"Les bulles" de Tom Reisen
Quasiment inconnu en France, Tom Reisen, qui a travaillé comme diplomate à New-York au siège de l'ONU, est un écrivain luxembourgeois érudit et féru de littérature dont le patient parcours littéraire entamé au début des années 2000 avec la poésie semble marqué par l'exigence.
Et Les bulles, ce court recueil de micro-fictions publié fin 2018 chez un petit éditeur indépendant, s'avère une révélation : on tient manifestement là un texte dont la perfection formelle et stylistique et la profondeur du propos sont dignes des plus grands !
Rien à voir en effet avec ces recueils de nouvelles inégales et disparates hâtivement réunies dont nous avons trop souvent l'habitude. C'est au contraire une œuvre mûrie, aboutie, conçue et travaillée comme un tout.
Eclairant l'agitation et les silences de nos vies, l'auteur nous y confronte sans cesse à la mort : celle des protagonistes et des êtres qui leur sont chers, mais aussi celle de l'enfance innocente, des amours et des idéaux, tandis que les habitudes qui portent ses héros favorisent la monotonie des jours et accélèrent l'écoulement du temps. Il y transcende ainsi la banalité quotidienne pour approcher sous plusieurs facettes singulières cet essentiel qui résiste au récit, grâce à une écriture sobre et concise rétive aux effets, enrichie d'images d'une grande justesse et de citations aux échos signifiants. Une écriture d'une poignante beauté se faufilant dans les portes ouvertes par l'insomnie, par le rêve éveillé, et capable de nous faire sentir ce qui se niche au-delà des mots en illuminant notre nuit d'éphémères fulgurances.
Les neuf micro-récits de ce recueil, narrés à la troisième personne et au passé simple, impliquent des personnages différents le plus souvent enfermés dans leur bulle confortable, et s'articulent sur New-York : une ville paradoxale dont l'ouverture et la vitalité prometteuses se fondent dans le «vacarme du monde», le flot des voitures et des passants marquant la «cadence du temps». De ce «temps prédateur» oublieux qui nous encercle. Ils sont ainsi profondément unis par une même thématique : celle de la solitude et de la ville, de la vie et de la mort.
Et tout le talent du poète, constamment sur le seuil, les yeux ouverts dans la nuit ou fermés dans le jour, est de réussir à relier intimement ces thèmes en opérant une sorte de va-et-vient entre monde intérieur et extérieur sous l'inéluctable menace du temps. Entre ces deux enceintes que limite notre perception incomplète des choses.
Le bruit de la ville creva la bulle de calme dans laquelle il avait trouvé refuge.
Construits de manière similaire, ces récits viennent saisir un moment précis (1) d'une vie, un instant soudain de lucidité où tout bascule, où vient éclater cette bulle protectrice et souvent mensongère (2). Et ils mettent ainsi en scène une sorte d'éclair de conscience permettant à leurs héros de s'approcher d'eux-mêmes et de la vérité du monde.
La composition du recueil, très soignée, fait également sens.
Des pages titres dont les lettres de lumière semblent émerger de l'encre de la nuit séparent ces nouvelles dont la succession trace un cercle (la fin de la dernière rejoignant le début de la première). L'ensemble apparaît ainsi comme une sorte de collier de neuf perles miroitantes venant, dans la valse des saisons, boucler un cycle. Achever le destin. Et, tirées de The New York Trilogy de Paul Auster (3) et de Poeta en Nueva York de Federico García Lorca (4), les deux épigraphes (5) annonçant l'atmosphère dans laquelle s'inscrit l'ouvrage (accompagnées de photos en noir et blanc de l'auteur (6)) résonnent alors comme des épitaphes.
Imprégné d'une constante mélancolie, de la conscience aiguë de notre finitude dans cette vie où tout passe, ne laissant que quelques souvenirs – ce que nous suggère aussi la succession des titres de ces nouvelles (7) -, Les bulles semble en effet ériger un tombeau (8).
1) Chaque titre de nouvelle commence ainsi par "Un/Une" (à l'exception d'un seul mettant en lumière le "elle"
2) Dans le récit "Un rêve", au sortir d'un rêve lui remémorant la bulle protectrice de l'enfance, l'héroïne prend au contraire conscience du cauchemar de la réalité et se forge alors une bulle mensongère rassurante...
3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Trilogie_new-yorkaise
4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Poeta_en_Nueva_York
5) Voir le deuxième extrait en fin d'article
6) Deux instantanés "fixant le temps" et témoignant que "la mort est passée" (cf la phrase de Mathieu Riboulet (dans Les œuvres de miséricorde) reprise par Jérôme Ferrari notamment dans son dernier roman A son image
7) Cf le sommaire donné dans le premier extrait
8) Un tombeau sans doute érigé pour "elle" (ce que semble indiquer la mise en valeur de ce pronom dans cette succession de titres commençant par "Un/Une")
Dépassant le simple "memento mori"(8), le recueil résonne plutôt comme ce "memento vivere" tatoué sur le corps de Dragana (dans le septième récit).
Tom Reisen s'y attache en effet à raviver la beauté de ces moments de curiosité et d'enthousiasme, de passion, qui illuminent les êtres et les font aller vers l'autre et vers le monde. Qui les maintiennent vivants. Il y exalte la joie de ces multiples petits instants singuliers intenses donnant son prix à la vie et qui, s'enchaînant, se fondront néanmoins dans la grisaille de l'oubli, tout étant condamné à s'émousser et disparaître. Et la «suave précarité» de ces instants nimbe tout son ouvrage d'une tonalité douce-amère à la fois sombre et lumineuse.
Les bulles s'avère ainsi une tentative vaine pour retenir le temps, d'autant plus belle qu'elle est désespérée.
Les bulles, Tom Reisen, Hydre éditions, 17/11/2018, 100 p.
(Non distribué par les circuits classiques, Les bulles peut s'acquérir en ligne sur le site de l'éditeur ou, pour la France, dans deux librairies parisiennes. Pour plus de renseignements, voir ICI)
A propos de l'auteur :
Tom Reisen est né à Luxembourg en 1971 d'un père luxembourgeois et d'une mère d’origine serbe. Auteur d’une thèse sur André Gide, il a été chercheur universitaire (Sheffield), puis journaliste (Tageblatt) avant d’entrer aux Affaires étrangères, servant entre autres en tant que diplomate au siège de l’ONU à New York et à l’Unesco à Paris. Il a publié divers textes, notamment dans des revues ou des anthologies. Et, après deux recueils de poésie, Dialogues des limbes (éditions Phi, 2001) et Eté (éditions Tétras lyre, 2011), Les bulles est son troisième livre.
EXTRAITS :
Sommaire
p.7
Une soirée................................................ p. 17
Un après-midi au musée............................ p. 25
Un mensonge …........................................ p. 33
Une conversation....................................... p. 41
Un rêve..................................................... p. 49
Une tempête........................................ ..... p. 57
Un déserteur.............................................. p. 67
Et c'est ainsi qu'elle partit …........................ p. 79
Un souvenir................................................ p. 91
Epigraphes
p. 12/15
Every life is inexplicable, I kept telling myself.
No matter how many facts are told, no matter how
may details are given, the essential thing
resists telling. To say that so and so was born here
and went therre, that he did this and did that,
that he married this woman and had these children
that he lived, that he died, that he left behind
these books or this battle or that bridge -
none of that tells us very much.
Paul Auster, The New York Trilogy
No duerme nadie por el cielo. Nadie, nadie.
No duerme nadie.
La criaturas de la luna huelen y rondan las cabañas,
Vendrán las iguanas vivas a morder
a los hombres qué no sueñan
y el que huye con el corazón roto
encontrará por las esquinas
al increible cocodrilo quieto bajo la tierna protesta de
los astros.
Federico Garcia Lorca, Poeta en Nueva York
Une soirée
p.17
Lorsque Chantal entendit le bruit de la clé qui remuait dans la serrure, elle tourna machinalement la tête vers le réveil-matin. Son affichage luisait rouge comme les yeux menaçants d'un fauve mécanique. Elle plissa les yeux et les chiffres se détachèrent peu à peu dans le noir : 22:34. Elle remarqua le double point au milieu qui clignotait au rythme des secondes. Au début, les espaces entre deux clignotements lui parurent anormalement longs, mais à mesure qu'elle regardait, qu'elle en intériorisait les battements, ceux-ci semblaient retrouver la vraie cadence du temps. L'horloge passa silencieusement à 22:35, comme si cette minute écoulée n'avait eu aucune incidence sur le cours de l'histoire.
Elle se retourna dans son lit. Une sirène stridente remontait la Première Avenue. Chantal suivit ce bruit jusqu'à ce qu'il se confondit dans la nuit, dans le murmure continu de New York. De la cuisine lui parvinrent d'autres bruits. Elle entendit le son étouffé des placards qu'on ouvre et qu'on referme, le bourdonnement du micro-ondes, puis le crissement des couverts sur les assiettes. Puis plus rien. Elle s'imagina le regard perdu de Charles dans le vide. Ca lui arrivait souvent, lorsqu'il rentrait ainsi, tard. C'était comme s'il essayait de reprendre son souffle. Elle savait pourtant que son mari bientôt la rejoindrait et lui murmurerait quelque chose à l'oreille avant de sombrer dans un sommeil profond. Quelque chose qui ressemblerait à une excuse et à une plainte en même temps. Généralement, elle restait encore à épier la nuit, durant de longues minutes, avant de s'endormir à son tour. Et en glissant dans le sommeil, elle éprouverait de nouveau ce sentiment d'aller à la dérive, de s'éloigner imperceptiblement de Charles comme le font des objets éparpillés sur la mer et que le courant entraîne aux quatre vents.
(...)