"L'Homme Coquillage" de Asli Erdogan
Premier ouvrage d'Asli Erdogan publié en 1993 en Turquie (1) et enfin traduit en français, L'Homme Coquillage est un roman initiatique et psychologique d'inspiration autobiographique (2) s'aventurant dans les mystérieux abysses intérieurs de «l'immense océan de la réalité», l'auteure tentant de «mettre en mots» leur «chanson infinie», d'en approcher la vérité. C'est l'histoire d'une «amitié miraculeuse» scellée sous les Tropiques «aux frontières de la vie et de la mort», d'un «amour profond, féroce et irréel», «aussi âpre que le terreau qui l'a vu naître».
1) Sous le titre turc Kabuk Adam qui signifie "L'homme écorce"
2) Cf son entretien avec Marine Landrot paru dans le Télérama du 26/02/18: ICI
Brillante chercheuse en physique nucléaire, une jeune Turque de vingt-cinq ans - qui a aussi pratiqué la danse et, passionnée de littérature, écrit quelques nouvelles - a été invitée à une Université d'été aux Caraïbes. Cherchant à échapper dès qu'elle le peut au groupe de physiciens «pleins d'ambition et d'intelligence venus des quatre coins du monde» rassemblé dans un hôtel de luxe de l'île de Sainte-Croix, elle rencontre sur la plage un Noir au physique effrayant et au regard fascinant qui vend aux touristes ses coquillages rapportés du fond de l'océan. Une rencontre qui, dévoilant sa propre «part d'ombre et de sauvagerie», s'avérera fondatrice, la révélant à elle-même : «l'Homme Coquillage était mon oracle de Delphes, celui qui me poussait à me poser les bonnes questions et à trouver moi-même les réponses».
Revenue à Istanbul, après être passée par New-York et Genève, elle repense à cette «aventure luxuriante (...), l'un des épisodes les plus bouleversants de [son] existence» et elle se met à écrire l'histoire de l'Homme Coquillage, comme pour régler sa dette envers lui, cherchant à saisir ce dernier dans toute sa complexité. Et, ce faisant, c'est aussi sa propre histoire qu'elle raconte :
«Il me faut (...) essayer d'en faire un portrait fidèle, fidèle à ce qu'il fut pour moi. Pour y parvenir, c'est en moi même que je dois m'efforcer de creuser.»
Le roman aborde le thème de la violence - notamment envers les femmes -, évoquant la torture, les coups et les viols, ainsi que celui de l'enfermement mental, de la solitude et de la souffrance, de la tentation du suicide. Et il explore la peur de vivre – ou de mourir, ce qui revient au même. Car il faut beaucoup de courage et de confiance pour aller jusqu'au bout de ses désirs et s'aventurer dans un monde fait «de périls et de mystères», pour «défier la vie». L'Homme Coquillage est ainsi un vibrant appel à la liberté, à briser les chaînes de l'esclavage, à s'échapper de toutes les prisons pour revenir à soi-même.
C'est une autre dimension du temps que découvre l'héroïne en pénétrant dans les Caraïbes, ces «terres chargées de légendes» au climat tropical étouffant. Un autre monde dans lequel personne ne peut dire «où commence et où s'arrête le réel». Une «culture riche, originale et métissée» héritière de ces «hommes rouges» et noirs exterminés ou réduits en esclavage par «l'avidité sanguinaire» de l'homme blanc, qui porte leur «force de vivre» - vitalité s'exprimant tant dans la danse que dans cette manière franche et directe d'aborder les gens et les choses.
Dans une sorte de décompte des jours, la narratrice entretient le suspense, anticipe le choc de ce moment tardif où elle va croiser la route de l'Homme Coquillage et voir s'accélérer le cours de sa vie. Un Homme Coquillage semblant «moins un être humain familier qu'une créature imaginaire».
Et elle oppose ce nouveau monde entrevu au «monde faux et éteint, à bout de souffle» dont elle vient, à ce ghetto qu'est cet hôtel quatre étoiles regroupant les physiciens : un monde scientifique macho peuplé de «gens étroitement enfermés dans le carcan des règles», une «bande d'esclaves» carriéristes "badgés" d'une «honorable laisse» qui s'épuise dans des séminaires interminables comme «des détenus dans un camp de travail». Son imagination prenant le pas sur «le contrôle rationnel», les frontières du rêve et de la réalité devenant floues, elle va alors peu à peu retrouver le chemin de son corps : «Mon corps se révoltait de tous côtés, contre l'oppression vécue en tant que femme turque, contre la cage de fer de la science et de l'intellect».
Si la langue d'Asli Erdogan s'inscrit dans un registre grammaticalement soutenu, elle mêle néanmoins deux tonalités, comme elle oppose deux mondes : une langue alerte et cinglante, ironique et caustique, et une langue simple et concrète aux images fortes comme celle de l'Homme Coquillage qui pousse la narratrice à s'affranchir «des concepts rouillés et putréfiés» et à «redécouvrir la valeur et la fraîcheur de chaque mot». Une langue poétique qui s'enrichit d'un souffle onirique confinant au mythe et semble la seule à pouvoir approcher l'indicible. A pouvoir contourner l'impossible mise en mots des abysses intérieurs qu'elle découvre.
Et l'écriture de cet Homme Coquillage qui marque un tournant dans la vie d'une héroïne s'apparentant par bien des côtés à l'auteure semble ainsi pour elle la seule manière d'entonner «le chant de la vie».
Un livre intéressant pour ce qu'il nous dit, à mots plus ou moins couverts, de l'auteure, de ses révoltes et de ses choix tout en dressant un portrait acerbe du monde scientifique et portant un regard acéré sur la situation des femmes en Turquie comme ailleurs. Mais l'évocation fortement métaphorique du monde caribéen m'a moins convaincue, frisant parfois à mon sens le cliché.
L'Homme Coquillage, Asli Erdogan, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Actes Sud, 7 mars 2018, 208 p.
A propos de l'auteure :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Asl%C4%B1_Erdo%C4%9Fan
EXTRAIT :
On peut lire les premières pages (p.9/14) sur le site de l'éditeur : ICI