L'embellie, de Auður Ava Ólafsdóttir

Publié le par Emmanuelle Caminade

L'embellie,  de Auður Ava Ólafsdóttir

Je n'avais rien lu de l'écrivaine islandaise Auður Ava Ólafsdóttir et, découvrant son deuxième roman Rigning' ì novémber ("Pluie de novembre") sorti en 2004 et publié pour la première fois en France en 2012 sous le titre L'embellie, j'ai été immédiatement embarquée dans son univers fantaisiste singulier, tombant sous le charme de la petite musique de son écriture - et notamment de cette distance comique et souvent tendre avec laquelle son héroïne narratrice s'abstrait de la lourdeur des conformismes régissant les relations humaines, comme des passions qui obscurcissent le sens de nos vies.

 

Le roman s'attache au destin d'une jeune trentenaire atypique et imprévisible dont on devinera très vite qu'elle est lestée d'un lourd passé, même si elle semble le tenir à distance comme un livre fermé, et qui ne se projette pas pour autant dans l'avenir, seule l'insistance de son unique amie Auður, mère célibataire non conventionnelle, l'ayant conduite deux ans auparavant à consulter une voyante.

Connaissant onze langues, elle travaille à son compte comme correctrice et exécute à la lettre les recettes de cuisine avec un certain bonheur, mais elle n'a «jamais su spécialement [se] servir des mots en tête à tête face à un homme», sachant que «le sexe n'a pas de rapport avec la linguistique». Son foyer conjugal n'est ainsi pour elle que «l'habitacle des corps de chair et non un lieu d'expression des conceptions de la vie et autres palabres» et, dénuée de fibre maternelle, elle ne nourrit aucun désir d'enfant.

Ile au sein-même de son île natale, semblant se mouvoir dans un temps personnel qui ne coïncide pas avec celui des autres, elle porte sur son entourage un regard étranger et décalé, affuté, éclairant jusqu'à l'absurdité la vérité des événements et des comportements les plus convenus. Et l'ampleur de ses connaissances linguistiques comme son recours constant à l'objectivité des statistiques lui donnent un sens évident de la relativité, lui permettant de ne pas être affectée outre mesure par les malheurs ou les bonheurs qui lui échoient et de faire preuve de tolérance et de bienveillance envers son prochain.

 

Les probabilités statistiques qu'une femme maîtrisant onze langues, dont plusieurs slaves, puisse gagner à deux loteries à la fois sont néanmoins infimes, d'un ordre comparable à celles de rencontrer un elfe dans un récent éboulis rocheux sur la Nationale 1.

Mais voici qu'en quelques jours d'automne, alors qu'une dépression touche de plein fouet l'Islande avec des records de pluie jamais enregistrés, la trame de son destin s'affole, défiant toutes les statistiques.

Après avoir appris le jour même où elle percuta une oie sur la route que son amant la quittait et que son mari l'abandonnait pour une autre, elle va à l'aube de sa nouvelle vie de divorcée gagner successivement un chalet en bois et remporter le plus gros lot de toute l'histoire du loto islandais. Et, suite à un accident idiot d'Auður qui, enceinte de six mois, lui avait confié la garde occasionnelle de son fils Tumi, elle doit prendre en charge ce garçonnet de quatre ans partiellement sourd et muet jusqu'à l'accouchement.

Prenant ses vacances d'été en novembre, elle l'emmène alors avec elle en voiture, quittant Reykjavik pour s'engager sur la route circulaire de l'île jusqu'à la côte Est - où elle a fait installer le chalet gagné près du village dans lequel elle passa tous ses étés chez sa grand-mère jusqu'à ses quatorze ans.

 

Dès qu'il se met à pleuvoir, les contours du monde s'estompent, de vagues points de repères se substituent à l'horizon. En fait, le pays tout entier est plus ou moins inhabité une fois passé le quadrillage des rues de la ville. Des étendues de sable noir, des champs de lave noire, l'océan noir tout près et le ciel noir par-dessus. Il est bon alors d'avoir un objectif. Pour l'instant, il consiste à appuyer modérément sur l'accélérateur et à tenir sa droite, sans jamais franchir la ligne brisée qui divise la route; nul besoin de prendre de décisions pour la suite, il n'y a qu'à s'enfoncer à la vitesse autorisée à travers les sables et lave, dans l'avenir qui vient à vous tout aussi normalement que la prochaine station-service (...)

Et ce voyage s'enfonçant symboliquement dans les ténèbres embrumées de novembre sous des pluies diluviennes s'avérera riche d'incidents et de rencontres venant la guider dans cette quête de soi se doublant d'un apprentissage de la responsabilité de mère auprès de cet enfant étrange et attachant qui ne lui est même pas apparenté.

L'embellie résonne ainsi comme un roman initiatique en demi-boucle où une pléthore d'animaux morts se mêle aux naissances, et qui remonte vers l'origine et la lumière pour faire naître son héroïne à une nouvelle vie (1).

1) On notera également le recours à la symbolique biblique du déluge et christique de la renaissance (tant à travers l'âge de 33 ans de l'héroïne que de la présence finale d'une baleine échouée sur la plage ...)

 

 

C'est à ce moment précis que m'effleure pour la première fois l'idée que je suis une femme au milieu d'un motif finement tissé d'émotions et de temps, que bien des choses qui se produisent simultanément ont de l'importance pour ma vie, que les événements n'interviennent pas les uns après les autres, mais sur plusieurs plans simultanés de pensées, de rêves et de sentiments, (...) Bien plus tard seulement, la mémoire fera son tri et discernera un fil dans le chaos de ce qui a eu lieu.

Le dispositif narratif d'Auður Ava Ólafsdóttir adopte avec beaucoup d'habileté un récit circulaire et non linéaire où le point de départ et d'arrivée semblent se confondre, la réalité venant enrichir le sens de cette photo énigmatique et un peu floue commentée dans le chapitre zéro. Une structuration qui lui permet d'entamer avec la vivacité du présent un récit rétrospectif et anticipatif plus propice à dégager le sens d'un destin. Et ceci d'autant plus qu'outre quelques flashes-back, de nombreux passages en italique traduisent toutes ces bribes de souvenirs et de rêves, de paroles lues ou entendues, qui travaillent en sourdine l'esprit encombré de son héroïne.

A cette construction remarquable s'ajoute l'enchantement du style sobre, poétique et fantasque d'une auteure qui dans une sorte de "road trip" enchanté nous renvoie à l'atmosphère des contes (2), tout en ancrant fortement son roman dans cette terre islandaise si dépaysante et en éclairant avec finesse des relations humaines assez universelles - notamment le rapport à l'enfant et à la différence ou les rapports de couple.

Une auteure qui de plus se garde bien de tout expliciter ou même de véritablement clore son roman, laissant au lecteur le plaisir de le compléter et le continuer.

2) Prophéties, bestiaire enchanté, magie des brumes et des apparitions, sans compter toute la symbolique des chiffres...

 

 

 

 

 

 

 

 

L'Embellie, Auður Ava Ólafsdóttir, traduit de l'islandais par Catherine Eyjòlfsson, Zulma , 2017, 336 p.

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Au%C3%B0ur_Ava_%C3%93lafsd%C3%B3ttir

 

EXTRAIT :

On peut lire les premières pages (p.11/18) : ICI

 

 

 

Publié dans Fiction

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L
Je suis heureux de voir découverte et mise en valeur cette auteure qui mérite largement selon moi d'être lue et connue. Je recommande particulièrement ces autres livres : Rosa Candida (2015) et Le rouge vif de la rhubarbe (2018) chez le même éditeur,merveilleux de poésie, de délicatesse, de fraîcheur...
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