"1994" de Adlène Meddi
1994, le dernier roman d’Adlène Meddi, revient sur le traumatisme de la fameuse décennie noire algérienne (1), de cette guerre fratricide qui ensanglanta son pays une trentaine d’années à peine après l’indépendance - et que personne n’aurait pu imaginer à cette époque. D’où, sans doute, le clin d’oeil à la dystopie d’Orwell semblant signifier que la réalité dans son horreur dépasse parfois la fiction.
Le titre renvoie aussi à l’apogée de cette terrible période, si on en juge par «le carré 1994» du cimetière d’El Alia à Alger et «sa prolifération extraordinaire de tombes». Et c’est bien sûr en cette sinistre année que la vie des héros de ce roman dont la jeunesse et l’insouciance furent volées (à l’instar de celles de toute une génération) bascula irrémédiablement.
Alors qu’ils tentent de vivre comme tous les jeunes de leur âge malgré le chaos et la terreur qui les entourent au quotidien, quatre adolescents d’El Harrach (2) décident de former un «contre-feu clandestin» pour «enrayer la mécanique fatale», «pensant naïvement que leur part de violence allait contrebalancer celle d’en face, celle des terros, des tangos, des barbus, des barbouzes, on ne savait plus.»
Deux d’entre eux, Amin et Sidali, deux amis fils d’anciens frères d’armes de la révolution devenus ennemis, se font happer dans l’engrenage, franchissant le pas les menant à "l’Assassinat". Le père d’Amin, le colonel Zoubir Sellami, s’emploie alors à en effacer toute trace pour ne pas éveiller les soupçons d’Aybak, son inquiétant et ambitieux adjoint, ni ceux de leurs supérieurs des Services spéciaux. Puis il contraint les deux jeunes gens à s’exiler : Sidali en France et son fils au sein de l’académie militaire de Cherchell.
A la mort de Sellami en 2004, c’est tout le barrage échafaudé pour endiguer cette histoire qui va céder, une gigantesque vague déferlant sur les deux amis et faisant remonter la colère, la douleur et le dégoût refoulés en rouvrant les blessures. Un «océan déchaîné de sang, de larmes et de merde» qui les renverra à leurs fantômes, à leur honte et à leurs remords.
Amin sombre ainsi dans la folie et est interné dans un hôpital psychiatrique, tandis que Sidali revient au pays, retrouvant la ville natale aimée de sa jeunesse et espérant arracher son ami «à la camisole de la folie». Mais le désormais puissant général Aybak et ses sbires veillent, à l'affût des pièces leur manquant pour reconstituer le puzzle de cette histoire vieille de dix ans.
1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_civile_alg%C3%A9rienne
2) Ville de la banlieue est d’Alger
L'oued d'El Harrach
Elles étaient là ces guerres, mille-feuilles de mille récits, cadavres, commémorations ou silences, martyrs sanctifiés ou oubliés, lambeaux de chair carbonisés, charcutés ou lacérés, sacs d'ossements découverts sur le tard et éparpillés aux quatre coins du pays et de la mémoire.
Ce roman présente néanmoins un grand intérêt, ne serait-ce que pour sa dénonciation non manichéenne et sans concession de tout un système qui semble s’emballer, l’auteur pointant les dérives paranoïaques d’une "Autorité" s’arrogeant tous les pouvoirs et la mécanique insidieuse de la guerre. Avec beaucoup de sensibilité et d’humanité, Adlène Meddi réussit de plus à rendre ses héros très émouvants, nous laissant une amère sensation de gâchis.
L'auteur brosse par ailleurs un beau portrait d’El Harrach, cette ville rebelle qui, par sa diversité et les strates de son histoire, semble la métaphore d’un pays tout entier. Et son roman a le mérite de raviver la mémoire d’une guerre que certains voudraient effacer, faisant revivre tous ces fantômes qui hantent les cimetières.
1994 nous touche enfin par sa portée tragique universelle car, au-delà de la décennie noire algérienne, c'est bien «la guerre et ses racines historiques immémoriales» que l'auteur dénonce avec pessimisme, toutes ces guerres qui en tout lieu et depuis la nuit des temps brisent les hommes et volent leur jeunesse.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Adl%C3%A8ne_Meddi
On peut lire les premières pages : ICI
P.67
(…)
«Secret», se répéta Houda intérieurement, dans cette salle aux murs blancs qui lui servait de bureau, son diplôme grossièrement encadré faisant face aux visiteurs, le bureau métallique chargé de dossiers dans des chemises cartonnées roses, jaunes, violettes, un calendrier offert par un laboratoire pharmaceutique posé sur la pile. Elle renonça à prendre des notes dans son calepin fétiche à couverture rouge. Elle posa son stylo en retenant un souffle d'exaspération. Or ce souffle-là aurait gonflé ses joues qu'elle avait proéminentes, enchâssées dans un voile blanc qui encadrait sa figure brune aux grands yeux marron, et lui aurait donné un air peu commode dont elle aurait bien eu besoin pour se donner une contenance face au rocher de silence qui se tenait en face d'elle, ce jeune homme déchiré de l'intérieur, dévasté par un cataclysme.
(...)