Oyana, de Eric Plamondon
"S'il est difficile de vivre, il est bien plus malaisé d'expliquer sa vie", affirme la citation de Marguerite Yourcenar en exergue d'Oyana, et certainement plus encore celle des autres.
C'est pourtant à éclaircir le mystère de la vie de son héroïne que s'attache Eric Plamondon dans ce dernier roman nous entraînant du Québec (1) au Pays basque, deux régions bien éloignées mais entre lesquelles il y a «des liens à faire», tant dans le partage d'un même désir indépendantiste que d'un même océan. Et il appartient aux écrivains de tenter l'impossible.
1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Qu%C3%A9bec
20 décembre 1973 : Carrero Blanco s'envole !
Oyana, c'est le nom basque de cette héroïne dont la naissance à Ciboure en 1973 coïncida avec l'attentat le plus meurtrier de l'ETA (2) où périt le numéro deux du franquisme, et dont la vie s'est déroulée pour moitié au Pays basque de son enfance et pour l'autre à Montréal avec son mari Xavier. Une femme complexe et secrète, hésitante et contradictoire, rongée de culpabilité et de remords, dont le destin semble impulsé le plus souvent par des forces extérieures. Une femme avec «deux pères, deux pays, deux passés, mais un seul avenir incertain», ce qui pourrait suffire à expliquer la schizophrénie qui semble la sienne.
Et au travers des deux territoires où il ancre son héroïne, c'est surtout son territoire intérieur que le romancier explore.
2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Euskadi_ta_Askatasuna
Trois rivières, Québec
Un jour de mai 2018, parvient à Oyana la nouvelle de la dissolution de l'organisation terroriste basque, ce qui agit sur elle comme une sorte de déclic, la vie qu'elle s'était construite en s'arrachant de l'intérieur tout ce qui pouvait la lier au Pays basque s'écroulant alors comme un château de cartes. Une vie construite sur le mensonge, sur celui de ses parents d'abord, puis sur le sien...
Avant d'oser s'enfuir et abandonner son mari pour retourner en France dans son village natal et affronter ses fantômes et ses démons, et n'ayant pas le courage de lui faire face, elle décide de lui écrire. Non pour lui demander pardon mais pour lui «donner les clés pour comprendre tous ces trucs qui clochaient et qu'[elle] balayait sous le tapis».
«Il faut que je remonte à la source, celle du mensonge ou celle de ma vie.»
Au-delà d'un désir de vérité et d'une quête d'identité, d'une quête de soi, ce roman d'un retour à l'origine qui éclaire l'attachement à une terre et à ses traditions comme l'engrenage de la violence de l'ETA et celui du mensonge, résonne avant tout comme une fuite, tant dans l'écriture que dans les actes. Comme la fugue chaotique infinie d'une éternelle exilée à la dérive, avec ses moult tâtonnements et retours en arrière : vagues écumantes qui semblent finir par l'engloutir dans leur ressac.
Eric Plamondon, qui nous avait enchantés avec Taqawan, privilégie toujours une narration morcelée, entremêlant deux fils narratifs, celui d'Oyana à la première personne et le second à la troisième - intégrant aussi des informations documentaires. Une construction qui, dans ce dernier roman, fait plus encore sens. Ce morcellement en effet n'altère aucunement le souffle, la force de l'élan sous-tendant le livre et l'auteur, sachant entretenir suspense et tension narrative, y joue avec maîtrise de tout un dispositif signifiant, donnant ainsi à Oyana beaucoup de justesse et une grande intensité.
«M'asseoir devant toi pour tout révéler ou prendre mes jambes à mon cou ? Parce que je ne sais que faire, j'ai décidé d'écrire.»
L'élan, c'est d'abord celui de l'écriture dans laquelle s'engage une héroïne rétive au face à face immobile de la parole. Ecrire est sans doute pour elle une esquive lui permettant paradoxalement de faire durer les choses, de ne pas trancher. Et d'ailleurs, s'étant «lancée dans l'écriture comme sur la route » et «l'encre fluide» facilitant «la fuite en avant», elle n'aura pas envie d'arrêter, continuant d'écrire une fois partie.
Dans les deux parties du livre en effet une sorte de journal tenu par Oyana, à la chronologie linéaire imparfaite et malicieusement décalée - reflet de ses hésitations, bifurcations et demi-tours -, alterne avec une narration extérieure venant compléter en amont ses révélations et les insérer dans ce contexte nationaliste basque dont son histoire ne peut s'émanciper.
Et quand, après une courte et magistrale scène de sexe et d'adieu, la «dernière ligne droite» avant le départ s'annonce à la fin de la première partie, un passage soudain du présent au futur semble vouloir repousser l'échéance prévue. Tandis qu'à la fin de la seconde l'héroïne ne pourra achever le récit de son aventure, comme dépossédée d'une histoire sur laquelle elle n'a désormais plus de prise par le narrateur extérieur.
Et l'auteur réussit particulièrement ses deux dernières séquences avec une chute totalement surprenante donnant voix à Xavier et une fin subtile absolument magnifique.
Oeil de baleine
«C'est en soi que se joue la vraie guerre d'indépendance» et Oyana s'avère le récit d'un double échec tant politique et idéologique qu'individuel : celui d'un demi-siècle de violences de l'ETA avec tous ces morts inutiles et celui d'une héroïne qui ne réussira jamais à trouver vraiment sa place.
Car si la vérité se nourrit «de l'instant» et non de la durée, contrairement au mensonge, c'est peut-être parce qu'on ne peut survivre sans paupières, sans occulter toute la violence du monde ni sa propre vérité, et nous ne ferons qu'effleurer le mystère d'Oyana.
"Chaque vie est inexplicable (...) et l'essentiel résiste au récit", disait Paul Auster dans sa Trilogie new-yorkaise (3), semblant faire écho à Marguerite Yourcenar, et Oyana nous confronte ainsi à la profonde énigme de la vie.
3) Cf l'épigraphe des Bulles de Tom Reisen :
" Every life is inexplicable, I kept telling myself.
No matter how many facts are told, no matter how
may details are given, the essential thing
resists telling. "
Oyana, Eric Plamondon, Quidam, mars 2019, 150 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89ric_Plamondon
EXTRAITS :
PREMIERE PARTIE
p. 13
8 mai 2018
Pour toi, Xavier,
Je te dois un tas d'explications. Ca risque d'être long. J'essaie depuis plusieurs jours de trouver comment le faire. Quoi qu'il en soit, j'ai décidé de ne pas te demander pardon. Ce que je te demande, c'est d'essayer d'au moins comprendre en dépit des raccourcis inévitables.
Je pourrais te demander de me faire confiance, mais tu le fais déjà depuis vingt ans. Et comment te demander cela alors que je me prépare à t'expliquer que tant de choses étaient fausses ?
Pour que tu comprennes dans quel état d'esprit je me trouve, je n'ai pas jeté mes premiers brouillons. Je veux que tu saches mes tâtonnements, que tu saisisses par ces débuts avortés ce que cela me coûte.
TUNNEL
p.15/16
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