"L'exil d'Ovide" de Salim Bachi
Dans ce dernier livre mêlant l'autobiographie, le récit de voyage et l'essai, Salim Bachi, auteur algérien ayant quitté son pays encore en proie à la guerre civile et lieu de ses premières désillusions amoureuses pour renaître écrivain à Paris avec Le chien d'Ulysse (Gallimard, 2001), nous entraîne dans une promenade littéraire en compagnie d'Ovide marquée du sceau de l'exil et plombée par le soleil noir de la mélancolie.
Seul dans son appartement parisien déserté par sa famille, l'auteur s'échappe dans son esprit et son imaginaire, arpentant avec le poète antique, mais aussi avec Joyce et Pessoa, les villes de Rome ou de Lisbonne dans lesquelles il eut l'occasion de séjourner, évoquant au passage d'autres exilés célèbres comme Alfred Döblin, Thomas Mann ou Stefan Zweig. Et son errance labyrinthique rebondissant d'un exil à l'autre le mène à Grenade où, parti en 2005 sur les traces de Federico Garcia Lorca, il avait frôlé la mort et traversé une grave crise dont témoigne son Autoportrait avec Grenade (éditions du Rocher, 2005), avant de reprendre un long parcours essentiellement romanesque et de fonder une nouvelle famille. Une errance le ramenant enfin dans ce Paris qui n'a plus rien d'enchanteur, grevé désormais par le poids de l'âge et d'un horizon qui s'obscurcit alors qu'il n'est plus possible de rentrer chez soi, le paradis idéalisé de l'enfance ayant été perdu.
Ovide, fresque de Luca Signorelli
Si les raisons de l'exil d'Ovide relégué par Auguste à Tomis, une petite île de l'actuelle Roumanie, resteront toujours une énigme, Salim Bachi réfute néanmoins certaines hypothèses pour en proposer d'autres. Et il s'identifie au poète exilé séparé de sa famille et de ses amis, souffrant du même éloignement et de la même douleur que celui qui, incapable de recourir au suicide, se serait peu à peu laissé mourir de chagrin.
S'appuyant sur une documentation sérieuse et de nombreuses citations, l'auteur dresse un portrait sensible de ce Romain ayant honoré la littérature, et il approfondit une réflexion sur l'exil prenant des résonances actuelles et s'élargissant à la condition humaine, car «nos vies sont placées sous le signe de l'exil» et «la perte et le paradis sont inscrits dans nos gènes». Une réflexion qui le mène à méditer sur la disparition des mondes et la vanité des créations de l'homme destinées comme lui à retourner au néant, notamment au travers des descriptions désenchantées ou ferventes de Rome ou de Grenade. Mais si «le temps détruit les plus belles créations» ce qui appelle à la modestie, «rien au grand jamais n'interdit de les édifier».
Dante et Virgile aux Enfers, Eugène Delacroix
«J'écris un peu sur lui et beaucoup sur moi» avoue avec sincérité l'auteur qui dans L'exil d'Ovide s'enfonce en compagnie de ce dernier dans les strates de sa vie comme dans les cercles de l'enfer, tentant de «retrouver, grâce aux mots, un chemin dans cette forêt dense (…), obscure, que constitue l'existence», dans ce monde où il se sent perdu. Une promenade empreinte de solitude et de tristesse qui, tout comme ses deux précédents livres - qu'il s'agisse de son récit autobiographique ou de son dernier roman -, n'avance que pour décrire des cercles le ramenant sans espoir au point initial.
Dieu, Allah, moi et les autres (Gallimard, 2016) fut en effet écrit suite au choc de la mort de son ami Hocine, narrateur principal qui accompagnait son double fictionnel Mourad dans Le chien d'Ulysse, emportant avec lui tout un pan de leur jeunesse étudiante et de leur féroce appétit de vivre au cœur des années noires. Et ce récit tentait d'entretenir ces nostalgies de la jeunesse de peur qu'en s'éteignant elles ne le plongent dans les ténèbres, et afin d'affronter la longue descente vers le néant qui déjà s'y profilait.
Curieusement, son neuvième roman Un jeune homme en colère (Gallimard, février 2018), dont le héros nommé Tristan (comme cet enfant de la tristesse du mythe celtique qui fut jeté seul dans le monde) déambulait dans la ville cimetière d'un Paris post-Bataclan, faisait aussi très fortement écho à ce premier roman d'inspiration autobiographique qui retraçait son exil intérieur algérien en faisant appel aux mythes, semblant venir refermer la boucle dix-sept ans après.
Quant à ce dernier opus, il est également profondément imprégné de ce schéma circulaire comme si tout ne faisait désespérément que se répéter : «J'ai tout perdu : mon pays, ma famille, et cela à de nombreuses reprises.»
S'il sauva son âme en quittant la prison d'un pays de terreur et de guerre et survécut à «l'infidélité de sa muse» grâce à un premier livre qui fut pour lui «une résurrection», l'auteur fut en effet vite rejoint par la douleur de la séparation, et la crise de Grenade semble à nouveau se reproduire : «Paradoxalement, plus de dix ans après, je revis le même cauchemar. Je me retrouve au même point, tout aussi seul, abandonné». La France de 2016 est devenue «un enfer pour les Arabes que l'on appelle à présent les musulmans» et, «rattrapé par l'Histoire violente qui menace de [le] museler à nouveau, [il n'a] plus de pays de rechange et [son] second mariage est un échec lui aussi». Mais son exil parisien ne se doublant plus de la jeunesse, même si écrire le «pousse toujours de l'avant», il ne lui apparaît plus que comme «une longue peine».
L'exil d'Ovide s'affirme ainsi comme le récit de la longue peine d'un homme écrivain perdu dans un enfer terrestre dont seule la mort pourra le délivrer. D'un écrivain qui, paradoxalement, s'achemine finalement vers elle presque joyeusement, tenant bien serrée dans la sienne la main de son compagnon Ovide.
L'exil d'Ovide, Salim Bachi, J.C. Lattès, 31 octobre 2018, 190 p.
A propos de l'auteur :
http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/bachi-salim.html
https://fr.wikipedia.org/wiki/Salim_Bachi
On peut lire les deux premiers chapitres de la première partie sur le site de l'éditeur : ICI