"Jusqu'à la bête" de Timothée Demeillers
Alors que la dénonciation du scandale de la souffrance animale dans les abattoirs occupe de manière récurrente nos medias, c'est à un aspect un peu oublié du sujet que s'intéresse Timothée Demeillers dans son deuxième roman : celui de la souffrance humaine au travail.
Jusqu'à la bête est ainsi une plongée dans le monde clos de l'abattoir exacerbant celui de l'usine. Dans le monde déshumanisant de la chaîne, de l'efficacité régie par la froide mécanique du profit, qui ravale l'ouvrier à un simple rouage et le dépossède de sa vie. C'est le récit d'un enfermement et d'un basculement renvoyant à un autre enfermement, celui d'un engrenage impossible à rompre car la chaîne ne s'arrête jamais.
Après quinze ans d'usine, Erwan, jeune ouvrier chargé de programmer les carcasses sur sa console et d'«agencer la tuerie» depuis les frigos des abattoirs du Lion d'Angers – ce «monstre dernier cri, tellement plus efficace, tellement plus hygiénique, tellement plus respectueux des animaux» - se retrouve en prison. «Comme une bête (...), à purger sa peine, comme on dit, dans cet univers pire que le précédent, à entendre des clacs au lieu d'autres, des cris au lieu d'autres».
Partageant son ennui avec un compagnon de cellule qu'il n'a pas choisi et qui s'abrutit de télé, retrouvant «l'interminable attente du temps qui ne passe pas», il est submergé de souvenirs qui «inéluctablement cheminent vers les frigos de l'abattoir», et il tue le temps à «repenser à tout ça», cherchant à comprendre ce qui a déclenché cet «événement» qui l'a amené là.
Tout en écoutant Radio Nostalgie, les écouteurs bien calés dans les oreilles, il file ainsi «les histoires, les unes après les autres, au gré des heures, au gré des cheminements de l'esprit».
Tout est plus difficile aujourd'hui, c'est sûr, enfermé à double tour dans cette geôle de béton et de barbelés, à entendre les cris, à entendre tout ce vacarme, comme un rappel de l'usine, des hurlements, des scies sauteuses, des clacs, les clacs de la chaîne, si distants mais si familiers, à ressasser ce qui m'a amené ici, ce qui m'a fait plonger dans ce cauchemar alors que rien ne m'y prédestinait, ou peut-être tout, au contraire, à passer des journées avec les souvenirs pour compagnons comme du temps des frigos, comme du temps où tout à commencé, comme du temps où je devais déjà accompagner mon silence, mon ennui, ma peine, de belles histoires pour nourrir le vide.
Reconstituant par bribes sa triste histoire, depuis ce long incipit, le héros narrateur, évoquant sa vie à l'usine mais aussi sa vie d'avant, remonte ainsi peu à peu vers cet «événement» qui ne nous sera révélé qu'à la toute fin, l'auteur entretenant savamment le suspense et nous engageant même vers une fausse piste juste avant cette révélation.
Timothée Demeillers nous fait ressentir jusqu'à saturation l'odeur, le bruit, le froid et le sang qui imprègnent l'univers d'Erwan, et le flux incessant de cet engrenage sans cesse relancé, scandé par les clacs métalliques de la chaîne, dans une écriture très ponctuée au rythme saccadé, tranchante comme une lame, précise et elliptique. Une écriture prenant son élan en s'appuyant sur les répétitions, intégrant avec fluidité les dialogues dans le récit et reliant de même tous les fragments par d'habiles transitions rebondissant sur des associations de mots, d'images ou d'idées. Un engrenage inéluctable au sein duquel s'échappent et s'enflent de longues phrases notamment pour évoquer ces rares moments heureux qui ont aidé le héros et l'aident encore à tenir - comme ces «cent trente jours passés avec Laetitia», cet amour saisonnier qui illumina sa vie en lui donnant un sens éphémère - ou pour dérouler ces cauchemars qui peuplaient ses longues nuits d'insomnie et ce rêve de vengeance s'allongeant de manière hallucinée...
La chaîne n'a pas quitté Erwan que la moindre odeur, le moindre mot, le moindre bruit ramène à l'usine. Et l'écriture traduit le chaos de son esprit englué dans un cycle infernal où des flashes visuels surgissent soudain, comme l'entremêlement, l'entrechoquement de ses pensées et la fusion des lieux et des temps. Elle propulse ainsi en avant - en italique (le plus souvent) sur l'espace blanc de la page – outre les paroles de chansons et commentaires cathodiques qui l'assourdissent dans sa cellule et les railleries et blagues répétitives de ses anciens collègues qui refont surface, les «clacs» de la chaîne qui le hantent et rythment encore sa vie, auxquels s'ajoutent ces conversations obsédantes qu'il imagine qu'on tient à son sujet à l'usine :
«C'était quel genre de?
Vous avez assisté à?
Vous vous doutiez qu'il pouvait?»
Clac, clac, clac, résonne la faux que tapote la mort avec désinvolture, et c'est elle qui nous attend au coin, à l'arrêt suivant, à l'horizon de nos vies, qui n'auront pas servi à grand chose.
Dressant de plus une belle galerie de portraits de ses collègues de la chaîne, le récit d'Erwan nous dépeint ces vies ouvrières confisquées, toujours et partout dépendantes de la cadence de la chaîne. Ces vies absurdes et inutiles où tout n'est qu'attente : «Attendre la fin de la journée. La fin de la nuit. La fin de la semaine. Attendre les vacances. Attendre la retraite». Ces vies emportées «par le désespoir, par l'alcool, par la cigarette, [leurs]drogues de destruction massive à [eux]». Emportées par le vide, «par [les] gestes machinaux et répétés. Par l'impression de n'être personne».
Et son récit éclaire l'humiliation accumulée au fil d'années de frustrations. Cet immense fossé existant entre les ouvriers et les autres, ceux d'en haut : ceux des bureaux, les commerciaux et les vétérinaires, comme les chefs, les patrons. Tous «ceux qui ne voient l'enfer que par la lorgnette de quelques heures hebdomadaires avec [eux]», qui les regardent avec pitié ou mépris, ou parfois comme un animal sauvage : «comme un animal que tu es à force de bosser dans toutes ces dégueulasseries, dans ce sang poisseux qui te colle aux basques, qui te colle au crâne, qui te colle à la peau».
Boeuf écorché, peinture de Chaïm Soutine
Si Jusqu'à la bête est un roman engagé, Timothée Demeillers s'empare de la fiction pour faire de ce sujet social et politique un authentique sujet littéraire. C'est un roman dérangeant dont l'écriture-même, au travers de ce monologue au souffle puissant, de cette confession sincère creusant jusqu'à l'os, nous fait vivre de l'intérieur, et de manière précise et concrète, cet «incroyable processus mécanisé qu'est la chaîne, qu'est l'usine, qu'est la vie d'ouvrier». Un roman qui met en lumière ce «carnage géant» dont on s'est employé à effacer les traces pour nous offrir en bout de chaîne ces barquettes appétissantes, ces «petits bouts de viandes rougeoyant comme des couchers de soleil, baignant dans une grenadine bienveillante» qui nous laissent ignorer ces centaines de vies aliénées.
Un livre choc qui a le mérite de faire entendre des voix qu'on entend assez peu en littérature.
Timothée Demeillers, Jusqu’à la bête, Asphalte, 2017. 149 p.
A propos de l'auteur :
https://www.babelio.com/auteur/Timothee-Demeillers/323267
EXTRAITS :
p.10/11
(...)
Avant, A l'époque de l'usine. Je me souviens. L'arrivée, le matin. Les collègues. Didier. Laetitia. Sylvie. Et les autres. Ils parlent sûrement de moi, là où ils sont. Je suis sûrement une histoire qu'ils se racontent aujourd'hui. Qu'ils racontent aux nouveaux. A celui qui m'a remplacé.
Tu sais que tu bosses à la place de
Celui qui
Oui c'est ici qu'il a
Et la machine qui ne s'est pas arrêtée. Le roulement mécanique des convoyeurs, le soufflement abrutissant de la clim, le chant des scies électriques de la découpe, les crochets qui s'entrechoquent, le rail de la 12, puis le rail de la 25 qui s'ouvrent et se referment avec un clac, un clac sec, la tôle de l'usine qui répercute tout ça et l'écho qui se répand jusqu'au sas de la porte de service. Le bruit de la peur. Le bruit de la peine. Le bruit du labeur. Le grésillement des néons, le blanc pâle des néons au-dessus de nos têtes, les néons comme dose de vitamine D. Le blanc pâle qui déteint sur les visages livides. Même les Arabes qui bossent là tournent blancs. Leurs pigments s'estompent au fil des ans. Du brun au jaune cireux. Les yeux terreux. La bouche sèche. Les intestins noués. Et le froid, le froid vif, soufflé par les grands ventilateurs, qui parvient même à donner la chair de poule aux carcasses nues sur les rails en acier, le gris du reste et l'odeur de la mort qui flotte dans le grand hangar et qui persiste même lorsque tout a été nettoyé. Et puis surtout les clacs.
Les clacs.
Les clacs de la chaîne.
(...)
p. 17
(...)
Laetitia,
ces belles semaines, ces beaux mois estivaux, la chaleur sur nos corps. C'est tellement loin tout ça. Tellement loin des bruits de la cellule, des clacs de l'usine, du défilé des carcasses, tellement loin de tout ça. Alors que l'usine tourne toujours sans moi, que la chaîne tourne toujours, malgré ça, malgré ça, à chaque heure de la journée je me demande où peuvent bien être mes collègues, où j'en serais moi, si ça n'était pas arrivé, si je n'avais pas ... A neuf heures les ouvriers à la tâche, à midi la pause, à quatorze heures savoir où en est l'abattage, les discussions entre acolytes, cette usine qui ne s'est pas arrêtée, cette chaîne qui se poursuivra encore longtemps,
mon chef Pascal.
C'était vous le supérieur de celui qui ?
(...)
p. 30/31
(...)
Et les carcasses qui défilent. 5412. 5413. 5414. Me perdre dans le boulot. Dans le bruit. S'abrutir de bruit. S'abrutir de sang. S'abrutir de froid. Se glisser entre les vaches mortes. Se faufiler parmi les cadavres. Se barbouiller le tablier immaculé de sang. Le recouvrir entièrement. S'imbiber de matière rouge et poisseuse. Filer des coups de poing dans les artères. Laisser échapper des flots de sang. S'en tartiner le visage. C'est bon pour la peau. Il paraît. Du sang. Du sang. Du sang. Se noyer dans le sang. S'oublier dans le sang. C'est tellement chaud. Se prendre d'amour pour ces vaches qui sont seules à nous apporter un peu de réconfort. De rondeur dans cet univers d'angles droits et de matières coupantes. D'isolation face au bruit. Face au froid. Bien serré entre deux carcasses.
Clac.
Clac.
De retour à ma console. Je programme les vaches à venir. Seul. Personne pour me tenir compagnie dans les frigos. Pascal qui passe et s'en va. Qui fait ses allers-retours avec les bureaux. Les vétérinaires. Re-bonjour. Comment allez-vous. Avec leur comment allez-vous qui sonne si différent. Pas désagréable, non, mais différent. Le comment allez-vous de ceux qui ont fait des études. Et qui te plaignent de te retrouver à bosser là où tu bosses, le comment allez-vous de pitié pour toi, mais aussi qui sonne parfois comme un comment allez-vous de mépris, le comment allez-vous de c'est quand même sa faute s'il se retrouve à faire ce boulot à la con, le comment-allez vous qui te regarde comme un sauvage, comme un animal que tu es à force de bosser dans toutes ces dégueulasseries, dans ce sang poisseux qui te colle aux basques, qui te colle au crâne, qui te colle à la peau, le comment allez-vous qui te dit que toi aussi tu finiras sûrement bientôt suspendu à un de ces crochets, la tête en bas, à te vider de ta sève, estampillé, une petite fiche agrafée indiquant ton âge, ton poids, ta catégorie, ta race, ta provenance, ta qualité de muscle, ta quantité de graisse et la destination où on se régalera de ta chair, le comment allez-vous des autres, de ceux qui ne voient l'enfer que par la lorgnette de quelques heures hebdomadaires avec nous et qui peuvent ensuite aller se réconforter entre eux dans leurs bureaux ou laboratoires chauffés, avec leur paye confortable à la fin du mois. Le comment allez-vous de ceux d'en haut. Des autres.
(...)