"Rosa Panthère" de Emmanuelle Guattari
Je suis Rosa Panthère. C'est James qui m'a appelée comme ça la première fois. Quand il me faisait danser dans les intermèdes de ses acrobaties, pour son petit cirque. Ca m'est resté ensuite.
Depuis l'époque où la «dernière de cordée» avait «pour seul horizon le dos de James», vouant à son camarade de jeux une admiration et une confiance, un attachement sans bornes, le temps a passé. James est parti et Rosa est restée : «lui d'un côté, moi de l'autre, le coeur déchiré, le sourire saccagé».
Devenue danseuse dans un cabaret, c'est elle maintenant qui mène la danse et crée son petit théâtre, prenant un «exil à la verticale, sur place» pour combler le vide de son absence. Rosa repeint ainsi l'univers aux couleurs de James, ravivant ce monde qui «reçoit une lumière éteinte» depuis qu'il l'a quittée.
S'appuyant sur des bribes de souvenirs, la narratrice reprend les chemins où elle a été avec James, tout en suivant en imagination sa trace dans un fabuleux tour du monde qui la fait voyager dans une sorte de rêve au temps suspendu : «je suis dans un temps irradié qui s'est détaché des cadrans». Et elle nous entraîne ainsi de Valparaiso à la Bolivie ou de la Bretagne à Amsterdam, comme des Etats-Unis à l'Australie, pour enfin remonter vers le Nord et fendre la banquise dans un brise-glace...
Et comme je pense à lui perpétuellement, la matière de mes pensées est comme divisée en deux couches; je suis en face de toute chose et je ne suis pas là : je suis avec lui, ailleurs.
Emmanuelle Guattari continue de tracer son chemin en s'inscrivant dans la veine de courts romans aux multiples fragments qui permettent de laisser respirer les silences au travers de nombreux blancs typographiques. Et elle maintient sa préférence pour le "je", son héroïne narratrice - qui évoque d'abord James à la troisième personne - adoptant la première personne du singulier dès le quatrième fragment, après un bref passage au "on" et au "nous". Mais elle alterne alors "James" et "je", comme si les deux héros étaient ensemble chacun de leur côté. Un exercice de dédoublement faisant écho à celui de Rosa qui semble avoir de don d'ubiquité.
«Je vais vite mais je vois tout. Par endroits, je peux même agrandir les détails tandis que le paysage défile.»
Le regard est toujours affuté, l'auteure ayant l'art de faire ressortir un détail incongru : un interrupteur scotché, une mante religieuse vert pomme sur le bitume du centre commercial, un canari jaune dans une fosse creusée par EDF... Et ce regard toujours légèrement décalé, qui maintient une distance comique et dérive vers un onirisme farfelu, donne une tonalité poétique délicate à toute chose (notamment en recourant aux analogies), faisant ressortir l'étrangeté du quotidien le plus simple : «l'ascenseur passe avec deux yeux dedans au même endroit quand il monte et quand il descend», vue du haut de la fenêtre «les voitures le soir descendent l'avenue comme des gouttes huileuses sur une plaque penchée», tandis que «cinq enfants se suivent en âge comme les marques sur un verre gradué »...
L'écriture cependant semble se diversifier et s'étoffer. Alerte et économe, voire elliptique, elle sait aussi se gonfler comme pour prendre son élan, les phrases s'allongeant dans des sortes d'échappées.
John Terniel, illustration d'origine du roman de Lewis Caroll
On retrouve dans Rosa Panthère la nostalgie de l'enfance et les thèmes de la disparition et de la mort, de l'inéluctable marche du temps, qui semblent hanter l'auteure depuis son premier roman La petite Borde :
«les heures circulent seules sur les montres et les horloges, sans qu'il faille leur dire.»
Mais il semble que, plus encore que dans son précédent roman Victoria Bretagne, cette dernière s'émancipe du matériau autobiographique pour construire, telle une Alice passant de l'autre coté du miroir, un univers merveilleux, léger et malicieux, laissant libre cours à sa fantaisie. Un univers s'apparentant à un bestiaire enchanté, où les animaux sauvages ou apprivoisés, des insectes aux poissons et des oiseaux aux mammifères, semblent dire beaucoup des hommes.
Dans cet univers «de fées et de malice», elle peut, grâce à la magie du rêve et des mots, faire réapparaître les choses et les êtres disparus. Et, dans une sorte d'équilibre funambule tendu entre la réalité de la disparition et l'irréalité de la réapparition, elle réussit à s'aventurer dans les immensités insondables d'un royaume incertain et mystérieux, à atteindre cette sorte d'«apesanteur naïve qui ressemble à la sensation d'un corps sans douleur».
Rosa Panthère, Emmanuelle Guattari, Mercure, 1er février 2018, 120 p.
A propos de l'auteure :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuelle_Guattari
http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/guattari-emmanuelle.html
EXTRAIT :
On peut feuilleter les quatre premiers fragments du livre (I, p. 11/19) sur le site de l'éditeur : ICI