"Le assaggiatrici / La goûteuse d'Hitler" de Rosella Postorino

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Le assaggiatrici / La goûteuse d'Hitler" de Rosella Postorino

Premier livre de Rosella Postorino traduit en français, sous le titre La goûteuse d'Hitler, Le assaggiatrici ("les goûteuses") est sorti en 2018 en Italie où il a rencontré un énorme succès critique et populaire, remportant de nombreux prix dont le prestigieux prix Campiello.

Le roman se déroule en Prusse orientale (actuelle Pologne) durant les deux dernières années précédant la chute d'un troisième Reich en voie de décomposition. Là où Hitler vécut retranché dans l'un de ses quartiers généraux, dans cette cité bunker proche de Rastenburg cachée au sein de la forêt et surnommée la Wolfsschanze (1),"la Tanière du Loup".

L'auteure y réinvente l'histoire de Margot Wölk qui, ayant été la seule survivante des quinze goûteuses d'un Führer paranoïaque craignant d'être empoisonné – détail historique peu connu - attendit ses quatre-vingt-seize ans pour surmonter sa honte et oser rendre publique sa collaboration avec le régime hitlérien.

Et si cette jeune écrivaine calabraise dédaigne apparemment le terrain régionaliste (2) qui marque souvent une littérature italienne encore attachée aux particularismes territoriaux, c'est néanmoins d'avoir grandi dans une région soumise au pouvoir de la mafia qui l'a portée à s'intéresser à cette histoire allemande.

1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Wolfsschanze

2) Le roman L'Arminuta (La Revenue) de Donatella di Pietranto, ayant reçu le prix Campiello 2017, était ainsi profondément ancré dans les Abbruzes natales de son auteure

 

Ruines de la Tanière du Loup

Margot Wölk (3) étant décédée avant qu'elle n'ait eu le temps de la rencontrer et de connaître les détails de son histoire, Rosella Postorino imagine en grande partie son héroïne narratrice, jeune Allemande issue d'une famille non nazie qui a dû s'adapter pour survivre, et elle se glisse dans son corps et son esprit, au plus près de ses sensations et de ses émotions, de ses réflexions et de ses interrogations,  lui prêtant même son prénom, pour tenter de comprendre comment dans une même situation elle aurait pu elle-même réagir.

Sa goûteuse ne possède ainsi que quelques points communs avec le modèle l'ayant inspirée, les portraits de ses neuf (et non quatorze) compagnes relevant, eux, totalement de son imagination. Ce livre n'est donc pas un roman biographique et, s'il fait référence à de nombreux événements réels et s'appuie sur une documentation sérieuse et précise, il s'avère un roman au cadre certes historique mais de très libre facture.

Suivant le fil concret et trivial de la nourriture - élément important pour les Italiens -, Rosella Postorino nous y décrit avec minutie l'aventure de ces femmes transformées en cobayes dont on surveille attentivement la digestion, mettant en scène au travers elles une Allemagne ordinaire dont les individus sont à la fois victimes et complices d'un système coercitif totalitaire. Et elle y approfondit les thématiques du silence, de la passivité et de la lâcheté, de la responsabilité et de la culpabilité, de la confiance et de la trahison, tout en élargissant sa réflexion à la nature de l'homme et au tragique de la condition humaine.

3)https://www.actualitte.com/article/reportages/bourreau-et-victime-la-gouteuse-d-hitler-complice-du-nazisme/93050

 

L'ultime Cène ( Léonard de Vinci)
 

Nous sommes à l'automne 1943. Sans nouvelles de son frère Franz exilé aux Etats-Unis avant la guerre, Rosa Sauer, jeune secrétaire berlinoise dont le père, cheminot anti-nazi, est décédé et que son mari a laissée un an après leur mariage pour combattre dans l'armée, a vu sa mère mourir dans le bombardement de la Budengasse. Abandonnée de tous et son appartement devenu inhabitable, elle décide alors de quitter Berlin pour aller vivre chez ses beaux-parents à Gross-Partsch, un village proche du QG oriental d'Hitler. Une semaine après son arrivée, des SS viennent la chercher à la ferme pour travailler au service du Führer avec neuf autres jeunes Allemandes, toutes de la région – à part cette mystérieuse Elfried originaire de Danzig avec laquelle s'instaurera un lien particulier.

Et pendant deux ans Rosa et ces femmes sans hommes qui ont peu de choses en commun vont peu à peu tisser des relations complexes en travaillant ensemble dans la peur quotidienne de mourir dans leur "paradis mortel". Un travail contraint leur donnant le privilège, immense en cette période, d'être copieusement et délicieusement nourries, tout en touchant une rémunération substantielle non négligeable.

L'histoire nous est narrée du point de vue unique de Rosa, jeune femme n'ayant jamais cru en Hitler ni jamais été à proprement parler "une bonne Allemande". C'est le récit rétrospectif et fortement introspectif d'une femme solitaire en mal d'amour, pétrie de peurs, de désirs et de doutes et hantée par ses souvenirs, par la mort et l'abandon. Une héroïne touchante dans ses faiblesses et ses contradictions mais aussi dans sa force d'adaptation, qui semble, depuis une  faute originelle remontant à l'enfance, condamnée à enrichir cet "inventaire des secrets et des fautes" qu'elle ressasse en son for intérieur.

Hitler et Eva Braun à table

Divisé en nombreux et courts chapitres se répartissant en trois parties, ce récit qui nous tient en haleine avec de multiples rebondissements, passe de la "faute collective informe" à la "honte individuelle", marquant deux étapes dans la complicité de son héroïne avec le système. Quant à la dernière partie qui se déroule quarante-cinq ans après, elle  s'apparente à une sorte d'épilogue illustrant la détresse et la grande solitude d'une héroïne vieillissante.

Entrant d'emblée dans le vif du sujet, la première partie s'insérant dans une Allemagne consentante ne cherchant pas à savoir, commence par nous décrire le premier jour fatidique de ces goûteuses réunies à la caserne de Krausendorf, qui pour survivre acceptèrent passivement leur sort, se soumettant avec "la docilité de vaches". Et,  pas plus que les autres, Rosa n'osera prendre le risque de refuser de devenir un rouage d'un système inhumain : «e allora, forse potevo ancora alzarmi e dire grazie, le galline stamattina sono state generose, per oggi un uovo mi basterà. / et alors, peut-être pouvais-je encore me lever et dire merci, ce matin les poules ont été généreuses, aujourd'hui un œuf me suffira.»

Et nous suivons ces femmes qui ont vécu "douze ans sous une dictature" sans quasiment s'en apercevoir et préfèrent se défausser de leur responsabilité : "il n'y avait pas d'alternative, c'était notre alibi".

"A me sembra di spiare fra le budella di Hitler," dissi con incomprensibile allegria. "Se facciamo un calcolo approssimativo, possiamo anche dedurre in quale momento il suo muscolo sfintere si dilaterà ;"
" E disgustoso ! "
Non era disgustoso, era umano, Adolf Hitler era un essere umano che digeriva. 
/ "J'ai l'impression d'épier les tripes d'Hitler", dis-je avec une joie incompréhensible. "Si nous faisions un calcul approximatif nous pourrions même déduire à quel moment son sphincter se dilatera ; "
"C'est dégoûtant !"
Ce n 'était pas dégoûtant, c'était humain. Adolf Hitler était un être humain qui digérait. "

Nous pénétrons ainsi dans cette intimité alimentaire et digestive partagée qui les rapproche étrangement de celle d'un Führer pourtant invisible, ce dernier n'apparaissant plus comme un "surhomme" et s'affirmant alors "un homme comme les autres" dont le corps, avec ses besoins et ses faiblesses, ressemble au leur. 

Jusqu'à ce que des nouvelles du front russe incitent Rosa à se démarquer de ses compagnes en se mutinant  "non contre les SS mais contre la vie".

 

Le Putsch manqué du 4 Juillet 1944 (mené par Von Stauffenberg)

 

La seconde partie, sans doute la plus fictive, constitue l'essentiel du livre.

Elle s'ouvre sur l'arrivée au printemps 1944 du lieutenant SS Albert Ziegler qui désormais règne sur la caserne avec dureté. Et, dans un mélange de peur et d'attirance, Rosa va développer avec lui une relation amoureuse ambivalente relevant cette fois de son propre choix, qui résonne à ses yeux comme un acte de trahison envers la mémoire de ses parents comme envers ses beaux-parents et son mari Grégor. Mais c'est aussi paradoxalement l'acte de vitalité et de rébellion d'une femme qui ne supporte plus d'être regardée comme un simple tube digestif : "Ca avait été une rébellion sans pleurs, un acte de vitalité, comme toute rébellion".

Elle retrouve ainsi "une liberté intégrale", se soustrayant au contrôle exercé sur sa vie en s'abandonnant "à l'arbitraire des événements", réalisant que la vie, indissociable de la mort, est en soi un risque quotidien - ce que l'on préfère en général oublier.

Mais après le putsch manqué de juillet 1944, tout se durcit, se complique et s'accélère tandis que l'on  s'achemine vers la défaite totale du troisième Reich qui se révèlera fatale à cet amour.

 

Illustration de Jessie Willcox Smith

 

Tout en donnant chair aux autres goûteuses et en relatant avec finesse l'ambiguïté des relations qui s'instaurent entre elles et avec Rosa, Rosella Postorino dresse un magnifique et subtil portrait de son héroïne, réussissant à nous entraîner dans son univers en créant une atmosphère très particulière.

Confortée par le choix d'un récit au passé simple permettant l'utilisation de nombreux conditionnels ouvrant des possibilités dans un temps révolu, sa narration toute en digressions et en flashes-back nous plonge ainsi dans le monde intérieur riche et tourmenté de Rosa, nous faisant passer sans transition de ce qu'elle vit à ce qu'elle imagine, de ses réflexions et ses interrogations à ses souvenirs, ses obsessions et ses rêves. Une héroïne avançant parfois comme une somnambule, semblant flotter dans un songe et se dédoubler, vivant dans un monde parallèle au monde réel : " Nous nous étions enlacés dans le sommeil (...), à l'abri de nos histoires personnelles, nous avions nié la réalité, nous croyions pouvoir la suspendre".

Et Rosella Posterino nous renvoie sans cesse aux contes, à ces histoires de forêts où l'on se perd, de loups, de renards ou d'ogres prédateurs, qui nous enfoncent dans leur abîme psychanalytique. Tandis que de nombreuses références religieuses et la mise en lumière des petits problèmes physiques et des manies du Führer viennent amplifier avec dérision le contraste entre la sacralisation du corps d'Hitler et sa banalisation.

La capacità di addatamento è la maggiore risoirsa degli essere umani, ma più mi addatavo e meno mi sentivo umana. / La capacité d'adaptation est la plus grande ressource de l'être humain, mais plus je m'adaptais et moins je me sentais humaine. »

Dépassant les alibis faciles qu'on se donne pour évacuer sa responsabilité, Le assaggiatrici interroge ainsi chacun très concrètement sur sa capacité d'adaptation pour survivre, sur son refus de voir et de savoir, sur sa capacité de tolérance de l'horreur. Avec finesse et malice, profondeur et sensibilité, Rosella Postorino y montre la fragilité des frontières entre douceur et violence, amour ou haine. Entre la main qui caresse et celle qui tue, la bouche qui embrasse et celle qui mord. Et elle vient ainsi judicieusement nous rappeler que les "monstres" sont bien des hommes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le assaggiatrici, Rosella Postorino, Feltrinelli editore, janvier 2018, 255 p.

 

 

 

La goûteuse d'Hitler, traduit de l'italien par Dominique Vittoz, Albin Michel, 2 janvier 2019, 400p.

 

A propos de l'auteure :

 

Née à Reggio de Calabre en 1978, Rosella Postorino vit à Rome. Elle est éditrice chez Einaudi et journaliste. Ses trois premiers romans, La stanza di sopra, L’estate che perdemmo Dio et Il corpo docile, ont été couronnés par plusieurs prix. Elle écrit également des essais, des pièces de théâtre, et contribue à des anthologies.

https://it.wikipedia.org/wiki/Rosella_Postorino

 

 

Prima parte

1

p.11/12

 

Entrammo una alla volta. Dopo ore di attesa, in piedi nel corridoio, avevamo bisogno di sederci. La stanza era grande, le pareti bianche. Al centro, un lungo tavolo di legno su cui avevano giù apparecchiato per noi. Ci fecero cenno di prendere posto.

Mi sedetti e rimasi così, le mani intrecciate sulla pancia. Davanti a me, un piatto di ceramica bianca. Avevo fame.

Le altre donne si erano sistemate senza far rumore. Eravamo in dieci. Alcune stavano dritte e compite, i capelli tirati in uno chignon. Altre si guardavano intorno. La ragazza di fronte a me strappava pellicine con i denti e le triturava sotto gli incisivi. Aveva guance morbide chiazzate di couperose. Aveva fame.

Alle undici del mattino eravamo già affamate. Non dipendeva dall'aria di campagna, dal viaggio in pulmino. Quel buco nello stomaco era paura. Da anni avevamo fame e paura. E quando il profumo delle portate fu sotto il nostro naso, il battito cardiaco picchiò sulle tempie, la bocca si riempì di saliva. Guardai la ragazza con la couperose. Aveva la mia stessa voglia.

I faglioni erano conditti con il burro fuso. Non mangiavo burro dal giorno del mio matrimonio. L'odore dei peperoni arrostiti mi pizzicava le narici, il mio piatto traboccava, non facevo che fissarlo. In quello della ragazza di fronte a me, invece, c'erano riso e piselli.

"Mangiate", dissero dall'angolo della sala, ed era poco più che un invito, meno di un ordine. La vedevano, la voglia nei nostri occhi. Bocche dischiuse, respiro accelerato. Esitammo. Nessuno ci aveva augurato buon appetito, e allora forse potevo ancora alzarmi e dire grazie, le galline stamattina sono state generose, per oggi un uovo mi basterà.
Contai di nuovo le convitate. Eravamo in dieci, non era l'ultima cena.
" Mangiate !" ripeterono dall'angolo, ma io avevo già succhiato un fagiolino e avevo sentito il sangue fluire sino alla radice dei capelli, sino alle dita dei piedi, avevo sentito il battito rallentare. Quale mensa per me tu prepari – sono tanto dolci questi peperoni – quale mensa, per me, su un tavolo di legno, nemmeno una tovaglia, ceramiche Aachen e dieci donne, se avessimo il velo sembreremmo delle suore, un reffetorio di suore che hanno fatto voto di silenzio.

(…)

Parte seconda

18

p.120//121

 

Non so da quanto tempo fosse là. Le rane quella notte sembravano impazzite. Nel sonno, il loro gradicio incessante era diventato il trambusto dei condòmini per le scale, scendevano a rotta di collo, in mano un rosario da sgranare, le vecchie non sapevano più a che santo votarsi, mia madre non sapeva come convincere mio padre a rifugiarsi in cantina, la sirena suonava e lui si girava dall'altra parte, sprimacciava il cuscino e ci affondava la guancia. Si trattava di un falso allarme, risalivamo assonate i gradini. Mio padre diceva non ne vale la pena, se devo morire sarà nel mio letto, non ci vengo in quello cantina, non voglio fare la fine del topo. Sognavo Berlino, l'edificio dov'ero cresciuta, il rifugio e la gente pigiata, e lo schiamazzo si amplificava per via delle rane, che a Gross-Partsch si lamentavano tutta la notte fino a entrarmi nel sonno. Chissà se lui era già là.

Sognavo la geremiade delle vecchie, un grano del rosario dopo l'altro, mentre i bambini dormivano, un uomo russava, e all'ennesimo prega per noi si tirava su e sputava un bestemmia, lasciatemi riposare, le vecchie sbiancavano. Sognavo un graofono, i giovani lo avevano portato in cantina e avevano invitato le ragazze a ballare, suonavano Das wird ein Frühling ohne Ende e io stavo in disparte, mia madre diceva canta per me, una mano mi incitava ad alzarmi, mi faceva volteggiare, e io cantavo a squarciagola, una primavera senza fine quando tu tornerai, cantavo sopra la musica, mulinavo, e mia madre non riuscivo a vederla. Poi un vento mi sollevava, mi spingeva con forza, il rapimento !, pensavo. Era arrivato e mia madre non c'era, mio padre di sopra , a dormire o a far finta, il grammofono spento e così la mia voce, non riuscivo a parlare, non riuscivo a svegliarmi, d'un tratto un boato, la bomba scoppiava.
Aprii gli occhie, sudata, attesi nel letto che diradasse il formicolio in ogni arto ; solo dopo fui in grado di muovermi. Accesi la lampada a petrolio perché il buio mi strozzava, e mentre le rane gracchiavano imperterrrite mi alzai, andai alla finestra.
Lui era là, alla luce magra della luna, non so da quanto. Era una sagoma scura, un incubo, un fantasma. Poteva essere Gregor tornato dalla guerra, invece era Ziegler, in piedi sulla strada. (...)

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F
Une critique très approfondie et rigoureuse d'un livre que j'ai beaucoup apprécié. Merci!
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