"Quichotte, autoportrait chevaleresque" de Eric Pessan

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Quichotte, autoportrait chevaleresque" de Eric Pessan

Entraîné dans le sillage de ce chevalier errant ivre de lectures préférant «l'illusion à la patiente résignation», Eric Pessan, qui conçut la folie de se vouloir écrivain à une époque où «le monde réel se fout de la littérature», entre de manière ludique et avec une grande liberté dans le vertige du mythique Quichotte, ce livre multiple maintes fois repris qui s'avère «tout à la fois un roman d'aventures, un plaidoyer déguisé du pouvoir de la littérature et un jeu littéraire qui tient du labyrinthe».

 

Alors, je me dis que le monde a beau avancer avec orgueil vers l'abîme, j'ai les armes de quelques phrases.

Notre monde va mal; injuste, indifférent et pragmatique, il est uniquement régi par le profit. Et l'avenir paraît bien sombre, générant un grand sentiment d'impuissance. «Jamais monde n'a plus nécessité la venue d'un chevalier errant».

Chevauchant son texte pour défier «les géants pessimistes et matérialistes», empruntant ses armes au héros de Cervantes et les brandissant haut et fort pour redonner espoir à tous les miséreux, les exploités et les opprimés, l'auteur va ainsi prolonger le récit divertissant des aventures du vieil hidalgo et de son fidèle écuyer en inventoriant avec lucidité et de manière très concrète les dérives et les méfaits quotidiens de notre monde moderne dans une fiction sociale délirante, tout en se livrant à un autoportrait et en clamant sa joie d'écrire et sa foi en la littérature.

 

Don Quichote et Sancho Pancha, Honoré Daumier

 

Quichotte, autoportrait chevaleresque se calque sur son modèle, Eric Pessan adoptant «le confort d'une structure préétablie» : deux parties de cinquante-deux chapitres pour la première et de soixante-seize pour la seconde dont l'écriture, à défaut d'être séparée par neuf années, s'enchaînera après le respect d'une pause de neuf jours !

Dans le Prologue par contre, il préfère respecter les contraintes en usage à l'époque de Cervantes, faisant appel aux recommandations de quelques pairs (Antoine Volodine, Nicole Caligaris, Christian Garcin, Pierre Senges, Marie Cosnay, Emmanuelle Pagano, Arno Bertina et Christophe Fourvel), plutôt que de confier ces lignes à des personnages imaginaires comme le fit son maître espagnol.

C'est l'épisode de la grotte de Montesinos qui permet à l'auteur d'arracher ses deux héros à leur XVIIème siècle ibérique pour les propulser dans une ruelle parisienne d'aujourd'hui où il vont renaître dans un univers n'obéissant à aucune loi familière et causer «un beau bordel», prétexte pour lui à dénoncer la folie ordinaire de notre monde en jouant notamment sur le comique de situation et les anachronismes.

Sans jamais tuer, notre chevalier va s'employer à punir les méchants, les puissants mais aussi, dans la deuxième partie, à empêcher les malheurs, non seulement à Paris et en France mais dans le monde entier, tant sa présence est partout nécessaire pour anéantir le dragon. Et si, tel Zorro ou Robin des bois, il sort toujours victorieux, il n'empêche que globalement sa tâche s'avère impossible, que «les mille têtes de ceux qui exploitent cyniquement les opprimés» semblent toujours repousser. Mais l'important est d'avancer, de conserver ses rêves et ses espoirs.

 

Madrid, Place d'Espagne

 

A ces aventures héroïques aux multiples rebondissement auxquelles le burlesque n'ôte pas toute gravité, se mêlent les questionnements et les commentaires de l'auteur sur sa vie et son métier d'écrivain, sur sa conception de l'écriture et de la littérature. Et une sorte de basse continue vient scander le tout, continuum dans lequel l'auteur énumère sur le mode admiratif ou ironique, avec un militantisme social vibrant parfois un peu candide, la somme des petits exploits quotidiens accomplis par tous ces héros ordinaires qui réussissent malgré les frustrations et les humiliations, malgré la dureté de leur vie, à ne jamais mettre le genou à terre :

«je veux parler de ce qu'il faut d'héroïsme pour vivre jour après jour dans un monde qui semble nous nier».

Et tout comme alternent le "il/ils" du récit d'aventures et le "je" de l'autoportrait (parfois enrichis de quelques adresses au lecteur), le réel et la fiction sans cesse se côtoient, s'entremêlent et s'entrechoquent - même dans le fil à priori réaliste de l'autoportrait où l'auteur, au cours de la fête donnée chez lui pour ses amis, fait se rencontrer malicieusement, outre quelques personnages de roman, les «illustres auteurs bien vivants malgré leur mort» ayant nourri son écriture : Cervantes, Kafka, Pessoa, Faulkner, Camus, Borges, Perec, Gary/Ajar, Duras, Calaferte, Brecht, ou Thomas Bernhard ...

 

 

Quichotte, autoportrait chevaleresque résonne comme un triple hommage : au Quichotte de Cervantes et à ses deux héros (auxquels l'auteur semble parfois s'identifier), à tous ces héros anonymes du quotidien, et à la littérature. Un hommage qui malheureusement est un peu altéré par la longueur du livre qui aurait gagné – notamment dans la deuxième partie - à être fortement élagué.

On regrette ainsi qu'Eric Pessan écrive surtout - il nous le confesse - en avançant au gré de ses envies et de ses intuitions, sans trop regarder en arrière. Quel que soit l'intérêt de ses remarques, il est en effet ainsi amené à se répéter et, si la première partie fonctionne bien, il peine à renouveler les aventures de ses deux héros dans la seconde. Quant à cette sorte d'épopée des souffrances endurées par tant d'individus au quotidien, qui sous-tend tout le roman, touchante au début, elle finit par devenir lassante.

On se laisse néanmoins porter un peu paresseusement par ce livre qui se lit sans déplaisir. On apprécie la modestie et la sincérité de l'autoportrait et s'amuse de ces aventures burlesques qui rappellent nos lectures d'enfant, et on goûte surtout le très bel hommage rendu à la littérature.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quichotte, autoportrait chevaleresque, Eric Pessan, Fayard, janvier 2018, 420 p.

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89ric_Pessan

EXTRAIT :

On peut lire les chapitres I à XI de la Première partie sur le site de l'éditeur : ICI

Publié dans Fiction

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