"De toutes pièces" de Cécile Portier
C'est une singulière et réjouissante fantaisie littéraire que nous offre Cécile Portier dans ce deuxième roman ! Une fantaisie littéraire semblant son propre objet et déployant, malgré sa singularité, toute une poétique de l'accumulation et du délabrement proche de celle du dépouillement mise en œuvre par Pierre Senges (1) dans Veuves au maquillage, et avec une même verve encyclopédique.
Une fantaisie pleine de dérision dans laquelle l'auteure, en quête de sens, s'attaque à l'imposture du réel en repensant le monde par l'écriture, portant sur lui un autre regard et menant en creux une réflexion politique subversive sur l'art, l'argent et la valeur, comme sur la dématérialisation (2).
1) Pierre Senges y mettant en œuvre une dialectique d'élimination, d'évacuation, et d'accumulation, de répétition, toujours tendue entre "épure" et "rococo", dans laquelle se définit le processus même d'écriture
2) Pour l'auteure - qui écrit "numérique" depuis plusieurs années, notamment sur son propre blog www.petiteracine.net - le numérique représente non seulement un support mais un champ nouveau d'exploration
Dell’Historia Naturale, Gravure de Ferrante Imperato, Naples 1599
(première représentation d'un cabinet de curiosités)
Désigné comme curateur par un mystérieux commanditaire, le héros de De toutes pièces a carte blanche pour composer un cabinet de curiosités (3). Maître absolu de ses achats et de ses commandes, l'argent n'étant pas un problème, et totalement libre d'en penser l'agencement, il doit toutefois respecter certaines procédures.
Au fur et à mesure qu'il réceptionne ces précieux objets hétéroclites allant du «fin et précis squelette d'une chauve-souris en plein envol» à un herbier suisse, de la «peau de la femme la plus grosse du monde» à «une oreille humaine, enchâssée dans du ciment réfractaire» ou au «masque mortuaire de Dolly, le mouton clôné» en passant par une «membrane de vierge décapsulée, tendue dans un minuscule tambour à broder en bois» et «un cil de Marylin Monroe dans un ostensoir», il est en effet astreint d'en faire l'inventaire sur une interface Web, d'en noter le descriptif, la taille, la provenance et le prix …
3) Apparus à la Renaissance en Europe, les cabinets de curiosités sont les ancêtres des musées et des muséums
Le roman se présente comme un journal s'étalant sur le cycle de quatre saisons, comme une sorte de carnet établissant au fil des jours un inventaire jubilatoire, précis et luxuriant, grisant, dans lequel chaque ajout est prétexte de la part de son auteur à récit, à digression et à fiction. Tandis que, nous confiant ses intentions objectives, il se plaît à imaginer comment organiser cette collection exceptionnelle dans «un ordre qui désoriente» en déployant «d'autres liaisons entre les pièces», tentant de mettre en scène une épure de la vie, toute une géographie mouvante laissant place à l'élan, au furtif.
Je suis de nouveau entouré de ces cartons de toutes tailles, tout est là ou presque et c'est ce presque qui fait frémir. Ce presque qui creuse en moi un vertige et me fait souvenir que je ne serai jamais, malgré mes efforts, que l'héritier du manque.
Nous suivons le héros isolé à la périphérie du monde dans un étrange hangar gardé par des vigiles - ressemblant à un dépôt de supermarché ou une plate-forme Amazon - où les objets emballés, invisibles, s'entassent et attendent comme «autant d'étoiles cachées» tournant autour de lui. Nous sommes conviés dans cet espace-temps de l'écriture où le nom de ces choses grossit, enfle au point de «prendre la place des choses elle-mêmes», «un minuscule clou manquant au spectacle», se dérobant toujours. Un «manque sans nom, prétexte à juger le reste, l'existant, comme insignifiant».
Le «trou noir» dans lequel tous ces objets soustraits au monde et accumulant son énergie potentielle s'engloutissent se révèle alors un piège. Et cette aventure vertigineuse et solitaire, porteuse de tant d'ambitions et d'espoirs, voire d'arrogance, de la part de son écrivain curateur, s'affirme alors comme «une immense mascarade»....
De toutes pièces, Cécile Portier, Quidam éditeur, 20 septembre 2018, 176 p.
A propos de l'auteure :
Cécile Portier est née en 1968. Elle travaille au ministère de la Culture (actuellement sur la conception du projet des Ateliers Médicis, à Clichy-sous-Bois / Montfermeil) et mène parallèlement une activité d’écriture, où les formes papier, numérique et performance se côtoient. Elle est l’auteur de Contact (éditions du Seuil, collection Déplacements, 2008).
(Quidam éditeur)
On peut lire les premières pages (p.13/15) sur le site de l'éditeur : ICI