"Les billes du Pachinko" de Elisa Shua Dusapin

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Les billes du Pachinko" de Elisa Shua Dusapin

Les billes du Pachinko, second roman très attendu d'Elisa Shua Dusapin vient confirmer sans conteste le talent de cette jeune écrivaine. Après Hiver à Sokcho, roman identitaire et existentiel en demi-teintes se déroulant dans une petite station balnéaire endormie d'une Corée du Sud hivernale, il nous transporte, lui, dans la trépidante capitale japonaise de Tokyo par une chaleur estivale d'une moiteur étouffante.

On y retrouve cette capacité de l'auteure à créer par petites touches délicates une atmosphère singulière et à saisir le monde intérieur de ses personnages grâce à une écriture dépouillée tout en finesse. Une écriture concrète et précise s'attachant à nommer les choses, à la fois sensuelle et imagée, attentive aux sons, aux odeurs et aux matières et riche de significations souterraines. Une écriture hachée, sensible et subtile introduisant une sorte de flottement, de décalage et de confusion entre monde extérieur et intérieur, où les paysages décrits reflètent en partie des paysages mentaux comme les infimes faits quotidiens relatés viennent souvent faire écho à des états émotionnels, les animaux et les choses disant aussi indirectement beaucoup de la manière dont est perçue le monde.

 

Suisse d'origine coréenne, Claire, héroïne-narratrice proche de trente ans, se rend un été chez ses vieux grands-parents maternels qui ont émigré au Japon il y a cinquante ans pour fuir la guerre civile (1), son grand-père y tenant un établissement de pachinkos – sortes de flippers verticaux s'apparentant aux machines à sous des casinos (2)- dans le quartier Nippori de Tokyo : une activité plutôt mal considérée même si tout le monde y joue. Elle a pour projet d'organiser avec eux un voyage commun dans cette Corée natale dans laquelle ils ne sont jamais retournés et qu'elle ne connaît pas.

Mais, craignant le désœuvrement, et surtout cette cohabitation avec des grands-parents dont elle s'est éloignée et pour lesquels elle nourrit des sentiments ambivalents, elle a aussi répondu à une annonce demandant une répétitrice de langue française pour s'occuper de Mieko, une petite Japonaise de dix ans que sa mère Mme Ogawa, professeure de littérature française dont le mari a disparu sans donner de nouvelles, désire envoyer en Suisse poursuivre ses études.

1)https://www.histoire-pour-tous.fr/guerres/2906-la-guerre-de-coree-1950-1953.html

2) https://www.vivrelejapon.com/a-savoir/comprendre-le-japon/le-pachinko

 

 

Les billes du Pachinko, c'est d'abord, vu d'un point de vue suisse, le portrait d'une mégapole bruyante aux publicités aveuglantes qui recouvre une autre réalité moins audible et visible, et dont les habitants pressés fantasment étonnamment sur ce petit pays européen rural et montagneux - Heidi étant devenu un véritable mythe japonais (3)! Un roman traitant de plus de l'exil et du rapport à la terre d'origine comme de la filiation et des relations intergénérationnelles, explorant avec justesse et complexité l'évolution des rapports de l'héroïne avec ses grands-parents mais aussi avec Mieko et sa mère. Et Elisa Shua Dusapin continue d'y développer le thème de la langue lié au thème identitaire et à celui de la communication entre individus. Une thématique déjà très présente dans son roman précédent qui, avec une conscience aiguë du passage du temps, de notre finitude et de notre solitude, s'insère dans une perspective existentielle.

3) https://www.letemps.ch/culture/heidi-un-mythe-japonais

 

Nous communiquons dans un langage fait de mots simples anglais ou coréens, de gestes et de mimiques exagérées. Japonais jamais.

Claire, qui aspire à ce que «les langues se confondent», à ce qu'elles unissent au lieu de séparer comme dans le pays multilingue où elle vit, ne s'est jamais sentie aussi étrangère, aussi peu à sa place qu'au Japon où elle semble avoir «la langue en sang».

Elle a pourtant fait l'effort d'apprendre la langue du pays d'accueil de ses grands-parents pour communiquer avec eux mais, outre que Mme Ogawa la rejette en considérant qu'elle ne parlera jamais vraiment japonais, ces derniers, qui n'ont jamais cherché à s'intégrer, refusent d'utiliser cette langue avec elle. Il est vrai que le coréen est tout ce qui leur reste de leur pays disparu. Et elle culpabilise d'avoir oublié sa langue maternelle en apprenant le français : ce coréen qu'elle parlait enfant avec eux.

Des difficultés de communication linguistiques - auxquelles s'ajoutent des incompréhensions culturelles et générationnelles mais aussi individuelles - qui pourraient néanmoins en partie se résoudre, semble-t-il, par les jeux de société et la cuisine, la nourriture partagée, qui sont un autre langage, «une manière d'être ensemble». Un langage semblant tombé en désuétude dans ce Japon moderne où se développent les jeux solitaires sur des machines ou des ordinateurs et se multiplient aliments industriels, plats tout préparés et repas rapides.

 

J'ai l'impression que tant que je ne dors pas, rien ne changera, rien ne vieillira.

A Tokyo, le temps semble rouler à grande vitesse comme ce Shinkansen qui emporta le père de Mieko, la gare qui l'abrite ressemblant vue d'en haut à un «reptile aux aguets». Et dans cette mégapole de plus en plus bétonnée où tout s'accélère et s'automatise, altérant les gestes et les comportements, Claire, anxieuse et insomniaque, semble hantée par le vieillissement et le changement, par la disparition et la perte. Par la mort qui se profile à l'horizon.

Une angoisse que semble compenser, chez cette héroïne qui élude la question de la maternité et s'avère désemparée face à l'enfant sérieuse qu'on lui a confié et qu'elle ne réussit pas à amuser, une certaine nostalgie de l'enfance, un refus de grandir : «J'ai des envies de pâte d'amandes. Longtemps ma mère m'en a dilué dans l'eau pour me faire des biberons, même si j'avais passé l'âge de téter.»

Tandis que sa vieille grand-mère, retombant en enfance, se livre à des installations de Playmobil, et que les Japonais recherchent un bonheur factice dans le parc Disneyland ou dans le village de Heidi …

 

Me vient l'image du Tetris, ce jeu d'arcade dans lequel des formes géométriques tombent et qu'il s'agit d'agencer sans laisser d'espace.

C'est surtout l'enfermement et la solitude qui marquent ce second roman soulignant combien une identité sereine se construit dans le rapport aux autres. Un enfermement qui ne laisse aucun espace pour respirer comme dans le Tetris, ce jeu assemblant des formes géométriques auquel la narratrice se livre sur son téléphone. Et l'étroitesse des espaces dans lesquels se disposent les choses autour d'elle se démultiplie ainsi d'emblée : boyau de la gare de Shinagawa, long couloir de l'appartement de Mme Ogawa, maisonnette des grands-parents coincée entre deux tours, escalier resserré descendant à la chambre sans fenêtre de Mieko aménagée en sous-sol dans une ancienne piscine, mince allée séparant les deux rangées de pachinkos du Shiny...

Un enfermement à l'image de la solitude de Claire dans cette ville où la foule des passants passe sans vous regarder, vous contournant pour éviter tout frôlement, tout contact physique. A l'image de ce "jeu collectif et solitaire" où "chacun devant son tableau joue pour soi, sans regarder son voisin que pourtant il coudoie" (pour reprendre l'épigraphe tirée de L'Empire des signes de Roland Barthes).

Et l'héroïne, s'enfermant souvent dans sa chambre exiguë dont la fenêtre au ras du sol ne laisse défiler que des jambes et des pieds, se voit ainsi privée de ces visages, de ces regards révélant notre humanité. Une héroïne qui ne peut exister dans le regard des autres et qui, craignant sans doute de constater cette inexistence, regarde bizarrement de biais, observe «le reflet des passagers dans la fenêtre d'en face», jusqu'à s'apercevoir en bougeant les jambes que cette jeune femme en pantalon qu'elle n'a pas reconnue : c'est elle.

 

Un roman mélancolique cruel et tendre, dont l'écriture légère et acérée creusant les silences et la subtile combinaison des thématiques font l'originalité.

 

 

 

 

Les billes du Pachinko, Elisa Shuah Dusapin, Zoé, 23 août 2018, 144 p.

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Elisa_Shua_Dusapin

 

EXTRAITS :

 

p.9/10

Je sors du train, m'engouffre dans le boyau de la gare de Shinagawa. Ecailles sur les parois, des écrans numériques vantent un dentifrice avec une femme aux crocs scintillants. Flux de gens pressés. A l'extérieur, des ouvriers démontent les restes d'un chantier. Une plateforme surplombe un parc de cerisiers, parcellé d'enclos où fument les salarymen, le geste saccadé. Ils écrasent les mégots sur des pierres qui me rappellent le sel qu'on donne aux chevaux.

Je suis les instructions de Mme Ogawa. Emprunter la passerelle menant au complexe résidentiel, immeuble 4488, signaler mon arrivée dans l'interphone, l'ascenseur me fera monter jusqu'au dernier étage.
La porte s'ouvre sur l'intérieur de l'appartement.

Malgré la chaleur, Mme Ogawa porte une veste tailleur, un pantalon en éponge et des chaussures. Elle est plus âgée que je pensais. Sa maigreur doit la vieillir. Elle a envoyé sa fille, Mieko, faire une course à la superette. En l'attendant, elle souhaite me faire visiter les lieux.

Un long couloir relie une série de pièces dans une parfaite symétrie. Nous commençons par la salle de bain. Plastique couleur chair, minuscule. J'y tiens à peine debout. En face, la chambre à coucher, tout aussi étriquée, armoire encastrée, moquette brune. Il y a deux couvertures sur le lit, l'une bien repassée, l'autre froissée, avec des jupes et des t-shirts en vrac. Flotte un relent de tabac froid.

- C'était un hôtel autrefois, l'étage fumeur, s'excuse Mme Ogawa. Nous avons pu emménager lorsqu'il a fait faillite. Mon mari est ingénieur de trains à grande vitesse. Il a travaillé à l'agrandissement de la gare de Shinagawa pour l'arrivée du Sinkansen. Le quartier se développe. Cet immeuble va redevenir un hôtel, les travaux sont prévus d'ici la fin du mois mais pour l'instant, nous sommes les seuls à vivre ici.

(…)

 

p.21/22

Nous mangeons sur la table basse du salon. Mon grand-père amène la cuillère à sa bouche dans un mouvement lent, vacillant. Enfin, il aspire d'un coup, comme si le contenu laborieusement amené jusqu'à ses lèvres pouvait s'évaporer. De temps en temps, il repose la cuillère, remplit un verre de soju. Il le fait avec application, sa main tremble mais rien ne déborde. Ma grand-mère, penchée sur son bol, lape vigoureusement, relève parfois la tête et me demande :

- Is good ? Is good ?

Je réponds tout bas :

-Yé, mashissoyo, c'est bon oui.

En face d'eux, je m'efforce de manger aussi lentement que mon grand-père. Retarder le moment où nous aurons tous terminé, que le silence se fera plus lourd entre nous.

Depuis mon arrivée, ils n'ont pas évoqué une fois notre voyage en Corée. Il faut l'organiser, acheter les billets. J'ignore comment amener le sujet. Le coréen m'a échappé à mesure que j'ai appris le français. Au début, mon grand-père me reprenait. Aujourd'hui, il ne dit plus rien. Nous communiquons dans un langage fait de mots simples, anglais ou coréens, de gestes et de mimiques exagérées. Japonais, jamais.

(…)

 

p.107

(…)

Le moindre bruit m'étourdit. Le craquement du plafond sous les pas de mes grands-parents, le vrombissement des voitures, les talons sur le trottoir, la fille du Pachinko. Sa voix. Lancinante. Répétitive. J'ai envie d'écraser les cartons contre ses poumons pour arrêter la coulée de mots. J'entends ma grand-mère dire à mon grand-père que c'est sa faute si je suis malade, la voix de la femme sandwich m'empêche de dormir.

Leurs disputes m'épouvantent.

Un soir je trouve mon grand-père endormi sur le canapé, la bouche ouverte, les dents à peine tenues par la gencive qui a fondu.

Mes oreilles s'infectent. Il fait venir un médecin, il me prescrit des antibiotiques. Je ne perçois plus que mes artères pulser dans ma tête. Après le repas, je regarde la télévision, assise entre mes grands-parents, totalement sourde. Aux informations, on montre les images d'un tremblement de terre. Peut-être une réplique de celui de l'an dernier.

La nuit, mon anxiété grandit. Si j'ai besoin de me rafraîchir aux toilettes, je reste sous les draps tirés jusqu'au menton malgré la chaleur, jusqu'à ce que je n'en puisse plus. J'ai l'impression que tant que je ne dors pas, rien ne changera, rien ne vieillira. Et je me sens coincée sur une croûte de terre aussi purulente que le liquide qui s'écoule de mes oreilles.

(...)

Publié dans Fiction

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