"Le roman ivre" de Isabelle Stibbe

Publié le 13 juin 2018 par Emmanuelle Caminade

Sollicitée par les éditions Robert Laffont dans le cadre de leur collection "Passe murailles" qui a pour ambition de "revisiter le monde des classiques littéraires" au travers de romans "à cheval entre rêve et réalité", Isabelle Stibbe, s’immisçant entre Les Trois Mousquetaires et Vingt ans après, nous propose de nous égarer avec elle dans les romans d’aventures d’Alexandre Dumas. Envoyant par la même occasion un clin d’oeil malicieux à la nouvelle de Marcel Aymé (1) ayant donné son titre à la collection, elle nous entraîne ainsi dans ce XVIIème siècle fantasmé par un écrivain du XIXème à l’imagination prolifique, tout en déployant en parallèle une intrigue contemporaine.

1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Passe-muraille

Et avec beaucoup d’habileté, d’érudition et surtout un plaisir communicatif, cette "autrice-narratrice" se livre à un exercice parodique, empruntant avec gourmandise à Dumas ses qualités narratives, son sens du suspense et des contrastes, son rythme et ses digressions, son style daté avec ses constantes adresses au lecteur, comme les formulations désuètes et savoureuses des intitulés de chapitres. Un exercice se doublant d’une réflexion sur les personnages de roman et le pouvoir de la fiction, et d’une mise en abyme de sa propre écriture romanesque sous le regard critique de sa fille.

Camille Delamain, jeune et brillante juriste parisienne issue d’une famille vénérant Alexandre Dumas, travaille dans un cabinet d’avocats dirigé par Me Pernelle, ancien bâtonnier qui fut aussi pour elle une figure tutélaire. Elle a choisi de vivre dans cette antique rue Férou (2) où résidait Athos, ce héros de son enfance dont l’élégance et le mystère la fascinait et qui l’aida sans doute à construire son identité - rien n’interdisant à une fille de s’identifier à un héros masculin. Une «rue intellectuelle» donc dont le «cachet littéraire» est encore rehaussé par l’inscription sur le mur d’enceinte de l’hôtel des impôts des vers du Bateau ivre de Rimbaud (3) - d'où le titre de ce roman.

2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Rue_F%C3%A9rou
3)http://archeologue.over-blog.com/article-le-bateau-ivre-d-arthur-rimbaud-poeme-mural-ancre-rue-ferou-109059378.html

Rentrant tard du bureau car elle y prépare intensivement un concours d’éloquence prestigieux, la jeune femme est agressée par un inconnu et laissée inconsciente à terre au pied de ce fameux mur semblant doté du pouvoir de changer d’espace-temps. Et voilà qu’Athos passant par là avec son valet Grimaud vole à son secours, la prenant pour un homme sans qu’elle puisse le détromper …
Dès lors, Camille se révèlera une héroïne à cheval sur deux siècles. Déjouant les sombres projets de Marie de Médicis, elle suivra Athos jusqu’à Montpellier et Venise en quête du seul médecin capable de sauver Louis XIII, tout en tentant d’élucider le mystère de son agression, puis de son éviction de la liste des lauréats du concours. Elle chevauche ainsi aux côtés de son mousquetaire, elle se bat et palpite, ne restant pas insensible à son charme, tandis que son fiancé Vincent Agostini, professeur de lettres féru de critique littéraire et passionné de Flaubert, semble en proie à une jalousie tant charnelle que littéraire …

Le roman ivre est un roman ludique intelligent et divertissant qui bien sûr ne pouvait que rapidement tourner court, car continuer cette histoire s’avérait impossible pour l’auteure «sans entraver le cours du roman Vingt ans après». N’étant «pas la seule en jeu», elle ne pouvait trahir ni Dumas ni ses lecteurs. Isabelle Stibbe se contente donc, pour notre plus grand plaisir, d’investir pleinement cet espace non-écrit suivant Les trois mousquetaires, en en faisant une sorte de «parenthèse enchantée».