"Magma Tunis" de Aymen Gharbi
Tout comme l'Ulysse de Joyce ou Le chien d'Ulysse de Salim Bachi, Magma Tunis est le récit fabuleux délirant d'une folle journée, non dans Dublin ou une Cyrtha imaginaire combinant trois villes algériennes bien réelles, mais dans le Tunis post-révolutionnaire de 2015. Celui d'une aventure concernant au départ essentiellement de jeunes intellectuels et artistes réunis par l'amour, l'amitié ou le hasard, et qui va prendre une ampleur grotesque et démesurée.
l'avenue Habib Bourguiba à Tunis
La découverte de l'infidélité de sa petite amie (qu'il a surprise avec un séduisant Espagnol) l'ayant précipité «dans un gouffre sans fond», Ghaylène, le cerveau ruiné par les effets du cannabis et de plus en plus déchiré par «le vacarme du monde», est persuadé d'avoir tué Chiraz : son corps gît en effet dans la salle de bains dont le plafond menace à chaque instant de s'effondrer.
Héros suicidaire velléitaire en proie à des angoisses existentielles, le jeune homme s'apprête à écrire une lettre d'adieu «expliquant sa propre énigme comme on clôt un roman noir». Quittant son appartement de la rue Charles de Gaulle qui, tout comme sa vie et le monde alentour, se délite, il s'élance dans la ville en direction de l'Avenue (1) menant «de la vieille ville à la vieille mer», comme aimanté par l'ancien port désaffecté sur laquelle elle débouche.
Il semble alors se noyer dans l'agitation volcanique et hystérique de cette capitale confuse et survoltée où courent les rumeurs les plus folles : une ville défoncée débordante de détritus et balayée par un «vent toxique», véritable champ de bataille en proie à une inquiétante invasion de chats menaçants. Et, s'apercevant qu'il est suivi par un étrange homme aux Ray Ban, son angoisse redouble. Ses tribulations le mènent ainsi chez différents commerçants, et notamment chez son vieil ami le libraire. Croyant soudain entrevoir la silhouette de Chiraz et doutant de la réalité de son meurtre, il s'élance en vain à sa poursuite, rencontre alors son ami Katib et se voit entraîné dans une première expérience de happening menée pour le compte de Fak'art (2), jeune artiste contemporaine très médiatisée, avant que son odyssée semble s'achever par un retour dans son appartement du cinquième …
Que s'est-il réellement passé ? Quelle issue reste-t-il à nos héros ? Nous l'apprendrons progressivement au cours de ce thriller noir au rythme bouillonnant et aux images saisissantes dans lequel l'auteur, qui a le sens de la tragi-comédie, évoque indirectement par petites touches cette période sombre que vient de vivre la Tunisie, et qui n'est pas encore révolue, associant avec bonheur ironie mordante et tonalité onirique des plus fantaisistes.
1) L'avenue Habib Bourguiba, artère principale de Tunis qui, depuis la porte de France, relie dans un axe structurant la Medina (ancien cœur de la ville) à la mer, via l'avenue de France
2) Un pseudonyme jouant sur "j'ai pensé" en arabe et "art", tout en renvoyant malicieusement à Dak'art, la biennale de Dakar, l'une des principales manifestations d'art contemporain africain
L'îlot de Chikli
Avec le recul du passé, ce récit d'une unique journée, anticipant parfois l'action et retournant souvent en arrière pour fournir des explications au lecteur, adopte un point de vue surplombant et omniscient. Le narrateur extérieur se glisse dans les pensées du héros principal trahi par sa belle, lui emboîtant le pas dans la première partie, tout comme il le fait pour Chiraz dans la seconde en adoptant cette fois le point de vue de l'amoureuse de Felipe, la suivant dans les mêmes lieux mais à des moments différents. Et quand nos héros se voient acculés dans l'appartement initial, la troisième partie s'ouvre sur une évasion vers l'îlot de Chikli, digne d'un film d'action à effets spéciaux, qui ne leur offrira qu'un éphémère refuge. Reste alors à savoir dans l'épilogue clôturant cette épopée haletante comment ces héros vont pouvoir trouver leur voie.
Bâti autour d'un trio amoureux pris dans les rets d'une artiste contemporaine «créatrice d'oeuvres dont le sens apostrophe le sens» et de ses amis (3), et s'inscrivant dans l'architecture de la ville, Magma Tunis, bien qu'apparemment chaotique et déjanté, s'avère solidement agencé et structuré. L'auteur ne se contente pas d'y décrire avec nostalgie «ce magma pulvérulent» témoignant d'un monde qui s'effondre et d'y brosser le portrait d'une jeunesse déboussolée et désenchantée qui ne sait où elle va (4). Il y dénonce avec humour, causticité et pessimisme les maux et les contradictions de la société tunisoise actuelle et construit surtout avec grand talent un espace littéraire romanesque fascinant et profondément signifiant. Un espace au sein duquel il peut s'interroger – et nous interroger - sur l'évolution globale de notre monde entré massivement dans l'ère médiatique, et sur ses répercussions sur l'homme moderne, s'intéressant particulièrement à l'avenir de la culture, de l'art et de la littérature.
3) Notamment Mohamed Amine, documentariste au succès éphémère reconverti dans la musique
4) Ce qu'illustre avec malice le cursus universitaire ou professionnel des protagonistes !
Le cri, E. Munch
Tunis, un espace romanesque
On ne peut s'empêcher de voir dans le héros principal et grand amateur de livres une sorte de double de l'auteur. Cet ancien diplômé d'urbanisme, «démiurge de l'habitat» qui rêvait de voir «émerger dans la rue une construction tout droit sortie de son imagination», s'inscrivit en effet en littérature à l'université, après un passage éphémère par l'histoire, car il s'était «passionné pour la description de l'espace dans les romans» et pensait pouvoir vivre de sa plume.
Et au-delà de cette ville concrète dans laquelle Aymen Gharbi nous balade dans le sillage de ses héros - et qu'il semble bien connaître -, Tunis s'avère avant tout une création littéraire transcendant la réalité.
C'est une ville en osmose avec la psychologie du héros mais aussi avec les névroses et les chimères de l'ensemble de ses habitants, la perception de l'environnement extérieur, des scènes et des paysages urbains, y reflétant des états d'âme dans une esthétique rappelant les peintures expressionnistes ou les chefs-d'oeuvre du cinéma muet. Une ville déployant une menace souterraine mortifère avec son pullulement de chats invasifs sortis de nulle part et ses palmiers rongés intérieurement par les charançons rouges qui alignent leurs troncs décapités, tandis que sa bruyante rumeur envahit le monde intérieur d'un Ghaylène désormais sans refuge depuis l'éclatement de la bulle protectrice de son amour.
Et la frénésie toponymique de l'auteur dépasse une simple volonté d'ancrage spatial dans la ville réelle. Outre qu'elle souligne la persistance de l'héritage linguistique français que beaucoup veulent oublier de manière absurde, elle éclaire en effet des discordances et incohérences (5) venant souligner ce sentiment d'absurdité et illustrer une perte de repères dans une sorte de «dérèglement général». Certains termes par ailleurs excèdent leur fonction de localisation géographique pour s'élargir à une autre signification (6).
5) Non concordance des noms français et de leur traduction arabe, fautes d'orthographes en altérant le sens, substitution de lettres sur les pancartes en détournant la signification...
6) La montagne "diabolique" de Bougarmine bouchant l'horizon maritime (terme signifiant littéralement en arabe "qui a deux cornes"), l'îlot de Chikli renvoyant au premier réalisateur tunisien de fiction Albert Samama-Chikli...
Le parcours de Ghaylène dans la ville revêt quant à lui une portée symbolique capitale, à l'instar de celui du héros de Crime et châtiment (7) dans le Saint-Pétersbourg de Dostoïevski.
«C'est rue Charles-de-Gaulle que Ghaylène décida d'en finir. »
Dès l'incipit, nous savons que le commencement et la fin se rejoignent dans cette «cité des impasses» désespérante que semble s'avérer Tunis. Le héros y accomplira ainsi un aller et retour le ramenant à la case départ, avant de tenter de trouver une issue en décollant du réel pour échapper à ce nouveau monde insensé et de plus en plus déshumanisé émergeant des débris de l'ancien monde, et se réfugier dans cette réserve ornithologique de la lagune abritant les vestiges d'un ancien fort espagnol. Une tentative qui se heurte à nouveau à un horizon bouché, l'îlot semblant irrémédiablement lié à la ville (8).
Et ce parcours dans une ville se modernisant dont le passé oublié affleure semble notamment sonner le glas de la littérature au travers du passage dans la librairie arabisante de la rue des Tanneurs et des étals des bouquinistes liquidant leur stock : «tout doit disparaître»!
7) Cf mon analyse du roman sur L'Or des livres
8) L'îlot de Chikli est relié à la côte par un long et étroit cordon de plusieurs kilomètres
Des dérives médiatiques contaminant l'art et la culture
Dans ce roman, Aymen Gharbi instruit le procès des média.
Il y dénonce la «falsification du monde par les journalistes», la perte de tout contenu sérieusement informatif faisant des média les créateurs de nos mythes modernes. Les articles de presse alignent en effet «des erreurs factuelles graves», les radios et les télévisions reprennent les informations communiquées sans les vérifier, diffusant ainsi la propagande. Les mots employés n'ont plus de sens précis et prennent des proportions magiques, la maladresse de la couverture médiatique des événements tragiques produisant alors «des sortes de séries B fabuleuses» d'où sourd une angoisse «digne à la fois de Shakespeare et d'un gag de caméra cachée».
Quant aux individus qu'ils formatent, fascinés, pétrifiés par les écrans qui envahissent l'espace urbain comme leur intimité (notamment avec le développement des smartphones), asservis par l'image, ils perdent contact avec le réel qui les entoure et deviennent paresseux, s'isolant dans un égocentrisme narcissique, et agissant dans l'instant sans se donner le recul de la réflexion.
Ni la culture ni l'art n'échappent à cette nouvelle donne médiatique faisant de l'homme moderne un abruti égocentrique.
Le savoir, la connaissance et la recherche, la rigueur ne priment plus chez les universitaires qui, uniquement préoccupés de leur image, de leur promotion, ont troqué leur activité intellectuelle contre une activité de communication.
Quant à l'art, il n'a plus rien de gratuit et, plus que la marchandisation, c'est la recherche de célébrité, passant par la médiatisation, qui semble l'emporter. Et les artistes d'avant-garde les plus contestataires, malgré leur vitalité provocatrice, sont eux-mêmes récupérés par ce système, s'enferrant dans leurs contradictions.
Et la littérature dans tout ça ? Son avenir semble bien noir. Si le cinéma, lui, survit (grâce sans doute aux effets impressionnants permis par les nouvelles techniques), elle ne devrait pouvoir lui résister. Dans l'épilogue, Mohamed Amine, cet ancien documentariste qui avait autrefois renoncé à écrire «prenant acte que la littérature était une activité trop épuisante et solitaire pour un résultat dépourvu du type de prestige qu'il recherchait», espère ainsi renouer avec le succès en reprenant l'aventure qui vient de nous être contée pour en faire un film.
Seul Ghaylène ose s'affirmer à contre-courant, se découvrant une nouvelle passion pour l'archéologie qui permet de «ressusciter les structures mortes de ce monde pour mieux comprendre les vivantes». Tout comme Aymen Gharbi qui choisit, lui, d'entrer en littérature en créant une fiction romanesque complexe.
Un premier roman qui résonne ainsi avec malice comme un brillant acte de résistance !
Magma Tunis, Aymen Gharbi, Asphalte, août 2018, 187 p.
http://asphalte-editions.com/gens/aymen-gharbi/
On peut feuilleter les deux premiers chapitres du livre : ICI