Le bruit des tuiles, de Thomas Giraud
Thomas Giraud nous transporte au milieu du XIXème siècle, à une époque où de nombreux Européens s'embarquaient pour l'Amérique, attirés par la promesse d'espaces vierges où tout était à construire. Il raconte l'échec d'un grand projet d'expérimentation collective, d'une utopie fourrieriste qui devait aboutir à la liberté et au bonheur. Un projet qui, selon son organisateur, ne pouvait que réussir.
Car Victor Considerant (1), s'érigeant en «prophète», pensait non seulement avoir trouvé le lieu idéal dans la «Terre promise» du Texas mais avoir tout prévu, tout envisagé. Tenant compte des raisons des échecs de ses prédécesseurs qu'il prétendait avoir comprises, ce polytechnicien avait en effet préparé ce projet sur le papier avec méthode; il avait anticipé chaque étape dans ses moindres détails.
Mais «l'Eden sauvage» que ces pionniers - «tous animés de principes égalitaires» à défaut d'avoir pour la plupart «jamais planté un haricot ou une salade de leur vie» ni «jamais monté un mur » - devaient transformer en «Eden harmonique» s'avéra vite un enfer. Car «tout semblait moins préparé sur place que dans ses architectures de papier».
Et sur ces terres infertiles plombées par un climat rigoureux aussi glacial en hiver que caniculaire en été, où s'abattent parfois par malchance des nuages de sauterelles, l'éphémère communauté de Réunion (2) fondée en 1855 à quelques kilomètres de Dallas périclita et disparut cinq ans plus tard.
1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Considerant
2) https://fr.wikipedia.org/wiki/La_R%C3%A9union_(phalanst%C3%A8re)
Si l'auteur part d'un épisode et d'un personnage réels, son récit qui embrasse la réalisation de ce projet de manière globalement linéaire (à quelques exceptions près), de sa conception et sa promotion par son initiateur aux étapes de sa mise en place sur le terrain et de son échec en passant par le voyage, n'a rien d'une reconstitution documentaire. Thomas Giraud prend en effet beaucoup de libertés avec les faits dans Le bruit des tuiles, modifiant, supprimant et ajoutant des éléments pour se concentrer sur certains aspects en les grossissant. Il s'agit en effet manifestement pour lui de creuser surtout dans cette histoire ce qui l'intéresse. Et il s'attache d'abord à montrer les enjeux différents des uns et des autres.
Au travers d'un narrateur omniscient épousant tour à tour différents points de vue (3), faisant parler ceux qui étaient là, il éclaire ainsi les véritables motivations des différents protagonistes, leurs attentes, leurs déceptions et leurs réactions, imaginant leurs pensées et leurs émotions, leur ressenti, dans un roman psychologique tentant de pénétrer les ressorts de l'âme humaine.
3) Ceux du concepteur du projet et des différents colons bien sûr, mais aussi de l'agent François Cantagrel qui avait été envoyé prospecter et négocier les terres, ainsi que de leurs voisins américains ou de la presse locale... (l'auteur ayant considérablement réduit le nombre de colons, sans doute pour pénétrer ce projet de manière plus intime, des colons qu'il fait arriver avec presque rien ce qui renforce encore l'érection de cette ville "ex nihilo" ...)
Et, mesurant ainsi l'écart entre les rêves et la réalité, son roman prend également la mesure des mensonges, cet écart se reflétant aussi dans celui séparant les deux livres de Victor Constant, Au Texas et Du Texas (4).
Dans le premier en effet, qui suscita lors de sa publication en 1854 un vif engouement, ce dernier vante le paradis texan, mêlant «exaltation mystique et détails prosaïques sur la nécessité de fonder une nouvelle société» en ce lieu, tandis que dans le second, premier rapport de cette expérience ratée, il répond aux critiques d'impréparation et d'imposture technique qui lui furent faites, n'endossant que quelques petites erreurs sans conséquences, et refusant d'assumer la responsabilité de l'échec en la reportant sur les autres.
Le bruit des tuiles illustre cette tendance si humaine à vouloir plier la réalité à ses désirs, et à s'étourdir, à «faire comme si» pour ne pas perdre la face quand elle ne s'y soumet pas : «Personne n'était dupe et en même temps tous jouaient à être dupes, c'était plus simple». Quant au concepteur du projet qui toujours sut agencer ses mots pour en faire de beaux principes, il s'emploie à cacher «les choses qu'il ne voulait pas qu'on voie», ses mots devenant «coquilles vides puis avec le temps moins que ça, des mensonges». Un homme qui s'enfermera dans la plus profonde mauvaise foi, refusant de chercher à comprendre «les causes de ce monde bancal, pénible même, alors qu'il l'avait imaginé stable et prévisible comme doit l'être le paradis».
4) L'auteur trafiquant un peu pour conforter son propos en adjoignant notamment ce "à mes amis" au premier livre et non au second, et en repoussant la date du second pour la faire coïncider avec la fin définitive de l'aventure
Victor Considerant
De Victor Considerant, l'auteur fait de plus une figure du rationalisme triomphant, du scientisme arrogant, qu'il rehausse encore en lui adjoignant dès le troisième chapitre une figure antinomique avec le colon Leroux – probablement inventé -, ces deux héros traduisant deux rapports différents au monde.
Considerant s'avère la quintessence de l'esprit moderne rationnel. Il croit, comme beaucoup à l'époque, à la toute puissance d'une Science capable de dominer la nature. Son projet est «organisé comme une machine avec ses rouages, ses tiroirs, ses sous-rouages, ses courroies » et il tient ferme cette rationalité jusque dans l'articulation de ses discours. Il a dessiné «de jolis plans sur des papiers pliés, dépliés et toujours repliés dans les mêmes plis» et il a calculé les probabilités réduisant quasiment à néant la part d'imprévu.
Mais ses calculs s'apparentent «à de la magie» et il ressemble à un mystique porté par «la pureté mathématique», à un prétentieux démiurge pensant créer «un paradis supérieur à celui que Dieu aurait pu faire». Et, par certains côtés, sa mégalomanie, favorisée par les dérives scientistes de son époque, sa croyance en la création d'une ville «ex nihilo», nous renvoie à celle de Francisco Hernando dans le roman d'Anthony Poiraudeau Projet El pocero, dans une ville fantôme de la crise espagnole.
Enfermé dans ses rêves de gloire, ayant tout fait pour «préparer le bonheur de tous dans une vie harmonieuse», il ne s'était pas préparé à affronter le malheur. Et quand le Suisse Frick lui demande à leur arrivée : «Et nos morts on les mettra où ?», il ne lui répond pas. Car il n'avait sans doute «pas réellement prévu qu'il y aurait des morts».
Leroux par contraste est un manuel, un terrien. Ayant hérité du savoir faire et de la ferme de son père, il vivotait en se préparant «à une mort tout aussi insignifiante». Voyageant léger mais en emportant quelques graines, il va s'engager dans cette aventure pour renaître. Et en apercevant cette grande plaine calcaire «disant tout des choses impossibles» il comprendra d'emblée «l'irréalisable à venir». Mais il ne renoncera pas et sera même le dernier à rester, car «sa deuxième histoire, deuxième vie ratée peut-être» a le mérite «d'être vraiment la sienne» : c'est une vie choisie dont il n'a pas honte d'assumer l'échec. Il est ainsi le symbole de notre obstination à vivre en connaissant l'issue fatale, de ce désir qui nous pousse en avant avec toujours des projets, si minimes soient-ils, avec «des tas d'affaires en devenir».
En osmose avec cette nature qu'il apprendra à connaître, Leroux s'abandonnera tel un animal à son jaillissement, aux sensations et aux émotions, dans un rapport au monde qui n'est pas de domination. Et ce n'est pas un hasard si le trentième et dernier chapitre du livre met en valeur son point de vue (exprimé pour la première fois à la première personne). Dernier homme vivant et libre, accumulant divers objets, il se fait aussi la mémoire de ceux qui ont vécu avec lui et semble sur la fin une sorte de double de l'auteur. Un personnage recueillant visiblement sa sympathie et qui lui aurait transmis la tâche de raconter cette histoire, puisqu'il n'a plus personne à qui la raconter...
Maison en ruine de Réunion (dans les années 1930)
Thomas Giraud, prenant un certain recul philosophique, interroge ainsi plus largement la condition humaine et la manière dont nous pouvons donner sens à nos vies précaires quand se présagent toujours la mort et l'écroulement de tout ce que nous bâtissons. Une inquiétude, une angoisse que pour vivre nous tentons souvent d'oublier.
C'est bien cette angoisse que reprend le bruit de ces tuiles qui peu à peu s'effondrent quand les murs des maisons s'ébranlent, cette peur du toit qui s'écroule qui donne son titre au livre. Une judicieuse formule métaphorique sans cesse reconduite avec quelques variantes qui résonne comme un leitmotiv. Comme une sorte de contrepoint se développant sous l'aventure humaine, une sorte de basse continue, d'ostinato funèbre.
Et l'écriture de ce livre, très poétique et musicale, mélancolique mais aussi lumineuse nous emporte et nous séduit. C'est une écriture classique, précise et nuancée qui réussit à nommer les choses, à exprimer avec finesse et subtilité la manière dont nous les voyons, les ressentons. Une écriture mélodique d'une grande fluidité, un phrasé souple qui nous berce de son rythme. Et l'on retrouve dans Le bruit des tuiles cette sensibilité à la nature dans la description des lieux et l'évocation des saisons qui nous avait charmés dans Elisée avant les ruisseaux et les montagnes, ainsi qu'une grande attention aux êtres et aux choses.
Un troisième et très beau roman qui vient confirmer le talent de Thomas Giraud.
Le bruit des tuiles, Thomas Giraud, La Contre-Allée, 21 août 2019, 300 p.
https://www.lacontreallee.com/auteurs/thomas-giraud
I
p.13/14
(…)
Fin 1860, ces ruines, c'est tout ce qu'il reste de Réunion, initiative de la Société de la colonisation dont Victor Considerant était sur place l'exécutant, les bras et les jambes pour parler comme les publicistes anthropomorphistes du XVIIIè siècle mais dont il fut en amont, la tête, l'âme. Celui qui avait élaboré tout ça. Ce naufrage aussi bien sûr.
Fallait-il être arrogant pour oser cela ? Je veux dire dans son caractère, comme sur cette gravure où on le voit à l'âge de vingt-cinq ou trente ans l'oeil plissé, le regard oblique et par-dessous, torve diraient certains, les moustaches fières, la main, comme Napoléon, fourrée sous la veste. Une volonté de fer dont on présume les ravages qu'elle peut faire lorsqu'elle s'adosse à un projet dont on espère le succès à tout prix et qu'elle est accompagnée d'un peu de mauvaise foi. Si le mot arrogant semble un peu fort à certains, il avait de l'assurance en tout cas. Il en faut pour créer si loin de ce qu'il connaissait, loin du Doubs, loin de Paris, loin de tout à vrai dire, en Amérique comme on disait encore à cette époque pour parler des Etats-Unis, cette ville. On peut bien l'appeler colonie, phalanstère, familistère, communauté, société humaine, c'est bien une ville ex nihilo qu'il a voulu faire sortir de terre. Certes ce n'est pas Dieu qui crée les villes mais dans le mélange des désordres et des hasards qui font l'émergence des villes, aux conditions favorables au rassemblement des hommes, ce pêle-mêle accidentel d'hommes, de bêtes et de choses, il faut ajouter une part de métaphysique, de circonstances grosses ou minuscules indéterminables. Et lui, tout ça, ce grand bazar, il s'en est affranchi. Ca ne comptait pas. Il était moderne, résolu, polytechnicien, croyait en la science, était confiant dans ses prévisions et son sens de l'organisation. Il se disait volontiers utopiste mais surtout prévoyant.
II
p.27/29
(…)
Il sort un morceau de papier épais, de la taille d'un livre et qui ressemble à une vieille serviette de table à force d'avoir été cinquante fois plié en quatre, repassé avec les mains et cinquante fois déplié. Délicatement, il le déplie et comme honoré de ce qu'il va lire, marque un silence avant d'entamer la lecture. C'est une longue récitation technique sur la forme des terres, leur consistance, la température de l'eau de la rivière qui coule le long des terres, Trinity, dont il détache chaque i tant le mot lui semble beau frappant et chargé de promesses, la taille des carottes, le nombre de radis par bottes, et le nombre de bottes par mètre carré, le soleil, le goût du vent, les productions à venir, la répartition des petites corvées. Il ne dit rien de la lavande, du parfum des roses en fin d'après-midi, de l'odeur de la tourbe dès l'automne et tout l'hiver. Pas qu'ils n'y soient pas, ni qu'il ne les voie, il voit tout, et pourrait dire la forme et le nombre de feuilles sur les arbres, mais il se tait car ce sont les odeurs du plaisir et du repos ; ce sont celles de la terre fouillée et du poireau qui seules doivent être des guides pour le moment. Et il ne doit pas donner du charme à penser méditer infuser à ceux qui sont déjà trop nombreux à être enthousiastes. Il séparera tout à l'heure les sérieux des charmés, les costauds des rêveurs, les réalistes des beaux parleurs. Dans une lapalissade qui laisse tout le monde de marbre, il affirme solennellement, tous ceux qui sont interressés ne pourront pas venir car le projet n'est pas prévu pour tous.
(…)
XII
p.126/127
(…)
C'est peut-être à cause du goût des fleurs qui avait creusé la joie en lui ces derniers jours, qu'il avait été rendu fébrile par la fatigue, le voyage, l'attente et les espoirs mais, lorsque Considerant les a menés sur le plateau, qu'il leur a montré les terres s'étendant sur un gros carré avec des côtés de trois, quatre kilomètres, délimités par les piquets plantés, les terres sur lesquelles la communauté allait s'installer, il a été incapable de cacher sa déception. Il y avait ceux qui gambadaient joyeusement malgré la fatigue et se gobergeaient de tout, la hauteur et une vue jolie sur le lointain, ou la petite rivière en bas qui barre en diagonale l'horizon avec cette touche d'émeraude, simplement le soleil, ceux qui examinaient l'endroit où ils allaient bâtir les maisons dont ils rêvaient avec le lever et le coucher du soleil alors que Leroux lui voyait surtout une grande plaine calcaire qui, sans un bruit, c'est à dire sans vent dans les arbres car sans arbres vraiment, à part des arbrisseaux, et sans oiseaux, disait tout des choses impossibles, de l'irréalisable à venir. Rien ne poussera, trop blanche, elle fait mal aux yeux, trop sèche la terre s'effrite. Rien ne poussera. C'est d'ailleurs à peine de la terre, plutôt de la poussière, aucune racine ne peut prendre ses aises ici. Y a-t-il vraiment quelque chose qui poussera là-dessus ?
(...)