L'empire de Nistor Polobok, de Iulian Ciocan
Quatrième roman du journaliste moldave Iulian Ciocan, L'empire de Nistor Polobok – sorti en 2018 sous son titre original Dama de cupă (Dame de cœur) - dresse, comme l'annonce son sous-titre, le «portrait fêlé d'une Moldavie corrompue».
Se déroulant de mai à octobre 2015 dans le climat d'effervescence des élections parlementaires à venir en novembre, c'est un roman comique dystopique aux allures de conte fantastique s'attachant à décrire le quotidien absurde de la vie des habitants de Chișinău, réelle capitale d'une République de Moldavie s'épuisant dans une interminable transition depuis 1991 (date où elle devint indépendante de l'Union Soviétique). Un pays divisé se vidant de sa population ne songeant qu'à émigrer, dans lequel le fossé entre nantis et pauvres s'accroît et la société se désagrège, sombrant dans l'amoralité et l'incivilité, tandis que l'Etat défaillant, siphonné par des fonctionnaires sans scrupules, ne survit que perfusé par la Russie et l'Union européenne.
Nistor Polobok, qui occupe un poste important à la mairie de Chișinău, est un sexagénaire débauché et corrompu ayant bâti son empire, non en travaillant dur mais en «volant sec» tout au long de sa carrière. Un soir, en rentrant dans son «palais pharaonique» du Télécentre - le quartier résidentiel des parvenus -, il bute sur une étrange fissure ouverte dans l'asphalte juste devant son portail. La crevasse va très vite s'agrandir, menaçant sa demeure et celles de ses voisins, ce qui perturbe son sommeil, des cauchemars récurrents faisant naître chez lui un curieux sentiment de culpabilité. Jusqu'à ce qu'un rêve apocalyptique d'une intensité terrifiante lui présage la disparition de la ville entière.
Une fois son palais englouti, il se décide à consulter une voyante. Cette dernière lui révèle qu'il est responsable de cette catastrophe ravageant la capitale et que tout ce mal n'est dû qu'à une seule de ses nombreuses fautes : une faute liée à une énigmatique dame de cœur. S'il réussit à s'en faire pardonner, il sera sauvé et sauvera les autres.
En quête de rédemption, il va donc tenter de se remémorer cette faute oubliée et partir à la recherche de cette dame de cœur, tandis que la crevasse se propage, gagnant progressivement le centre et avalant tout sur son passage. Et, comme une sorte d'apôtre repentant, il va annoncer partout l'imminence de la catastrophe, distribuant même généreusement son argent si mal gagné.
Mais personne ne voudra le croire, tant cette société engoncée dans ses habitudes est incapable de se remettre en cause et de voir dans cette fissure devenue gouffre sans fond autre chose qu'une calamité naturelle ne la concernant pas directement. Et dans ce lieu où l'indifférence et le cynisme sont devenus la norme, on prendra son étonnant souci de l'autre pour de la folie.
La construction circulaire de ce livre divisé en vingt-six courts chapitres semble traduire avec pessimisme un éternel recommencement cyclique, l'homme ne semblant jamais savoir, dans «cet espace de transition sans fin», tirer les leçons des événements, même quand la catastrophe s'annonce.
Un narrateur omniscient développe l'intrigue dont il entretient la tension en s'attachant d'abord de manière linéaire au héros Nistor Polobok. Puis il rompt peu à peu son fil narratif principal pour s'intéresser au quotidien de la vie de nombreux autres personnages et brosser une réjouissante galerie de portraits hauts en couleurs, en n'hésitant pas à s'attarder sur les détails. Et il incarne ainsi cette Moldavie de la Transition où se côtoient maire et fonctionnaires municipaux, juges, procureurs et sergents de police, retraités, journaliste, étudiant, candidat à l'exil en Roumanie, chauffeur de taxi, infirmières ou fermier … Sans compter les écrivains (1) et le professeur de philosophie qui, dans une savoureuse mise en abyme, donnent à l'auteur l'occasion de formuler avec beaucoup d'autodérision son projet littéraire. Et tous - ou presque – apparaissent prisonniers de leurs désirs et de leurs frustrations et voient leurs rêves d'argent et de puissance, d'amour, de sexe ou de gloire avorter risiblement.
1) Des romanciers à l'eau de rose vers lesquels le public afflue aux minimalistes ou aux postmodernistes...
Iulian Ciocan fait une satire appuyée mais pleine de lucidité de la société moldave, nous plongeant de manière comique dans l'atmosphère de ce royaume du "chacun pour soi" perverti par l'argent où règnent la débauche sexuelle et la goujaterie. Il croque notamment avec humour, outre le monde des lettres, celui si apparemment varié des médias et, surtout, l'incurie d'une municipalité corrompue et de ce tout ce monde politique qui impacte tant la vie des gens. Et il éclaire cette fascination contagieuse, non pour le bien commun, mais pour cette voie royale d'enrichissement personnel incitant nombre d'individus à s'embarquer en politique et à naviguer à vue sans hésiter à changer souvent d'embarcation.
Avec beaucoup de vivacité et un humour subversif à défaut d'être toujours subtil, l'auteur manie tant l'ironie et le grotesque que l'absurde et le fantastique. Recourant à de nombreux dialogues, il joue de l'extrême familiarité de la langue et du contraste entre cette langue très populaire - illustrant aussi la vulgarité des parvenus - et celle, plus châtiée, des intellectuels. Une langue émaillée de quelques expressions russes, typiques d'un pays à la fois roumanophone et russophone, et riche de mots-valises. Il aime de plus caricaturer institutions et surtout personnages en les affublant de noms aussi ridicules que signifiants (2). Et même si, contrairement au lecteur moldave, le lecteur français est rarement en mesure de savoir quelle personne réelle a inspiré tel ou tel personnage (3), il a bien conscience de pénétrer dans un roman à clef.
2) Comme Télé Rédemption ou la clinique Arcadia qui connaîtra un funeste sort, le maire Denis Pommeterre ou la journaliste Natalia Pommeaigre, le juge Butor ou l'étudiant Radou Bègue ...
3) On comprend bien que ce pays semble captif d'un «grand oligarque à gueule de chimpanzé» tirant toutes les ficelles, y devinant (grâce à Google!) Vladimir Plahotniuc, l’entrepreneur et homme politique le plus riche de Moldavie.
On pense immédiatement au film du réalisateur russe Yuri Bykov, L'idiot (Durak, 2014) (4), conte politique sur la faille d'un immeuble - quoiqu'il relève plus du réalisme que du fantastique. Une faille qui s'avère de même la métaphore de l'état de corruption et de délitement social d'un pays (la Russie).
Un plombier expert tente d'y sauver les huit-cents habitants démunis de cet immeuble décati en passe de s'effondrer. Mais il se heurte au maire et à des fonctionnaires municipaux paresseux ne reculant devant aucun moyen pour conserver leurs privilèges, comme aux locataires incrédules incapables d''imaginer que l'on puisse sérieusement se démener pour eux de manière désintéressée. Et le terme d'idiot (de "crétin") désigne, non à proprement parler le protagoniste mais la manière dont ces gens ancrés dans leur mesquinerie et leur veulerie le voient.
4) https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Idiot_!
Nistor Polobok sentit son crâne transformé en passoire par ce brouhaha diabolique, un désespoir dévorant prendre possession de lui, son corps se convulser sur le bord de la crevasse, soudain frappé d'épilepsie. C'était comme si tous les malheurs du monde venaient de s'abattre d'un coup sur son être, comme si son âme s'était mise à souffrir d'une universelle pitié pour de pauvres suppliciés.
Le héros nous renvoie également à L'idiot de Dostoïevski, même s'il n'est pas à priori un "innocent" mais s'est métamorphosé en philanthrope altruiste suite à la contemplation de la crevasse et à des hallucinations révélatrices. Partageant soudain son épilepsie, il acquiert alors comme lui une immense compassion pour l'humanité entière. Mais, pas plus que le prince Mychkine, Nistor Polobok ne réussira à éviter la catastrophe et à sauver le monde.
Et c'est surtout dans le sillage des Ames mortes (5), satire impitoyable de la société russe du milieu du XIXème dénonçant la médiocrité humaine, que s'inscrit ostensiblement et malicieusement ce roman dans lequel Iulian Ciocan introduit «du miraculeux dans la réalité postsoviétique» pour nous montrer que le réel est fantastique, à l'instar de Gogol - repris par son philosophe moldave théorisant «le concept de bizarre-merveilleux» !
Et le clin d'oeil envoyé par le titre original à la nouvelle fantastique La dame de pique évoque tant Pouchkine qu'indirectement Les Ames mortes dont le sujet avait été donné à son auteur par le grand écrivain russe.
Mais Nistor Polobok, roulant en BMW conduit par son chauffeur (réplique moderne de Tchitchikov conduit en calèche par son cocher) n'en restera pas à l'Enfer et à ses moult références diaboliques. Il s'engagera résolument sur le chemin de la rédemption morale qu'avait prévu pour son héros Gogol. Et, tout comme ce dernier donna une interprétation mystique à son roman comique peignant une galerie de portraits inoubliables, Iulian Ciocan, par la voix de son écrivain minimaliste roumanophone, semble s'engager sur le même chemin.
Iulian Iordachescou (qui porte le même prénom que lui) s'apprête en effet à raconter aussi «l'histoire de la crevasse» dans son quatrième roman, faisant de celle-ci l'endroit «où s'accumule tout le mal de la transition moldave», où toute «la décadence morale» s'entasse pour «former une pelote mystique».
Et quand on voit la froideur, l'indifférence avec laquelle le narrateur, restant dans le simple constat, voit, tout comme les personnages, hommes, femmes et enfants tomber dans la crevasse, on comprend que, dans cette Moldavie de la Transition, les âmes vivantes ont cédé la place aux âmes mortes.
5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_%C3%82mes_mortes
L'empire de Nistor Polobok, Iulian Ciocan, traduit du roumain par Florica Courriol, Belleville éditions, mai 2019, 216 p.
https://notes.belleville-editions.com/livre/l-empire-de-nistor-polobok/Tout-sur-le-livre/
1
p.7/11
Nistor Polobok, sexagénaire trapu à la barbe en fil barbelé poivre et sel, rentrait chez lui satisfait dans sa voiture de fonction. Monsieur Polobok était Chef du cabinet Architecture-Urbanisme-Cadastre à l'Hôtel de ville de Chișinău *. Il sortait d'un raout de première classe avec poules de luxe et orchestre folklorique, point d'orgue d'une journée réussie qui l'avait enrichi de quelque trois mille euros. Ce rond-de-cuir à calvitie précoce avait fini par accorder, au terme d'épuisantes négociations, un permis de construire à un gros patron qui le relançait sans relâche pour réaliser son vieux rêve : construire une station-service en plein centre-ville, au beau milieu d'un joli petit parc. Plein d'allégresse et légèrement gris, il se demandait à présent comment dépenser son pot-de-vin tout en contemplant derrière la vitre les rues désertes de la ville endormie qui dispersaient voluptueusement au vent leurs détritus épars, dans l'attente des balayeurs du petit matin. Sur un trottoir défoncé, une bouteille de bière roulait doucement, poussée par une brise essoufflée.
La BMW s'engagea dans une petite rue paisible du quartier Télécentre pour s'arrêter devant un imposant portail derrière lequel s'élevait un palais pharaonique.
- Nous sommes arrivés, Nistor Fiodorovitch *, dit Vaséa, le chauffeur, sans tourner la tête vers son chef.
La voix monotone trahissait un léger dégoût qui déplaisait fort à Nistor Polobok. On aurait dit que Vaséa commençait à en avoir plein le dos d'être obligé de conduire le directeur de réceptions en réceptions et de l'attendre parfois jusqu'après minuit. De son côté, le directeur considérait, et non sans raison, que son chauffeur aurait dû lui être reconnaissant des privilèges que lui assurait son emploi à l'Hôtel de ville. Vaséa aurait-il jamais pu devenir propriétaire, et ce pour une somme modique, d'un studio dans un immeuble flambant neuf si Nistor Polobok n'était pas intervenu en sa faveur ? Mon œil !
Son sexagénaire de chef étant descendu avec peine de l'auto, et celle-ci avait filé sans demander son reste, comme soulagée d'un énorme fardeau. Nistor Polobok avait plongé une main dans la poche de son pantalon tout en contemplant le haut mur de béton qui entourait de tous côtés la fabuleuse bâtisse. Constatant pour la millième fois qu'il possédait là une bien belle demeure, Nistor Polobok eut un petit hoquet de satisfaction. Cette nuit de mai était enchanteresse, sereine,brillant d'une foule d'étoiles dont les lueurs tremblotantes finirent par détourner les yeux du fonctionnaire de son immense demeure vers le ciel.
Que peut bien signifier ce clignotement des étoiles ? Se demanda Nistor Polobok, mais la fatigue accumulée d'une journée trop longue eut aussitôt raison de toute tentative de réponse.
Les feuilles de l'érable du portail bruissaient sous une douce brise. Un chat dont on distinguait vaguement la silhouette sous la lumière blafarde d'un lampadaire lança un miaulement lascif et se perdit dans la nuit.
Il faut que je me repose ! se dit le fonctionnaire, et il se dirigea mollement vers l'imposant portail.
Il eut à peine le temps de faire deux pas que son pied droit buta sur une aspérité dans l'asphalte. Il trébucha et s'écroula dans une position ridicule en poussant un grognement terrible. Il éprouva aussitôt une vive douleur à la cheville.
-Bon sang de bon Dieu ! S'écria-t-il en s'efforçant d'extraire son pied de la fissure plutôt profonde . Lorsqu'il réussit enfin à se relever, avec la sensation d'avoir échappé aux mâchoires d'un étau rapace, sa cheville le lançait et, manque de pot, il s'était écorché un genou. Il fit une tentative prudente pour transférer tout le poids de son corps sur la jambe touchée, sans cesser de zyeuter, perplexe, la brèche qui l'avait attiré dans son piège. Saloperie ! Comment une pareille fente avait-elle bien pu s'ouvrir juste devant son portail ? Il finit par se ressaisir, prit son courage à deux mains et boitilla jusque chez lui en s'arrêtant de temps à autre pour apaiser l douleur lancinante. Il entra en chancelant dans le hall de son palais-pot-pourri de fantaisies architecturales discordantes …
* Les astérisques renvoient à un petit "index connecté" à la fin de l'ouvrage
(...)