Le rire de Sade, Essai de sadothérapie joyeuse, de Marie-Paule Farina

Publié le par Emmanuelle Caminade

Le rire de Sade, Essai de sadothérapie joyeuse, de Marie-Paule Farina

Marie-Paule Farina voue une immense admiration à l'oeuvre de Sade - si méconnue ou mal comprise - qu'elle a étudiée en profondeur dans toute sa diversité, avec culture, rigueur et finesse. Elle a aussi été touchée par l'homme d'esprit et de cœur si longtemps enfermé de manière arbitraire et injustement décrié, tant à son époque que de nos jours.

Après Comprendre Sade (Max Milo 2012), sorte de mise en bouche qui aiguisa notre appétit, et Sade et ses femmes (François Bourin 2016) qui, au travers de sa correspondance essentiellement féminine, nous fit découvrir cet homme courageux, tendre et malicieux ne concordant en rien avec sa réputation sulfureuse, elle remonte au front avec la même passion pour défendre la «cause sadienne». Pour tenter de rétablir la vérité et de rendre justice à l'oeuvre comme à son auteur.

Dans Le rire de Sade, Essai de sadothérapie joyeuse, essai étayé de nombreuses, diverses et consistantes citations toujours situées dans leur contexte, elle s'attache à mettre en lumière la grande gaieté de cette œuvre absolument unique publiée en pleine Révolution française - anonymement, le plus souvent, ou signée. Et elle semble bien la seule, depuis le XXème siècle (où l'on put enfin accéder à l'intégralité des textes sadiens et notamment à la correspondance), à avoir entendu le colossal rire de Sade, mais aussi celui de Flaubert lisant Sade - ces deux écrivains se partageant son panthéon littéraire.

Goya, Les Caprices  (Le songe de la Raison produit des monstres)

Deux grandes parties structurent cet essai.

Dans la première, intitulée Femmes, encore un effort pour devenir sadiennes qui, comme l'Histoire de Juliette de Sade s'adresse d'abord aux femmes (1), mais aussi aux hommes «sensibles», Marie-Paule Farina s'investit de la manière la plus personnelle et subjective, mais toujours en s'appuyant (objectivement) sur des textes.

Elle nous y présente chaleureusement cet ami de bonne compagnie sur lequel on s'acharna – et s'acharne encore ! - avec tant de férocité : un homme soucieux du bien-être de ceux qui ne détiennent pas le pouvoir, et particulièrement de celui des femmes que, contrairement aux hommes de son temps, il traite en individus dotés d'intelligence, «en adultes, mais ayant gardé de l'enfance la malice, le goût du jeu, du déguisement et des contes terrifiants». Et elle nous invite avec humour à faire une cure de ce «langage cynique» «éveilleur d'âme», de ces «foutre» et «bougre» que nous n'osons entendre ni prononcer (2). Un langage consolateur et libérateur inclinant à l'ouverture et à la tolérance.

Fine connaisseuse du XVIIIème siècle, elle y éclaire les mensonges et les sophismes, «l'ombre sur laquelle se construit la Lumière et la Raison de notre Civilisation», levant le voile sur ce que l'on n'a pas su ou voulu voir : Sade, comme un «enfant impuissant», se contente d'imaginer et de «frapper l'air», et les tortures inventées par ses «bourreaux de papier» ne sont qu'un «concentré grand-guignolesque de celles inventées par les bourreaux réels», elles ne sont que «l'effet d'une mystification mordante, alors que les leurs s'exécutent tous les jours».

Elle n'hésite pas enfin à "rompre quelques lances avec ses contemporains" (3), anéantissant (littérairement, textuellement parlant) ces sérieux universitaires, critiques ou écrivains, tous ces détracteurs et ces ennemis incapables d'embrasser l'oeuvre et le personnage dans leur intégralité. Et elle les renvoie à leurs a priori nourris de la «rumeur» (4), de la «" connaissance" par ouïe dire», à leur ignorance et leur aveuglement et parfois même, comme Michel Onfray, à leur ridicule, leur malhonnêteté et leur outrecuidance.

«Quand les critiques se prennent pour des justiciers et se conduisent en procureurs et en matamores, quand tout le monde juge tout le monde et ne comprend personne», n'est-il pas essentiel de faire entendre le rire de Sade, de «voir enfin combien notre époque, avec toutes ses certitudes, est à la fois tragique et grotesque

 

 

La deuxième partie, Apologie de Sade, de loin la plus longue, approfondit le sujet très sérieusement (mais sans que l'auteure ne se prenne pour autant au sérieux) et s'avère non seulement une défense convaincante mais un magnifique éloge de l'oeuvre et de l'homme.

Exploitant et croisant de nombreux textes, de Sade (5) essentiellement mais aussi de ses critiques, biographes ou admirateurs comme Flaubert..., Marie-Paule Farina s'y concentre avant tout sur ses «romans noirs obscènes» mêlant étonnamment la pornographie et la philosophie : des «romans d'imagination totalement irréalistes mais suffisamment vraisemblables pour soutenir l'intérêt de ses lecteurs». Elle voit en effet «le bijou le plus étonnant et le plus méconnu de notre littérature et de notre philosophie» dans ces «deux ou trois mille pages les plus pétaradantes, les plus effrayantes et les plus joyeuses» que sont La nouvelle Justine et les malheurs de la vertu, suivi de L'histoire de Juliette, sa sœur et les prospérités du vice !

 

1) «Femmes, prudes, dévotes ou timides, profitez journellement et sans crainte de ces conseils ; c'est à vous que l'auteur s'adresse.» (épigraphe du livre)

2) « - Oh foutre ! Il n'est plus temps de reculer... Bougresse !

Ces mots cruels raniment notre infortunée;(...) »

(épigraphe de la première partie, tirée de La nouvelle Justine)

3)http://d-fiction.fr/2019/06/pour-une-sadotherapie-joyeuse/?fbclid=IwAR1OXuDXoraW_FE3xP3AdoEJsX80hV_PXfN5gq69rXD31TiPGT1wzx23k6Q

4) Une légende Sadienne-sadique ayant préexisté à l'oeuvre et entretenue encore jusqu'à nos jours comme un fait acquis par certaines personnalités littéraires (de Marthe Robert la spécialiste de Kafka ou Marguerite Yourcenar à Michel Onfray, sans compter nombre d'universitaires soi disant spécialistes …)

5) Puisant notamment beaucoup dans sa correspondance, dans Les 120 journées (écrit avant la révolution), Aline et Vacour, son roman philosophique, ou dans son pamphlet La philosophie dans le boudoir, mais aussi dans des textes moins connus comme Historiettes, contes et fabliaux ou Les crimes de l'Amour (nouvelles héroïques et tragiques assorties d'une sorte de préface Idée sur les romans)... ou même dans des Fragments inédits...

 

 

Pour Marie-Paule Farina, on ne peut prétendre saisir la pensée de Sade sans commencer par lire toute son œuvre (sans en oublier les notes de l'auteur et en y ajoutant sa correspondance) avec la même attention. Sinon on risque de se laisser abuser par cet écrivain imaginatif qui aime jouer des mélanges et des renversements, et de ne pas déceler les «marqueurs» permettant de faire la part des choses et de distinguer quand cet ironiste qui parle souvent par antiphrase dit vrai, et quand il s'amuse à mentir.

Il est de plus tout aussi essentiel pour elle de resituer précisément les textes dans leur contexte historique pour pouvoir les décrypter en profondeur. Et «plus on réintègre Sade dans l'Histoire, plus on situe ses textes, plus l'homme et l'oeuvre apparaissent admirables».

Ce n'est qu'à ce prix que l'on pourra comprendre que «c'est le rapport entre les hommes dans ce qu'il a de plus violent et despotique» que décrit et dénonce Sade, et qu'il ne fait que «traiter l'abus par l'abus» - ce qui «innocente» son œuvre. Une œuvre toute entière prise dans la problématique des «amants de la Nature» contre les «bourreaux de la Nature», s'illustrant notamment dans ces nombreux pastiches de «la métaphore agricole qui sert de masque à la lutte sans fin menée par la Terreur pour construire l'homme nouveau» en coupant tout ce qui pousse de travers ...

 

Enluminure du XIV ème siècle

Bien peu de critiques actuels parlent de «l'effet comique du texte de Sade» que Flaubert et le poète anglais Swinburne avaient, eux, pleinement ressenti au XIXème (sans avoir pourtant à leur disposition autant d'ouvrages que de nos jours). Et dans cet essai très littéraire cherchant à mettre en lumière l'essence comique de son oeuvre, l'auteure analyse la langue sadienne, montrant combien celle-ci exprime le rire libérateur et consolateur de son auteur. Une langue qui lui permit de survivre, de «digérer toutes les horreurs qu'il voyait, qu'il subissait ou imaginait».

Sade, comme Flaubert, nous dit-elle, avait l'obsession de l'image juste et du style. Il aimait malmener le langage et surprendre ses lecteurs pour leur donner «le plaisir d'être scandalisés». Il possède notamment l'art de «littéraliser les métaphores» (6) et son écriture, très travaillée et pleinement maîtrisée, déploie «des prouesses d'ingéniosité», multipliant les allusions, les calembours et les détournements, pour faire «de chaque métaphore un pétard, de chaque dialogue une scandaleuse surprise, de chaque dissertation un rêve ou un cauchemar».

Si Sade invente sans cesse et n'imite pas, Marie-Paule Farina a le mérite de souligner combien son œuvre s'inscrit néanmoins dans une continuité littéraire, dans ce registre du «bas comique» burlesque et carnavalesque moyenâgeux qui inverse le haut et le bas et mêle le sacré et le trivial : celui des mystères et des diableries, comme des contes et fabliaux et de leur bestiaire. Un registre très présent encore dans la culture populaire de cette Provence «encore peu urbanisée et fleurant bon la campagne» à laquelle il était profondément attaché.

Et ce langage sadien s'avère un «art de la fête, de la transfiguration de tout ce que nous vivons de négatif» faisant «du rire le remède de la vie».

6) Prenant les expressions populaires au pied de la lettre en en reversant la perspective, ou récrivant de même à sa manière les anecdotes de l'Ancien Testament et toutes les mythologies

Cet essai revigorant et pertinent, aussi érudit et pointu que sensible et malicieux, incite ainsi vivement à relire l'oeuvre de Sade en tendant l'oreille pour entendre son rire, à entamer cette sadothéraphie joyeuse dont nous avons cruellement besoin à notre époque :

«(…) lisez Sade de toute urgence ! Un homme tendre qui fait, le sourire aux lèvres, l'apologie du vice, ça libère dans un éclat de rire des hommes noirs qui, le couteau à la main, font l'apologie de la vertu.»

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le rire de Sade, Essai de sadothérapie joyeuse, Marie-Paule Farina, L'Harmattan, 9 avril 2019, 262 p.

 

A propos de l'auteure :

http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=36560

 

EXTRAIT :

On peut lire le sommaire et les premières pages sur le site de l'éditeur : ICI

 

Publié dans Essai

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