"Souvenirs d'un chef de bureau arabe" de Ferdinand Hugonnet

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Souvenirs d'un chef de bureau arabe" de Ferdinand Hugonnet

L'armée d'Afrique qui assura la conquête de l'Algérie de 1830 à la reddition de la Kabylie en 1857 fut également chargée de consolider la domination française. De maintenir la paix, la sécurité, en administrant ces vastes territoires au travers des bureaux arabes, institution créée en 1844.

Au début des années 1850, où il y avait encore peu de colons (environ 160 000 colons européens dont une moitié de Français), l'Algérie était dirigée par un gouverneur militaire et ces structures militaires locales avaient en charge le gouvernement de quelques deux millions et demi d'indigènes.

 

Fadhma N’soumer, "la Jeanne d’Arc du Djurdjura", à Tachkirt (1854)

 

Ces bureaux arabes jouissaient en effet d'attributions très étendues. Ils avaient en premier lieu une fonction politique de surveillance de ces remuantes populations indigènes et notamment des chefs de tribus, faisant remonter les renseignements au sommet de l'autorité. Ils faisaient également dresser les rôles d'impôts, assurant aussi leur perception, et ils étaient dotés d'importantes fonctions judiciaires, jugeant la plupart des crimes et délits (1) - et laissant au kadi le jugement des affaires de mariage ou d'héritage selon la loi musulmane mais sous leur contrôle. Ils réglementaient de plus l'agriculture et l'industrie chez les Arabes, et ils jouaient un rôle prééminent dans le partage des terres entre tribus et colons (2) - pierre d'achoppement avec les "colonistes"(3) partisans du "cantonnement", c'est à dire de l'aliénation des terres des tribus et du refoulement de la population arabe vers le désert.

1) Les crimes les plus graves étant soumis au Conseil de guerre

2) Tâche ardue du fait de l'indivision de la propriété au sein des tribus et de l'inexistence de cadastre

3) Nom donné lors des premières colonisations en Afrique du Nord aux partisans du maintien et du développement de ces colonies

 

 

Militaire en Algérie dès les années 1840, Ferdinand Hugonnet devint pendant cinq ans le chef d'un de ces bureaux arabes administrant les populations du Tell.

A son retour en France, alors que, sous la pression des colonistes avides de rentabilité économique, cette institution est contestée pour la lenteur des progrès obtenus - et notamment de celle du partage des terres -, alors que beaucoup réclament la disparition de l'autorité militaire en Algérie et l'assimilation administrative de cette dernière à la France, il publie en 1858 les souvenirs de son expérience.

François Hugonnet y érige son administration et sa gestion des conflits durant ces cinq années en une sorte de modèle montrant «ce qu'on peut obtenir des indigènes lorsqu'on veut se vouer tout entier à leur administration en ne prenant jamais pour guide que des principes de loyauté et de désintéressement».

Et son témoignage, certes critique mais faisant la part des erreurs dues à l'inexpérience et/ou au «zèle interessé» de certains hommes, vient affirmer le rôle indispensable joué par ces bureaux militaires arabes dans la mise en oeuvre des réformes, tout en réfutant les arguments de cette presse métropolitaine, ignorante des réalités du terrain, qui «égare l'opinion publique» en colportant «les opinions les plus erronées sur cette pauvre Algérie» et ses populations indigènes présentées comme de barbares sauvages.

 

 

La réédition de Souvenirs d'un chef de bureau arabe, cent soixante ans après sa première édition s'avère particulièrement bienvenue.

Elle permet en effet d'éclairer une période assez méconnue de l'histoire franco-algérienne, Ferdinand Hugonnet nous montrant de manière très concrète, enrichie de moult anecdotes, comment vivaient à l'époque les populations indigènes, et se montrant «un observateur consciencieux» cherchant constamment à se tenir «en dehors de tout esprit de coterie». Il ne se contente pas de plus de décrire les moeurs et les coutumes autochtones et d'expliquer les changements que veut introduire la «race conquérante» (4) mais il tente de comprendre ses administrés telliens, de saisir toute leur complexité.

4) Le terme "race" encore assez flou en ce milieu du XIXème était employé comme synonyme de "peuple» (cf http://aggiornamento.hypotheses.org/1286)

 

Et, ce faisant, il s'attache à détruire les préjugés (5) répandus en France sur les Arabes, notamment en analysant les raisons culturelles, historiques ou même psychologiques de ce que l'on présentait comme leurs "défauts" :

«La plupart des indigènes ne sont pas aussi stupides ... qu'on veut bien le croire en France», même s'ils croient toujours «être plus fins que nous» ! Et l'inertie, la paresse des Arabes du Tell tient surtout aux «trois cents ans de pillage et d'arbitraire» qu'ils ont connus avant notre arrivée, leur fourberie semblant de même le produit de la «mauvaise administration des Turcs». Nous les jugeons parfois lâches au combat alors que, ignorants du «point d'honneur» hérité de notre chevalerie, leur fuite relève de la simple logique et du bon sens. Et les assassinats et les atrocités auxquels ils se livrent - que nous attribuons au «naturel barbare des Africains» - résultent le plus souvent d'une suite d'abus et d'injustices de notre part ayant engendré des «haines sourdes et vigoureuses longtemps comprimées»...

5) On notera au passage qu'il relaie par contre tous les clichés sur ces «misérables juifs à l'affût de tous les gains», tant l'antisémitisme était banalement partagé en ce milieu du XIXème siècle

 

 

Ce témoignage présente de plus une dimension critique concernant les stratégies adoptées pour la colonisation et leurs modalités de mise en oeuvre. Non que son auteur soit un ennemi de la conquête et de la colonisation mais parce qu'au contraire il vise une plus grande efficacité de la domination coloniale française. Et au-delà de ses nombreuses critiques, il développe une pensée politique pragmatique, détaillant des propositions de bon sens qui seraient de nature à améliorer les choses et à renforcer l'efficacité de cette «oeuvre civilisatrice» en laquelle il croit.

Ferdinand Hugonnet est en effet convaincu que le rôle premier d'un chef de bureau est de «pousser la race indigène dans la voie du progrès et de la civilisation». Et que pour cela il faut se rendre «maître de [ses] administrés non seulement par la force, mais aussi par la justice, la bonté, l'énergie, le désintéressement».

Il s'est donc attaché à «séduire les esprits» en commençant par se «mettre au courant du langage grossier de ces montagnards» (sic !) et par parler «leur patois». Puis en leur faisant voir «qu'[il] connaissait tous les détails de leurs moeurs». Et ainsi, «cinq ans après, [il] était assez maître de l'esprit de [ses] Arabes pour les amener à entreprendre des travaux industriels importants» !

Ismaël Urbain

Le principal intérêt de ce témoignage, à mon sens, dérive de la grande probité de Ferdinand Hugonnet qui nous révèle en toute sincérité et naïveté la mentalité d'une époque et la dimension profondément paternaliste – à défaut d'être déjà totalement racialiste (6) - de cette "colonisation de progrès" prônée par ces saint-simoniens fortement influents dans l'armée d'Algérie (7) - qui militaient pour une colonisation associant les vainqueurs aux vaincus (mais sans jamais perdre de vue l'intérêt primordial de la France !).

6) "Jusqu’aux années 1850, le racialisme est un paradigme minoritaire qui se diffuse ensuite" (L'essai sur l'inégalité des races de Gobineau ayant été publié dans son entier en 1855)

7) http://www.alternativelibertaire.org/?Les-saint-simoniens-en-Algerie-De

 

«L'indigène à besoin d'avoir au-dessus de lui, sous le rapport administratif, quelque chose qui ressemble à la puissance paternelle, patriarcale ».

Dans l'esprit de l'auteur, l'Arabe semble en effet un enfant et le Français, l'Européen, un tuteur qui doit se charger de ce qu'il juge être ses intérêts jusqu'à ce qu'il puisse se débrouiller tout seul. Une conception qui rejoint en partie la notion de "races enfantines" de Victor Courtet de l'Isle, un précurseur de Gobineau qui dans son Tableau ethnologique du genre humain (1849) distinguait en les hiérarchisant "races stupides, enfantines et adultes".

Le témoignage précis et honnête de ce chef de bureau arabe, acteur mineur de la grande Histoire, vient ainsi éclairer cette dernière, mettant à nu les ressorts sous-tendant cette prétendue "bonne colonisation" - certes moins brutale et discriminatoire que celle qui prévaudra par la suite - que beaucoup défendent encore dans la France actuelle.

 

L'Empereur et l'Impératrice en Algérie (1860)

Ce témoignage permet aussi de mieux comprendre la politique "arabophile" de Napoléon III qui fut fortement influencée par les saint-simoniens et notamment par Ismaël Urbain (8).

Après son premier voyage en Algérie en 1860, l'Empereur rétablira le gouvernement militaire et les bureaux arabes supprimés en 1858 et s'engagera dans une éphémère politique dite du "Royaume arabe" respectueuse d’une certaine autonomie des Arabes et Berbères. Une politique qui contrecarrait les intérêts des colonistes, le sénatus-consulte de 1863 stabilisant la propriété indigène sur la base de l'indivision, collective ou familiale, et faisant participer les autochtones à des sous-commissions de délimitation des terres.

8) http://lire.ish-lyon.cnrs.fr/ESS/urbain.html

La politique d’expansion coloniale est un système politique et économique, je disais qu’on pouvait attacher ce système à trois ordres d’idées ; à des idées économiques, à des idées de civilisation de la plus haute portée et à des idées d’ordre politique et patriotique.
(Jules Ferry, Juillet 1885)

Mais l'effondrement de l'Empire mettra un terme à cette utopie, la IIIème République se pliant aux désirs des colonistes en organisant l'appropriation massive des terres, et en faisant des Arabes et des Berbères des citoyens de seconde zone avec le Code de l'Indigénat (1881). Une politique d'expansion coloniale dont les motivations seront données à posteriori par Jules Ferry dans son fameux discours de juillet 1885 à la Chambre des députés. Un discours dans lequel l'élément civilisateur apparaît moins comme moteur que comme prétexte, comme simple justification morale à une opération d'ordre politique et économique.

 

 

Souvenirs d'un chef de bureau arabe, Ferdinand Hugonnet, Mercure (Le temps retrouvé), 18/01/18, 284 p.

 

Table des matières :

 

 

Introduction (de Philippe Artières).................................................... 23

 

SOUVENIRS D'UN CHEF DE BUREAU ARABE

Ce que c'est qu'un bureau arabe........................................................27

 

Livre I. MOEURS

 

I. Affaires de justice – Anecdotes diverses.........................................41

II. Les Marabouts. - Excursion dans les tribus.

- Causeries arabes .............................................................................63

III. Défauts des indigènes. - Inertie. - Fourberie. -

Présomption religieuse ? - Exactions des chefs..................................78

IV. Qualités des indigènes. - Hospitalité. - Charité. - Déférence.

Intelligence. - Sentiment du juste. - Comédie....................................91

V. De la femme dans les villes. - Au point de vue religieux.

Dans les tribus. - Son importance réelle. - Son avenir.

- Amour. - Anecdotes .....................................................................105

 

Livre II. DU PROGRES  CHEZ  LES  INDIGENES

 

I. Procédés de l'autorité. - Habitation fixe. - Tente.

Embryon d'un centre de population. - Discussion...........................131

II. Exemples divers. - Maison. -Cotisations. -Coton.

Forêts. - Vaccine. - Anecdotes à ce sujet........................................144

III. Manque de direction dans le commandement.

-Variabilité. -Aspect des colons. - Leurs prétentions.

Fonds enfouis disponibles...............................................................156

 

Livre III. GUERRE

 

I. GUERRE FRANCAISE . Composition d'une colonne.

- Expédition dans le Sud. - Marches forcées. - Sirocco.

- Privations. - Anecdotes. - Marche dans le Tell. - Grandes pluies.

Maladies. - Anecdotes diverses......................................................169

II. GUERRE ARABE. Commandement des goums. - Courage arabe.

- Position critique. - Retour d'une grande razzia.

- Petit coup de main sur les Chouchaoua. - Les Nahdi au combat.

- Samou et le vieux Mekhrazeni.....................................................192

 

    Livre IV. POLITIQUE

     

    Nos antécédents politiques vis à vis des Indigènes.

    Effets de la loyauté. - Ma canne. -Retour de Miloud.

    La fable du Loup et de l'agneau, ou la razzia de pied ferme..........223

     

    CONCLUSION

     

    Des bureaux arabes actuels. - Abus possibles.

    Nécessités chez les indigènes du pouvoir tel qu'il est constitué.

    - Améliorations à proposer. - Personnel des affaires arabes..........239

     

    APPENDICE

     

    I. Une suite de malentendus.........................................................259

    II. Quelques mois de colonisation et de publications

    relatives à cette question...............................................................268

     

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