires pour payer les dettes familiales et mettre Estelle à l'abri du besoin - ce qui compromettra un temps son indépendance (7) : «Je ne peins plus, je travaille.»

Mais il y gagnera finalement en maîtrise technique et en liberté artistique.

7) Le poussant ainsi à privilégier la production plus rapide de pastels et les séries

 

Une boulimie créatrice compensant aussi sans doute la souffrance d'un homme qui n'est plus le même depuis son retour de Louisiane, d'un homme désormais partagé entre son amour et son art :

«Il y a l'amour, il y a l'oeuvre, et je n'ai qu'un seul coeur.»

Et si l'art l'emportera («L'art est une route qu'il poursuivra seul.»), il restera toujours «perdu entre deux terres», ce que Cécile Delîle traduit habilement en donnant aux dernières pages de son roman une tonalité de plus en plus onirique épousant les rêves d'un héros semblant vivre à la fois à Paris et en Louisiane.

 

Un bel hommage à Edgar Degas, à l'artiste mais aussi à l'homme, qui s'avère tout à fait opportun en ce mois de septembre 2017 où l'on célèbre le centenaire de sa mort.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Degas, un hiver en Louisiane, Cécile Delîle, éditions du petit pavé, septembre 2017, 202 p.

A propos de l'auteure :

Cécile Delîle est née en 1968 et vit aux portes de la Normandie. Elle a déjà publié trois romans, Le Paquebot (2010) sur ses années d’enseignante dans les quartiers sensibles, et deux fictions biographiques, Laure, Flaubert et moi (2012) et Le balcon (2015).

 

EXTRAITS :

 

p.81/52

 

(...) - Ton tableau est terminé, glissa-t-il à Edgar d'un oeil admiratif. Tu vas nous quitter... Je ne connais pas ton art mon petit, mais je suis impressionné par la façon dont tu as pu faire rentrer autant de personnes dans un cadre de bois. Quel courage ! Il faut peut-être que je songe à agrandir le bureau de coton, nous sommes un peu à l'étroit, tu ne crois pas ?

Il se perdit dans cette belle réflexion en rajustant ses lunettes rondes sur les deux rides délicieuses de ses joues. Edgar avait l'impression qu'il attendait une réponse de sa part.
- Je vais vous répondre mon oncle et vous dire comment j'ai fait pour faire rentrer quinze personnes dans une toile à peine plus large qu'un mètre, mais avant, je me suis demandé comment dans un espace aussi petit, ils arrivaient à ne pas s'étriper.
Michel, amusé, ôta ses lunettes pour mieux l'écouter.
- Comme à mon habitude mon oncle, j'ai triché ! J'ai ouvert les portes, les fenêtres pour laisser passer l'air, ensuite j'ai tracé quelques belles diagonales permettant aux spectateurs d'aller à grandes enjambées visiter le fond de la pièce, puis j'ai placé chaque sujet sous un angle particulier permettant de ne pas cacher l'autre. Enfin j'ai joué sur les tons pastels et le noir des vêtements pour répondre au blond du coton. C'est tout simple mais ça m'a pris beaucoup de temps pour dissimuler la couleur sous le trait du pinceau...

 

p. 159/160

 

(...) Ensuite venaient le numéro équestre de Ferdinand, qu'Edgar dévorait du crayon, et celui de la terrible acrobate Lala qui s'envolait dans les airs avec une corde serrée entre les dents. C'était le clou du spectacle, tout le monde attendait cette vénus des tropiques, une métisse superbe et musclée suspendue à un fil par l'unique force de ses mâchoires.
Il était venu plusieurs fois la voir pour bien étudier son mouvement, le geste de balancier de ses bras, le croisé de ses jambes puissantes, le clair de sa combinaison sous le dôme orangé. Les poutrelles métalliques autour semblaient une cage qu'elle écartait de ses bras, son corps vertical suivait le prolongement des piliers jusqu'à la pointe de ses bottines et faisait chavirer le coeur de deux mille cinq cents spectateurs. Les exclamations rebondissaient dans la foule anonyme se laissant guider par le fessier flamboyant de Miss Lala dans les airs.

(...)

Publié dans Fiction, Biographie

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