"Fief" de David Lopez
Fief se présente à plusieurs titres comme un roman de l'entre-deux.
Il se déroule en premier lieu dans «une petite ville genre quinze mille habitants à cheval entre la banlieue et la campagne», proche de cette France "du milieu" mi-bitume mi-verdure photographiée par Raymond Depardon (1) - qui servit aussi de décor à Sombre aux abords (2) – roman dans lequel la langue poétique musicale et tumultueuse de Julien d'Abrigeon prêtait aussi parole à une jeunesse périurbaine aux horizons bouchés.
Et ses héros, qui ne sont ni des enfants ni vraiment des adultes, partagent de plus un statut social mal défini : «On n'était pas des p'tits bourges des lotissements, pas des cailleras de cité».
2) Sombre aux abords (Quidam 2016), un roman avec lequel on peut établir une certaine parenté sur le fond - même s'il nous fait entendre non une résignation sereine mais un cri de rage et de désespoir – comme sur la forme (notamment la pulsation de la langue et la division du texte en morceaux comme dans un album musical)
Cette jeunesse désoeuvrée qui ne sait quoi faire de sa vie s'avère surtout prise en étau entre deux injonctions contraires, semblant incapable de transformer ses ébauches de rêves en actes, de se projeter réellement dans l'avenir et de prendre son envol, car «pour progresser il faut se mettre en danger». Grandir, réussir, implique en effet de partir à l'assaut du monde, de quitter ce fief, de quitter l'enfance et ce lieu familier peuplé de personnes bienveillantes où l'on se sent chez soi parmi ses semblables. De trahir aussi les siens en abandonnant en quelque sorte son identité. Il semble alors pour beaucoup préférable de se contenter de jouir de l'instant, de se satisfaire des joies simples de cette douce routine :
«Pas de plan. Pas de calendrier. Juste être.»
Et pour appréhender cet univers, David Lopez nous montre la vie d'une bande de neuf copains qui ont grandi ensemble dans ce désert culturel, coincés sur ce territoire sans perspectives mais soudés par une grande complicité, par une langue commune mais aussi par le rire, et qui meublent l'ennui routinier de leurs journées en tchatchant, fumant du shit et jouant aux cartes, les filles semblant exclues de ce monde masculin sauf en tant qu'objet de fantasmes et de théories fumeuses (ou faisant partie de leur jardin secret).
Si tu restes dans ton aquarium à tourner en rond tu vas te persuader que le monde c'est ça, l'aquarium.
Il n'y a pas à proprement parler d'intrigue dans ce roman où se succèdent quinze chapitres, morceaux de vie dont les titres évoquent la "tracklist" d'un album. Quinze saynètes comme autant de petits huis-clos s'échelonnant sur une courte période de flottement où semble encore exister un timide espoir de voir les choses changer. Une mince ouverture possible pour passer de l'autre côté – ce qu'a déjà commencé à faire Lahuisss parti en ville faire des études et qui vante à ses copains les mérites du voyage en tirant à sa manière les leçons du Candide de Voltaire.
«N'attends pas que le destin frappe vas-y réveille-toi», chante Poto, le jeune rapeur de la bande, et c'est peut-être la dernière chance qui se présente.
Le héros principal et narrateur, Jonas, qui n'a rien de combattif ni d'héroïque, s'affirme plutôt comme un "looser", un anti-héros. Ce grand fumeur de «oinjs» possède pourtant un réel talent de boxeur mais il n'est pas prêt à se donner les moyens de percer, notamment en modifiant son hygiène de vie et en arrêtant de fumer ses «bédos» pour prendre du poids. Il semble ne pas mesurer sa chance et refuse de «faire ce pour quoi [il est] fait», laissant les événements ou les autres décider pour lui, se montrant passif et résigné jusque dans sa relation amoureuse secrète soumise au plaisir de Wanda - qui appartient, elle, à un milieu bourgeois.
Rester auprès des siens lui semble plus facile et il préfère justifier son manque d'ambition et de courage par la fidélité à sa condition, faisant de cette identité marginale un étendard ou prenant pour caution le modèle donné par un père aimant :
«Je crois bien que c'est lui qui m'a appris que le seul chemin vers le bonheur, c'était la résignation, pas honteuse, mais clairvoyante.»
Il dit t'sais quoi Jonas, dans la vie t'es comme dans le ring, tu fais que d'esquiver.
Nous pénétrons avec Jonas dans le petit monde de la boxe régi par la figure paternelle, exigeante et bourrue mais pleine d'amour, de Monsieur Pierrot. Et notre héros, s'affirmant bien le roi de l'esquive, semble moins apprécier de monter sur le ring où il est obligé de «se frotter à la dureté de la vie» que de "frapper au sac" en s'imaginant des adversaires pour évacuer ses déceptions, s'acharnant sur son vainqueur Kerbachi ou sur le mirage de Wanda : «J'ai mal aux mains de frapper si fort, mais il faut bien cela Wanda, sinon je ne peux pas te toucher. Je n'ai que ça.»
A moins qu'il ne "boxe en shadow", dans le vide face au miroir, tirant apaisement de son reflet :
«Et il se regarde, il se voit atteindre cette osmose entre la tranquilité de l'esprit et la violence du corps. C'est ainsi qu'il arrive à dissocier la haine de la volonté de faire mal. Ainsi qu'il accepte la douleur. Ainsi la défaite.»
L'auteur déroule ainsi une belle métaphore de la vie dans ce roman qui s'ouvre au lendemain d'un combat perdu par son héros face à Kerbachi et se termine après un second combat contre son vainqueur dont l'enjeu dépasse la simple revanche, et qui cristallisera ce moment où tout va basculer irrémédiablement. Où la vie de Jonas paraîtra scellée.
Alain Tanner
Pour éclairer cet univers qu'il connaît bien (3), David Lopez, refusant un point de vue surplombant, a préféré adopter le "je" et se couler dans la pensée de son héros. Un personnage profondément attachant qui semble moins l'acteur que le spectateur un peu décalé de sa propre vie, qui nous livre son ressenti du monde, sa perception des autres comme celle des lieux. Et ce monde qui vient doucement à sa rencontre comme à la nôtre nous devient palpable, le héros étant accueilli à l'entrée de la plupart des saynètes par une ambiance, une atmosphère, une topographie, une lumière, une odeur ou une rumeur particulières ... (4)
3) Sans être autobiographique, ce roman est tiré de l'expérience de David Lopez qui a pratiqué et pratique encore la boxe et semble y réinventer – sans jamais la nommer – sa ville natale de Nemours
4) Un nuage de fumée, de la buée sur une glace, la lumière orange des lampadaires ou cette lumière descendante entre fin d'après-midi et crépuscule, «l'odeur aigre et piquante» des vestiaires, «mélange de sueur et de sang», l'écran qui «parle fort à propos des informations»...
Toute cette narration aux sensations très intériorisées, mais aussi revêtue d'un certain détachement et d'une distance comique, passe ainsi par le regard aiguisé, sensible et poétique de Jonas. Et les paroles rapportées sont totalement intégrées dans chacun des petits récits, leur donnant fluidité et continuité, comme dans une sorte de monologue intérieur.
De ce magnifique et complexe personnage de Jonas émane de plus une mélancolie sereine, résultant de la tension entre la nostalgie d'une enfance innocente, libre et joyeuse (5) qui se croyait éternelle et la prise de conscience tragique du passage du temps et du vieillissement. Le héros regarde ainsi le terrain de boules comme «l'antichambre du purgatoire», voit «ce qui [l']attend» «dans ces gestes laborieux, empesés et maladroits» des vieux footballeurs de l'âge de son père. Et il constate avec lucidité :
«On devient rapidement vieux, et de façon irrémédiable encore. On s'en aperçoit à la manière qu'on a prise d'aimer son malheur malgré soi.»
Un héros conscient de sa finitude, avec «la survie comme unique cap, et l'horizon comme seule porte de sortie».
5) Qu'illustre parfaitement le chapitre Baromètre dont les meilleurs souvenirs d'enfance englobent les vacances sur tout le cycle des saisons : «Quand j'étais petit, le meilleur moment de l'année, c'était les vacances de Pâques» ... puis de la Toussaint, de Noël et d'été !
Dans ce roman de plus, l'auteur jamais ne juge, n'impose de certitudes ni n'énonce même à proprement parler de sujets de réflexion, préférant laisser émerger ces derniers entre les lignes, entre les mots et les images.
Fief nous interroge ainsi sur le déterminisme social et géographique mais il bouleverse aussi - ou du moins complexifie - nos représentations de cette jeunesse, s'ouvrant sur un questionnement plus large sur le sens à donner à nos vies éphémères, sur la recherche du bonheur... Et il m'a évoqué à de nombreux titres - et pas seulement en raison du prénom de son héros - le cinéma d'Alain Tanner (6) .
6) Un cinéma de l'entre-deux à contre-courant, drôle, tendre, plein d'empathie pour ses personnages paumés, et qui s'interroge sur la manière de survivre, de vivre sans perdre son âme. Un cinéma qui habite les lieux, nous faisant ressentir le monde en le faisant venir à nous - notamment par ses lumières. Et qui donne du grain à moudre...
L'Esquive, Abdellatif Kechiche
L'auteur, qui écrivit et chanta du rap et s'en dit imprégné, fait bien sûr parler cette jeunesse dans sa langue (un mélange d'argot "wesh-wesh" (7) et de verlan sans compter les insultes et les onomatopées), captant la pulsation rythmique de ce langage verbal et corporel et magnifiant, comme le fit Abdellatif Kechiche dans son célèbre film L'Esquive, ce parler expressif et imagé qui n'a rien de pauvre - ce que nous a montré Salah Guemriche dans son récent Petit dico à l'usage des darons et des daronnes. Une langue qui «arrive à faire saisir des choses importantes avec des mots de merde», à laquelle il donne toute sa dignité littéraire.
7) http://www.indigne-du-canape.com/le-parle-de-banlieue-poumon-de-la-langue-francaise/
Mais on ne peut réduire les qualités littéraires de Fief à l'utilisation magistrale par son auteur de cette "langue caillera" très marquée par l'oralité, la richesse et la justesse de l'écriture de David Lopez - très travaillée sous son apparente simplicité - tenant surtout à sa variété et à sa profonde adéquation aux personnages et aux événements décrits.
Ce parler jeune n'est ainsi utilisé qu'à bon escient pour rapporter les paroles de cette petite bande de copains – et non celles de Wanda qui n'appartient pas au même milieu, ni celles des adultes. Mais le classicisme de la voix plus écrite du narrateur, toujours grammaticalement correcte (notamment dans l'emploi de la négation), vient en renforcer par contraste la singularité. Un narrateur qui par ailleurs recourt volontiers à un lexique technique pour tout ce qui concerne le shit, la boxe ou même les cartes, et qui décrit tous ces rituels – même ceux du plaisir de Wanda – avec une précision quasi clinique tout en en intériorisant les multiples sensations corporelles.
Et ceci vient conférer à cette banalité routinière une étrange intensité. Comme si, pour ce héros n'ayant que ça pour exister, faire sourdre la «beauté intérieure» de ce quotidien répétitif était la seule «graine à semer dans [son] jardin ».
L'écriture poétique de David Lopez utilise de plus toutes les ressources de l'analogie, offrant une multitude d'images pleines de fraîcheur (8) qui viennent ponctuer, creuser cette réalité brute et la transcender. Et elle a l'art de jouer des symboles et de suggérer des parallèles (9).
8) «Le centre de la salle est dégagé, ça fait comme une clairière au milieu des sacs de frappe disposés autour.» / «Je me sens comme une chemise froissée sous un fer à repasser. Sauf qu'ici c'est l'inverse qui s'opère. On arrive repassé et on repart froissé.» /«Le bruit des voitures, si on se tire les cheveux, ça peut faire penser à la mer. Faut tirer fort.» / «Quand il attaque, on dirait un bernard-l'ermite qui sort de sa coquille.»...
9) Notamment dans ce magnifique passage alternant le difficile envol d'une coccinelle sauvée de la noyade et les efforts masturbatoires de Wanda
Il y a enfin beaucoup d'humour (10) dans ce roman et l'auteur, qui a le sens de la formule, nous y livre également de véritables morceaux d'anthologie, essentiellement via le personnage de Lahuiss - une sorte de philosophe ayant un pied dans chaque monde et qui sera le seul à pouvoir s'émanciper (11).
10) «Poto bat tellement les cartes depuis cinq minutes qu'il y a des chances qu'il les ait remises dans l'ordre.» / «J'ai roulé un fumigène – grosse fumée blanche. Habemus Papam.» / «Je croyais que langoureux ça voulait dire avec la langue»...
11) Comme son résumé de Candide version caillera, cette hilarante dictée célinienne, ou ses théories sur l'évaluation des filles et de leur «taux de putassium»...
Fief est un premier roman magnifique, plein d'empathie et de tendresse, de drôlerie et de mélancolie. Un roman poignant et puissant porté par une langue d'une grande richesse, en parfaite osmose avec l'univers décrit, qui réussit à atteindre une justesse et une simplicité, une authenticité lui conférant une sorte de grâce.
Et David Lopez s'affirme ainsi d'emblée comme un écrivain avec lequel il faudra compter.
Fief, David Lopez, Seuil août 2017, 256 p.
https://www.babelio.com/auteur/David-Lopez-II/438206
On peut lire les premières pages (p.7 à 23) sur le site de l'éditeur : ICI