"Variations sur le regard" de Dominique Godfard
Variations sur le regard est un petit ouvrage sans prétention mais non dénué d'intérêt qui décline une série de trente-six courts textes sur le thème du regard, élément ô combien important dans les relations humaines.
«A la base, je voulais écrire une nouvelle à partir du regard insistant que l’on adresse au serveur d’un restaurant qui ne nous voit pas. Mais aussi sur le regard que nous-même détournons parfois, lorsque nous passons à côté d’une personne qui mendie.»
(cf : ici)
A l'origine ce devait donc être une nouvelle et le premier texte ouvrant magistralement cet exercice, Echanges et dérobades, en porte témoignage, notamment dans sa construction se terminant avec brio par une surprenante chute. Mais Dominique Godfard, plutôt que de développer cet embryon d'histoire, préféra se laisser porter par ce riche thème du regard de billet en billet, finissant par composer une sorte d'essai.
Dimitri MATHUREL - Regards
Variant les approches, l'auteure observe et analyse ainsi toute une gamme de regards dans des situations diverses en s'appuyant sur des anecdotes personnelles et des souvenirs le plus souvent familiaux ou amicaux, n'hésitant pas de plus à recourir à des citations littéraires bien choisies pour illustrer son propos.
Et, son écriture vive, élégante et sensible au registre soutenu alliant une légère distance comique - et même une pointe d'autodérision - à l'acuité de ses observations et à la finesse de ses réflexions, on a plutôt plaisir à lire cette suite de billets. Même si les derniers, parfois un peu fourre-tout et/ou insuffisamment développés à mon sens, ne sont pas les meilleurs et que – c'est le risque des variations (l'auteure nous montrant d'ailleurs avec humour qu'elle en est consciente !) – une certaine lassitude finit par s'installer. C'est pourquoi il vaut mieux étaler la lecture de ces billets dans le temps pour les savourer à petite dose que de les enchaîner d'une traite comme je l'ai fait.
Dominique Godfard a tenu dans cet ouvrage à ne partir que des regards qui l'ont touchée, qui ont laissé une empreinte dans sa mémoire. Et nombre de ces anecdotes personnelles acquièrent néanmoins d'emblée une portée plus large, révélant beaucoup de la société dans laquelle nous vivons et de nos comportements en son sein.
Par contre, certains souvenirs, notamment familiaux, petits faits certes vécus intensément par l'auteure, ont parfois mis mal à l'aise la lectrice de fiction (ou de textes purement argumentatifs) que je suis. J'ai trouvé par exemple que les difficiles relations de l'auteure et de sa mère, relevant de son intimité, ne me regardaient pas, mais sans doute certains lecteurs seront-ils heureux de s'y reconnaître et de pouvoir s'identifier à l'auteure. D'autres billets, notamment ceux sur son petit-fils, m'ont de même laissée indifférente, ne me concernant que superficiellement. Sauf quand ils prennent soudain une dimension universelle par la grâce du style, d'une belle image venant les sublimer, comme dans Je ne voudrais pas vous faire de peine ! :
«Longtemps je pensais à ce regard éteint comme déjà séparé du monde par une couche de mica déposée sur la cornée».
Dans cet essai à la première personne affirmant délibérément son "je" - qu'elle qualifie elle-même d'"auto-essai" - l'auteure semble ainsi surtout vouloir remonter le temps à la recherche des traces perdues de son histoire personnelle. Et ces variations, de ce fait, peuvent voir chez certains lecteurs leur résonance limitée.
Variations sur le regard, Dominique Godfard, 5 sens éditions, octobre 2018, 90 p.
A propos de l'auteure :
Née à Casablanca, Dominique Marie Godfard a quitté le Maroc à 22 ans. Elle a vécu à Paris, à Londres, et habite depuis neuf ans la Basse-Normandie. D’abord nouvelliste, elle s’est tournée en 1999 vers le roman : La Pampa, Le bus pour Drancy (2014)... Elle publie également de nombreux textes dans des journaux et revues et notamment des critiques littéraires sur le blog Des livres et moi.
Echanges et dérobades
p. 9
(…)
Mettons-nous à une terrasse de café ou dans un restaurant, au moment où l'on a arrêté le choix de sa consommation et où on désire passer commande. Le regard du garçon se fait alors totalement indifférent à votre personne, glissant sur vous comme si vous n'existiez pas ! Serais-je devenu transparent ? Vous demandez-vous avant d'ébaucher quelques mouvements timides de la main, à moitié levée, afin de signaler votre présence... Joindre le geste au regard pourrait-il faire avancer votre affaire ? Que nenni ! Le garçon semble avoir circonscrit une aire dans laquelle il est disposé à servir les clients et qui, par malchance, se situe à l'opposé de l'endroit où vous bouillez d'impatience. Donner de la voix, alors ? Vous n'osez. Dans le temps on appelait : «Garçon !» mais cette appellation a-t-elle encore cours quand l'on sait que tout mot supposant un soupçon d'allégeance d'une personne à une autre (ici, il y en a une qui commande une boisson et l'autre lui obéit), a été rayé du vocabulaire ? «Monsieur», alors ? Vous pouvez toujours essayer malgré le caractère un peu globalisant du terme, mais il y a gros à parier que le garçon ne se sentira pas hélé pour si peu...
(...)
Le regard qui se cache
p.26
Du regard qui se défile, effrayé à la perspective d’affronter celui d’autrui, il n’existe qu’un pas au regard qui se cache derrière les paupières légèrement tirées vers le bas comme un store à moitié baissé, ou à l’abri d’un lointain point d’observation sur lequel il s’immobilise, ou encore, derrière les verres teintés de lunettes de soleil.
Une des raisons courantes de ces manœuvres d’évitement est de ne pas attirer l’attention sur soi, comme si l’on devenait transparent du moment qu’on ne regarde pas l’autre... Au fond, les yeux auraient la faculté presque physique de «taper» dans la prunelle d’autrui pour dire «Coucou ! C’est moi. Je suis là...» et donc de faire remarquer sa présence, ou, à l’opposé et au nom d’une réciprocité que personne n’a jamais démontrée, de n’être pas vu d’autrui si on ne le regarde pas. Ainsi, ces souvenirs scolaires des yeux de la maîtresse au moment où elle va appeler un élève au tableau ; un faisceau qu’on sent passer sur soi comme la lumière d’un phare fouillant la crête de la classe tandis qu’on fixe avec une extraordinaire intensité n’importe quel point de son pupitre, tête baissée, avec l’espoir qu’on n’entendra pas son nom !
(...)