"Histoire d'un assassin" de Marie Ferranti
«Insister sur l'écart entre le roman et la réalité est troublant. Cela démontre la puissance de la fiction à dévoiler, par des voies détournés, la vérité profonde des événements et des êtres.»
Tout a été inventé dans cette Histoire d'un assassin dans laquelle Marie Ferranti montre comment un sordide fait divers familial voit sa vérité faussée et est porté au rang mythique de la tragédie et de l'épopée.
Dominique Zincoli vit avec sa femme Teresa et son fils Petru dans un petit village proche de Bastia. Marqué par la mort de sa mère Françoise – qui fut reniée par son père Jean Bonifazzi pour avoir épousé un paysan pauvre, et abandonnée à la misère – il a grandi dans la haine de son grand-père, détestant de plus son frère cadet Marcus dont ce dernier s'est rapproché.
Une nuit, il les assassine tous deux sauvagement, et cet assassinat n'étonne personne dans son entourage. Teresa avait «toujours su qu'il le ferait» car «depuis longtemps il l'avait dit», et Mademoiselle de Guagno qui «voyait la mort» avait même «senti son ombre envelopper Jean Bonifazzi».
De l'enquête - à laquelle les villageois coopèrent de mauvaise grâce tant on se méfie de ces gendarmes appartenant à un autre monde – jusqu'au procès, «Mademoiselle», convaincue de «l'innocence symbolique» de l'assassin, use de son influence et du mécanisme de la rumeur pour muer ce crime abominable en un signe d'accomplissement de la vengeance divine, faisant des victimes des coupables : «Ces énormités étaient sur toutes les lèvres et à force d'être répétées, elles devinrent vérité.»
Condamné à une faible peine et vite gracié pour s'engager comme volontaire dans la guerre de 1914, le héros assassin s'y couvrira de gloire en crevant le ventre de ses ennemis et les égorgeant avec «une sorte d'euphorie cruelle». A son retour, il héritera de la fortune de son grand-père et deviendra une notabilité. Intégrant le récit des meurtres de Jean Bonifazzi et de Marcus dans son épopée, il transmettra alors aux plus jeunes sa fascination pour le sang et la mort violente.
Cette histoire - qu'il importe peu de dévoiler - fournit à Marie Ferranti prétexte à décrire, avec une objectivité non exempte d'ironie, les relations sociales au sein de ce monde corse d'autrefois qui semble son terrain de prédilection littéraire. Et elle le fait dans une langue économe juxtaposant de courtes phrases, portant une grande attention aux détails, et compensant une certaine sécheresse d'écriture par de grandes qualités picturales et plastiques. Avec un sens aigu des matières et des volumes, des jeux d'ombres et de lumières et des couleurs, elle transforme ainsi certaines scènes ou portraits en véritables tableaux :
«Les volets étaient fermés. Il y faisait sombre. Elle alluma une chandelle. Petru s'était mis dans son lit. Il dormait les paumes ouvertes vers le ciel, la bouche ouverte. La salive avait laissé sur sa joue une trace scintillante, semblable à celle des escargots sur les feuilles de fougère.»
«Il la voyait de loin, un peu tremblante dans la lumière, les bras bleuis jusqu'aux coudes, les jupons gonflés par le vent, la tête ceinte d'un turban rouge.»
L'auteure décrit une société plombée par les hiérarchies, par la complaisance et le mépris qu'elles engendrent, et par la domination, notamment linguistique, des représentants de l'ordre continental. Semblant évoquer la caverne de Platon et ses ombres projetées, elle nous donne souvent à voir un monde caché derrière ses volets clos dans la torpeur de l'été, qui supporte mal l'éblouissement de la lumière et dont la perception de l'extérieur est faussée. Un monde aveugle à la vérité où la vie se déroule en partie dans le clair-obscur des faux-semblants et des illusions collectives. Et elle nous peint notamment une fascinante scène où, comme dans un rituel mortuaire, Teresa s'emploie à laver le sang, à effacer les traces du crime du corps et des vêtements de l'assassin.
Et c'est surtout la violence fondatrice imprégnant cette société que Marie Ferranti dépeint superbement dans une narration et une description toute caravagesque, jouant des cadrages, des angles d'éclairage et de l'extrême réalisme de certains détails, du contraste des ombres et des lumières (naturelles ou artificielles) comme de la palette rétrécie de couleurs du grand maître pour révéler cette pulsion prédatrice enfouie au plus profond de l'homme, de son antre animal. Et, usant de ces procédés "stylistico-plastiques" pour faire sens, elle fait émerger le cheminement de l'assassin vers son crime en guidant notre oeil au travers de la lumière et des contrastes chromatiques, et de certaines couleurs symboliques comme le rouge :
«L'ombre se colora doucement de bleu. Il reconnut le mur de la maison Casalta. La porte verte et le marteau à tête de lion lui apparurent clairement, les géraniums noirs devinrent rouges.»
«Il entra sous le porche de l'immeuble qu'habitait son grand-père, se tapit dans l'ombre du petit escalier.
(...) Enfin la lourde porte s'ouvrit. Une lumière blanche éclaira l'escalier étroit.»
Si Histoire d'un assassin éclaire les réalités de la vie d'une communauté villageoise corse au début du XXème siècle, l'intérêt majeur de cette courte fiction mettant l'humain et son destin en pleine lumière réside ainsi surtout dans la manière dont Marie Ferranti met en scène cette histoire et lui donne une dimension symbolique, primitive et sacrée, dépassant le drame individuel.
Histoire d'un assassin, Marie Ferranti, Gallimard, 15 février 2018, 120 p.
A propos de l'auteure :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie_Ferranti
EXTRAIT :
On peut lire les premières pages (p.13/22) sur le site de l'éditeur : ICI