La Femme aux Cheveux roux, de Orhan Pamuk

Publié le par Emmanuelle Caminade

La Femme aux Cheveux roux, de Orhan Pamuk

Ecrit quelques mois avant le coup d’Etat manqué de juillet 2016, La Femme aux Cheveux roux a pour décor Istanbul et la bourgade d'Öngören, désormais intégrée à cette grande mégapole, et se déroule de 1985 à fin 2015 dans un pays toujours marqué par le coup d'Etat militaire de septembre 1980 (1) et sur fond d'urbanisation croissante.

Ohran Pamuk insère ainsi ce dernier ouvrage dans "les bouleversements de la Turquie contemporaine et les métamorphoses de sa capitale" (2), nous proposant un roman se voulant «édifiant», «aussi crédible qu'une histoire vraie et aussi familier qu'un mythe», dans lequel un jeune héros tente de donner sens à sa vie, à sa présence au monde.

1) Où l'armée avait instauré un nouveau régime - qui ne devint civil qu’en 1983 :

 https://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2012-09-12-Turquie

2) Cf Wikipédia :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Orhan_Pamuk

 

Istanbul

Habile conteur, l'auteur réussit, grâce à une construction narrative sachant préparer, annoncer les événements mais aussi ménager des surprises, à raconter une histoire nous tenant en haleine comme une enquête, tout en y opérant moult jeux d'échos et de miroirs et entrecroisant avec une remarquable maîtrise de nombreux thèmes de réflexion.

Il s'y interroge essentiellement sur les rapports de domination et de soumission et sur la transmission en sondant «les mystères de la relation père-fils.» - ou maître-apprenti et plus largement Etat-citoyen -, ainsi que sur la liberté de nos tragiques destinées. Et il y revisite et compare les grands mythes occidentaux et orientaux parricides ou filicides –  ceux d'Oedipe-roi (3) et de Rostam et Sohrâb (4) surtout -, en analysant leurs diverses représentations - notamment picturales.

Et, ce faisant, il nous permet de mieux comprendre cette Turquie profonde si éloignée de son élite européanisée et sa tendance à l'autoritarisme, au despotisme, tout en rappelant le rôle capital que peuvent jouer la culture, l'art et l'écriture, et précisant même la manière dont il convient d'écrire - si bien que l'on finit par se demander qui raconte réellement cette histoire !

3) Oedipe-roi de Sophocle : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C5%92dipe_roi

4) Histoire tirée du Shâhnâme / Livre des Rois de Ferdowsi, grande épopée iranienne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Livre_des_Rois_(Ferdowsi)

 

 

Le père de Cem, pharmacien et militant politique qui fut emprisonné deux ans et torturé quelques années auparavant pour ses idées gauchistes, disparaît de nouveau, cette fois-ci semble-t-il pour commencer une nouvelle vie. Abandonnant sans la moindre explication sa femme et son fils de quinze ans à leurs interrogations et leur souffrance, ils les laisse de plus dans une situation financière précaire.

Cem, se fait alors un peu d'argent comme vendeur chez Deniz, le libraire du marché de Besiktas qui le prend sous sa protection. Il y assouvit sa soif de lecture, rêvant de devenir écrivain, et y découvre notamment Le voyage au centre de la terre de Jules Verne et, surtout, un résumé d'Oedipe-roi de Sophocle (dans un vieux recueil sur l'interprétation des rêves) qui le marque profondément.

L'été suivant, pour pouvoir payer son cours préparatoire à l'examen d'entrée à l'université, ce jeune citadin éduqué et plutôt gringalet devient le deuxième apprenti du puisatier Maître Mahmut qui exerce sa «profession ancestrale avec une intuition millénaire». Il l'aidera à creuser un puits sur un plateau désert à quelques kilomètres de la bourgade d'Öngören - ce que sa mère accepte à condition qu'il n'ait jamais à y descendre.

Et après cette courte expérience capitale qui changera le cours de sa vie, il ne deviendra pas écrivain mais ingénieur géologue et entrepreneur dans le bâtiment, tandis que sa passion pour les histoires et les mythes ne fera que s'accroître ...

Lady Lilith, Dante Gabriel Rossetti

Le livre se divise en deux grandes parties aux tonalités différentes qui épousent le récit rétrospectif fait par le héros, une trentaine d'années après le départ du père. Et une sorte d'épilogue vient compléter l'histoire en nous ménageant une belle surprise narrative.

 

Dans la première partie, le jeune Stambouliote nous conte au jour le jour son initiation durant un mois de juillet étouffant, décrivant le dur labeur mené à l'ancienne avec pelle, pioche et seau sous l'autorité exigeante et dans la proximité constante de ce puisatier qui conjugue expérience et expertise avec l'art de raconter des anecdotes et des histoires merveilleuses «aussi instructives qu'effrayantes » - souvent tirées du Coran.

Très vite Maître Mahmut considère ce «petit bey» un peu comme un fils lui devant écoute et obéissance en échange de son affection, de son éducation et de sa protection, et le héros nourrit à l'égard de ce substitut de père des sentiments ambigus.

Le soir, ils se rendent souvent à Öngören où Cem aperçoit un jour une séduisante femme aux cheveux roux ayant le double de son âge qu'il n'aura de cesse de retrouver. Il tombe ainsi follement amoureux de cette actrice «à la jolie bouche et au regard triste et mystérieux» qui fait partie d'une troupe de théâtre populaire ambulant : une figure de liberté, «rousse non de naissance mais de [sa] propre initiative». Et quand il assistera enfin à un spectacle sous le «chapiteau du Théâtre des légendes édifiantes» installé dans la bourgade, des scènes le bouleverseront - tirées notamment de l'aventure de Rostam amené à tuer sans le savoir son fils Sohrâb.

Mais l'eau tarde à venir et Maître Mahmut s'acharne à creuser un puits si profond qu'apparaît «en filigrane, une notion de malédiction», tandis qu'Ali, son premier apprenti, l'a quitté et que Cem ne lui fait plus confiance …

 

Cette partie s'avère ainsi une sorte de roman d'apprentissage au cours duquel le jeune héros va découvrir l'amour mais aussi la liberté et la culpabilité qui le révèleront à lui-même. Un héros qui va mûrir et s'émanciper en tant qu'individu mais gardera «une tache noire» dans son âme.

D'une simplicité tranquille riche de symboles, l'écriture, jouant notamment sur les ténèbres et la lumière, nous y plonge introspectivement dans l'obscurité de l'âme du héros, cherchant à en dénouer le «nœud inextricable», et donnant ainsi un puissant sentiment de profondeur.

 

Œdipe et le Sphinx, Ingres,  (détail)

 

Dans une deuxième partie plus complexe, à la fois foisonnante et érudite, le héros continue sa quête de soi car l'énigme d'une vie semble infinie.

Une fois revenu à Istanbul, il tente d'oublier cette aventure marquante. Devenu géologue et marié à Ayse - dont il ne pourra jamais avoir d'enfant -, il s'investit alors avec elle de manière compensatoire dans une entreprise de construction qui deviendra florissante en une époque de spéculation immobilière : «Tout le monde construisait, achetait, spéculait, et la ville s'étendait à une vitesse déconcertante

Mais Cem semble toujours obsédé par ces histoires de parricides et de filicides, dévorant notamment Oedipe-roi dans son intégralité «comme s'[il] espérait y découvrir le secret de [sa] vie». Et les deux époux vont désormais partager cette passion pour les antiques histoires et les mythes oedipien et «rostamien», fréquentant avec bonheur les bibliothèques à la recherche des manuscrits enluminés du Shâhnâme et visitant les musées d'Europe pour trouver des représentations picturales d'Oedipe et les comparer avec les représentations persanes de Rostam et Sohrâb…

Jusqu'à ce que, travaillé par le désir de revenir sur les lieux de cette expérience pour lui fondatrice - qu'il avait jusque-là tenue secrète -, le héros ne soit rattrapé par son destin, tandis qu'Ongören se voit avalé par la ville tentaculaire d'Istanbul...

 

La Femme aux Cheveux roux ne semble pas pour autant un roman sur la fatalité, même si les histoires évoquées «portent sur la question du destin». Il souligne en effet bien plus, outre la culpabilité dont elles traitent toutes, l'aveuglement et la répétition. Car tout comme le héros a «le sentiment d'avoir déjà vécu ce qu'il [lit]» et de revivre ses souvenirs, «les choses que vous entendez dans les contes populaires et les anciens mythes finissent par arriver», car «la vie rejoue la légende».

Ivan le terrible tue son fils, Ilia Répine

Du despotisme étatique


Nous avons tous plusieurs pères dans ce pays : la patrie, Dieu, les militaires, les chefs de la mafia (…) Personne ne peut survivre sans père ici.

La Femme aux Cheveux roux comporte de nombreuses strates de lecture parmi lesquelles la critique de la politique autoritaire de L'Etat turc et la mise en lumière des visions orientale et occidentale de ce rapport de l'Etat aux citoyens, des racines culturelles de l'autoritarisme et de l'individualisme.

Les Turcs auraient ainsi besoin d'un «père fort, ferme et constant» qui leur «dise ce qu'il convient de faire». Peut-être car ils ont «sans cesse besoin d'entendre [qu'ils ne sont] ni coupables, ni pêcheurs», la liberté se doublant pour eux d'un sentiment de culpabilité.

Et «la violence et le remord» émanant du tableau d'Ilia Répine représentant Ivan le terrible ayant tué son fils, évoque ainsi pour le héros cette «puissance implacable de l'Etat», ce «concept de cruauté nécessaire à la sauvegarde de l'Etat».

 

On pourrait établir, selon le narrateur, «un lien entre civilisations à partir de leur conception des notions de parricide et de filicide», les comparaisons entre représentations picturales – mais aussi des crimes des faits divers - montrant «plus de sévérité contre les fils parricides en Orient». Que ce soit l'Etat, l'administration pénitentiaire, la presse ou la société, nul ne s'y élève contre ces crimes et, si «la révolte contre l'Etat est un acte honorable en Europe, ce n'est pas le cas» en Turquie. Et de rappeler le livre de Wittfogel, Le despotisme oriental, constatant qu'«une organisation centralisée et des dirigeants durs» étaient nécessaires «à la survie des pays aux conditions géographiques difficiles». Raison pour laquelle les despotes orientaux se seraient entourés de harems et de fonctionnaires zélés, ayant plus besoin «d'esclaves» que «d'individus évolués ».

 

Rostam et Sohrâb, miniature persane

Le métier d'écrivain


J'aurais voulu être écrivain.

Ce roman, dont la dernière phrase viendra malicieusement faire écho à l'incipit ci-dessus, exalte ce métier d'écrivain de plus en plus difficile à exercer actuellement en Turquie et l'importance des histoires et des mythes dont se détournent désormais les Turcs.

Si le premier père de substitution du héros, un libraire, influera sur son rêve d'écrire, le second, ce puisatier qui creuse profond pour faire jaillir l'eau comme la lumière de l'obscurité, semble une métaphore de l'écrivain.

Mahmut en effet, grand amateur d'histoires, «relatait ces histoires légendaires comme si elles lui étaient réellement arrivées, tout en réfléchissant et agissant en ingénieur quand il coulait du béton», et Cem, devenu expert en strates géologiques et toujours passionné de mythes, rêve désormais d'écrire un livre «sur la structure géologique de la Turquie» en plongeant dans ses racines culturelles. Un livre qu'il désirerait de la «même veine épique et encyclopédique» que Le Livre des rois, qui raconterait «par le biais d'histoires, les mondes sous-marin, les grandes chaînes montagneuses et les strates supposées du sous-sol».

 

Tout au long du roman, s'affirme de plus l'importance de la représentation, de la visualisation, pour parvenir à exprimer une pensée, car les mots ne suffisent pas. Et l'écriture, la littérature,  semble pouvoir résoudre cette distorsion fréquente entre les mots et l'image en les combinant :

«Tout l'univers, je le percevais mais le penser était plus difficile. C'est la raison pour laquelle je voulais devenir écrivain - réfléchir et coucher par écrit toutes les images et les émotions que je n'arrivais pas à exprimer».

«Observer, voir, comprendre et traduire en mots ce que l'on voit» permettrait de plus d'affiner la  pensée en l'exprimant.

 

Dans l'épiloque, Ohran Pamuk nous livre même indirectement ce que doit être à ces yeux un roman, forme qu'il semble privilégier car la plus convaincante pour comprendre l'autre et approcher la vérité. Et il y réaffirme sa préférence pour les histoires édifiantes, celles qui non seulement instruisent mais tentent de rendre l'homme meilleur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Femme aux Cheveux roux, Ohran Pamuk, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Gallimard, mars 2019, 300 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Orhan_Pamuk

EXTRAIT :

On peut lire les premières pages (p. 15/32) sur le site de l'éditeur : ICI

 

Publié dans Fiction

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