"Où vivre" de Carole Zalberg
Carole Zalberg est issue d'une famille juive polonaise exilée en France à la veille de la guerre de 1940, sa mère ayant été une enfant cachée (épisode qu'elle relate à hauteur d'enfant dans son roman Chez eux) tout comme sa tante qui, en 1948, fit le choix de s'installer en Israël, participant dans de dures conditions à la fondation du kibboutz Kfar Hanassi en Galilée.
Son dernier roman Où vivre, dont le projet lui avait valu en 2015 une bourse Stendhal lui permettant de revenir pour un mois d'enquêtes et de retrouvailles dans ce pays qu'elle n'avait pas visité depuis des vacances datant de plus de trente ans, s'inspire de la vie de cette famille que l'exil rassemble et éloigne - tout comme A défaut d'Amérique -, et principalement de celle de ses trois cousins germains nés en Israël.
Un roman dont on avait pu approcher la genèse dans son journal de voyage publié sous le titre A la trace où elle éclairait déjà ces cicatrices dans lesquelles l'histoire s'incarne comme l'ambiguïté du rapport de chacun à cette terre magnifique et compliquée. Et qui approfondit encore ce thème de la résilience irriguant toute son oeuvre.
jeunes "pionniers" d'un kibboutz (1949)
Cette saga familiale romancée (l'auteure en renomme notamment les différents personnages) s'étalant sur trois générations se déroule de 1949 à 2015. Partant de ce rêve d'un havre de paix, de cet idéal porté par la «pionnière», la tante Léna, elle retrace la difficile invention d'un Etat où les juifs seraient indestructibles et l'enfermement progressif de ce dernier dans d'inquiétantes dérives guerrières. Un rêve anéanti par l'assassinat de Yitzhak Rabin le 4 novembre 1995, choc annoncé d'emblée par celui de l'accident de Noam, le plus jeune des trois cousins qui avait déserté, révulsé par la brutalité de cette guerre et de cette armée incarnant l'identité de son pays, alors même qu'encouragé par un espoir de paix devenu tangible il était de retour dans sa terre natale avec sa jeune épouse américaine.
Le parcours tourmenté des différents personnages s'insérant dans celui de la construction de ce nouveau pays vient alors buter sur cet assassinat : un désastre qui semble suspendre le cours du temps, l'enfonçant dans l'éternité de la guerre et oblitérant tout avenir. Et la partie centrale intitulée «Les chocs» rompt l'avancée chronologique de la première partie qui ne sera reprise que dans la troisième et dernière, mais uniquement pour des ajustements individuels.
Je ne peux que raisonner à hauteur d'individu, défendre un parcours, pas rendre des comptes pour un pays entier, sous prétexte que d'une manière profonde, emberlificotée et plutôt douloureuse, j'y suis associée. Et face à la haine, surtout masquée, je suffoque.
Le sujet était difficile et même périlleux, car vouloir parler aujourd'hui d'Israël d'une manière objective et sensée peut réveiller une haine démesurée. Et l'auteure, «écartelée entre une empathie sincère, charnelle, quasi génétique et la conscience d'une situation intenable, injustifiable à certains égards», a su habilement choisir un point de vue narratif surmontant cet écueil.
Sans jamais juger mais sans éluder non plus les problèmes, elle part donc du ressenti individuel de chacun de ses personnages, tant dans leur chair que dans leur cœur et leur esprit, optant pour une narration polyphonique.
Pour «éviter le fracas du réel et de son actualité constamment tourmentée», il fallait en effet «écouter leurs voix à tous». Celles de ces trois cousins si différents : Elie, le cinéaste obsédé par sa recherche de vérité et son désir de justice, Dov, fier et convaincu soldat dont la conscience se réveille suite à une dépression, et le jeune et tendre Noam dont la vie éclatera en miettes; mais aussi celles de la tante et de l'oncle israélien Joachim, colosse taiseux (désormais décédé) faisant figure de légende et des grands-parents venus plus tardivement s'installer à Tel-Aviv, comme de la mère de Marie restée en France. Et l'auteure investit totalement le personnage de Marie la Française, double apparaissant comme une sorte de récipiendaire semblant articuler tous ces récits abordant différentes facettes d'une société complexe, et croisant également les angles de vue sur les différents protagonistes.
Le Dernier Jour d'Yitzhak Rabin, film d'Amos Gitaï
De sa belle écriture juste et sensible, charnelle, Carole Zalberg donne ainsi vie à cette famille israélienne attachante se situant «du bon côté» (celui de l'esprit critique et de la volonté de paix), bien éloignée des «va-t-en guerre et des fous de Dieu». Et elle éclaire les contradictions de cette société aux pesants silences, tiraillée entre la fierté et la honte, mettant en lumière l'impossible légèreté de ces personnages venant de «lignées décimées», grevés par les fantômes du passé et tourmentés par la culpabilité et les doutes.
Et si l'espoir de pouvoir bâtir un «chez nous» semble avoir disparu, si l'invention de ce nouveau pays protecteur semble avoir échoué, passé, présent mais aussi désormais avenir semblant hantés par la mort, les personnages d'Où vivre réussissent néanmoins à trouver un fragile équilibre et à réinventer individuellement leur propre vie. Une vie faite de «heurts, de malheurs et de beauté», «enracinée dans la perte et tendue vers l'embellie».
Un très beau livre mettant des mots sur les silences et permettant de parler d'Israël de manière apaisée.
Où vivre, Carole Zalberg, Grasset, 2 octobre 2018, 144 p.
A propos de l'auteure :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Carole_Zalberg
http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/zalberg-carole.html
EXTRAIT :
On peut lire le chapitre introductif (p.9/23) sur le site de l'éditeur : ICI