"Frère d'âme" de David Diop
Frère d'âme s'avère bien plus qu'un énième roman mémoriel de circonstance consacré à la "Grande Guerre", cette boucherie qui entama la croyance au progrès universel héritée des Lumières et marqua profondément les destins européens, enfantant les terrifiants massacres du XXème siècle. David Diop y renouvelle en effet le genre en abordant la violence de cette guerre sous un angle inhabituel et avec une écriture étonnante.
Comme l'annonce d'emblée le jeu sonore et sémantique sur l'expression qui lui sert de titre, c'est un roman d'amitié et de guerre. Un roman d'initiation outrepassant les derniers retranchements de la raison en poussant l'amitié jusqu'à la démence tout en pénétrant intimement la folie de la guerre, et qui tente ainsi d'approcher la vérité en la dépouillant de ses masques.
L'auteur y ouvre le conflit à sa dimension africaine, s'intéressant aux tirailleurs sénégalais (1) qui, dans un contexte de colonisation, s'engagèrent pour défendre la "mère patrie" et se retrouvèrent non seulement en terre étrangère mais dans une terre sillonnée de tranchées et labourée d'obus. Une terre non plus nourricière mais mortifère dévorant indifféremment les hommes à peine accouchés de sa matrice : une «terre de personne», si ce n'est de la mort universelle.
1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Tirailleurs_s%C3%A9n%C3%A9galais
Dans le village imaginaire de Gandiol au Sénégal, le bel Alfa Ndiaye, force de la nature peu encline à l'étude, et Mademba Diop, jeune homme malingre qui a fréquenté l'école et parle le français, sont deux amis inséparables. Aussi quand le second désire s'enrôler dans les tirailleurs, le premier fait-il tout pour qu'il réalise son rêve, et le suit-il en France au combat pour le protéger. Mais un jour, dans l'enfer des assauts meurtriers sifflés par le capitaine Armand, Mademba est éventré par l'ennemi allemand. Il supplie alors son ami de l'achever par humanité. Mais, l'assistant dans sa longue agonie, son «plus que frère» ne trouve pas le courage de contrevenir aux lois ancestrales. A ce qu'on lui a enseigné être son devoir.
Rongé par la honte et la culpabilité, il va alors sombrer dans une folie meurtrière vengeresse et s'adonner à un rituel sanguinaire en tuant des ennemis aux yeux bleus et rapportant leur main droite encore accrochée à leur fusil (2) comme un trophée, la mort de Mademba libérant paradoxalement son esprit du carcan qui l'enfermait en lui conférant une grande lucidité et le faisant accéder aux vertiges d'une libre pensée.
2) Des rituels assez universels ayant accompagné les guerres depuis la nuit des temps et nous remettant paradoxalement en mémoire les mutilations lors des guerres coloniales notamment en Algérie. Sans compter l'évocation du livre de Blaise Cendrars, La main coupée ...
Ses exploits sont d'abord salués par ses compagnons comme ceux d'un héros mais très vite leur répétition obsessionnelle le fait apparaître comme un fou dangereux, un sauvage : «Les mains coupées, c'est la peur qui passe du dehors au dedans de a tranchée».
Terrifiés sans oser le montrer, ils voient désormais en lui un sorcier, un «dévoreur d'âmes», et son capitaine l'envoie à «l'Arrière» pour un mois de permission exceptionnelle car «sur le champ de bataille on ne veut que la folie passagère des fous de rage, des fous de douleur, des fous furieux mais temporaires. Pas de fous en continu.»
David Diop se glisse dans la tête chamboulée d'Alfa Ndiaye qui s'adresse dans un long monologue à son ami mort pour lui demander pardon. Dans un récit au plus près de son ressenti prenant la forme d'une sorte de litanie marquée par le tourbillon de la folie, Alfa Ndiaye retrace ainsi l'épisode de la mort de son ami et ses expéditions macabres, analysant son comportement et celui de ses compagnons en en détectant les raisons cachées, ainsi que son repli à l'arrière où le docteur François tente de le laver des «saletés de la guerre» en le faisant dessiner. Des dessins très révélateurs qui sont prétexte à revenir en Afrique et aux souvenirs heureux, mais aussi à découvrir la faille originelle du héros qu'est venue agrandir le choc de la guerre.
Si l'horreur de la guerre des tranchées et ses répercussions sur l'homme sont ainsi vues par le regard d'un tirailleur, ce regard reflète surtout en miroir le regard de l'autre sur lui, sa conscience de cette représentation européenne de l'Africain qui était déjà au centre du premier roman de l'auteur (3). Et, de manière vertigineuse, David Diop joue sur le dédoublement schizophrénique de son personnage et sur les contrastes du dehors et du dedans, de la vérité et de l'apparence, comme sur le basculement et le renversement, cultivant les paradoxes pour interroger notamment les notions de raison et de folie, d'humanité et de sauvagerie.
3) L'attraction universelle (L’Harmattan, 2012) évoque en effet le parcours de 11 Sénégalais destinés à l’Exposition universelle de Paris et montrés dans un "spectacle de nègres"
La mort de Mademba a ainsi plongé Alfa dans la folie tout en aiguisant son esprit, lui permettant de penser par lui-même et de pénétrer la pensée des autres. Après s'être montré inhumain en n'osant enfreindre les lois pour achever son ami, il s'attaque désormais à ses victimes innocentes, pensant retrouver son humanité en devenant «inhumain par choix». Et alors que son supérieur lui imposait de jouer «la comédie de la sauvagerie» en montant à l'assaut en hurlant avec son coupe-coupe pour effrayer l'ennemi, le héros est désormais devenu sauvage par volonté.
Jeune femme Peul
Et l'auteur invente une langue pour traduire les perceptions, les émotions et les réflexions de ce héros qui ne parle pas français, comme son enfoncement dans la folie. Une langue travaillant les sonorités, s'inspirant sans doute de son wolof (4) paternel et de l'oralité des contes traditionnels, qui associe un lexique toujours concret - notamment dans la mesure de la progression du temps (en respirations ou en nombre de mains coupées !) -, des expressions imagées et des formules typiques («Par la vérité de Dieu»...) à une syntaxe maîtrisée. Tandis que le rythme impulsé par les reprises et scandé de ritournelles («Je sais, j'ai compris »...) épouse le désordre mental du héros.
4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Wolof_(langue)
Mais si cette langue simple très évocatrice revêt au début une puissance envoûtante indéniable, elle s'émousse peu à peu, l'abondance des répétitions centrées sur quelques expressions limitées produisant des effets pervers en donnant une impression de pauvreté lexicale mettant mal à l'aise. Car cette dernière vient finalement épouser le cliché de l'Africain vu comme un grand enfant, et si l'auteur n'était pas lui-même d'origine africaine, on le lui reprocherait sans doute... Cette langue s'infléchit néanmoins par la suite, devenant plus riche et poétique, plus fluide, quand le héros passe à «l'Arrière» et s'apaise quelque peu, surtout quand il évoque l'Afrique, retrouvant peut-être dans ce retour aux origines cet harmonieux et chantant "fulfudé", la langue peul oubliée de sa mère disparue.
Et le récit, après avoir plongé dans le ressassement obsessionnel de la folie, reprend de sa force en suivant un héros de plus en plus halluciné dont l'histoire, s'apparentant à un conte africain, ne distingue plus la réalité vécue de la fiction, «l'histoire cachée» de «l'histoire connue» ...
Mais malheureusement, David Diop n'a pas à su à mon sens arrêter son récit à temps, ne semblant pas faire confiance à la capacité de compréhension du lecteur. Alors que le chapitre XXIV le terminait magistralement, il plaque en effet maladroitement un vingt-cinquième et ultime chapitre assez démonstratif de huit pages affaiblissant considérablement son roman, et c'est vraiment dommage.
Frères d'âme, David Diop, Seuil, 16 août 2018, 176 p.
A propos de l'auteur :
https://www.babelio.com/auteur/David-Diop-II/286727
EXTRAIT :
On peut lire les premières pages du roman (p.11/17) sur le site de l'éditeur : ICI